D. Méda[1]
Le plein emploi de qualité, une figure du bien commun
En 1999, Lionel Jospin évoquait pour la première fois la possibilité d'un retour relativement rapide du plein emploi en France. La baisse continue du taux de chômage français et les nombreuses créations d'emploi qui l'ont accompagnée[2] - qui ont fait dire à l'Insee, plutôt réservé d'habitude, qu'"un tel accroissement ne s'était jamais rencontré depuis que l'enquête emploi existe" -, conjuguée aux perspectives démographiques de moyen terme[3], ont même pu laisser croire que le retour au plein emploi allait s'opérer mécaniquement. Deux questions nous occuperont principalement ici : en premier lieu, quelle sera la nature du "nouveau" plein emploi, que seront ses "qualités", quels moyens et quelle philosophie de l'intervention sociale serons nous prêts à mobiliser pour atteindre et conserver ce plein emploi ? Un bref regard rétrospectif sur la panoplie de dispositifs et de règles dont s'étaient, théoriquement et pratiquement, dotées nos sociétés au sortir de la seconde guerre pour y parvenir permettra de mettre en évidence les difficultés de répondre à une telle question. D'autre part, le type de plein emploi que nous souhaitons promouvoir dépend étroitement du type de société que nous voulons : on tentera ici d'avancer l'idée qu'il importe sans doute de reconnaître le plein emploi comme l'une des figures du bien commun, qui ne peut précisément prendre sens que si elle est soigneusement articulée avec les autres.
I) Que sera le "nouveau" plein emploi ?
Au sommet de Lisbonne, s'inscrivant dans la dynamique initiée au niveau européen par le "processus de Luxembourg", les dirigeants européens ont rappellé que les perspectives économiques actuelles étaient les meilleures que l'Europe ait connu depuis une génération et se sont fixés comme objectif un taux d'emploi global proche de 70% d'ici 2010 (contre 61% actuellement). L'augmentation du taux d'emploi, et non du seul taux d'activité, constitue en effet depuis quelques années, une des préoccupations de la Commission européenne. Dans son rapport sur les taux d'emploi 1998[4], le rapporteur écrivait ainsi : "le taux d'emploi est un sujet qui recueille une attention accrue depuis quelques années, car il constitue une mesure efficace des performances d'une économie en matière de fourniture d'emplois à toutes les personnes en âge de travailler. L'utilisation de ce taux concentre l'attention sur l'emploi et sur le potentiel d'emploi des personnes non occupées, qui incluent à la fois les "économiquement inactifs et les chômeurs"". Il n'est évidemment pas anodin que l'objectif de plein emploi se traduise par un indicateur purement quantitatif sans qu'il nous en soit dit plus sur les "qualités" ou les attributs de ce plein emploi.
Pour traiter de manière plus approfondie cette question, il nous faut revenir un instant sur "l'invention" du plein emploi comme catégorie d'action publique, bien comprendre l'ampleur des moyens qu'un réformateur social comme Beveridge pensait nécessaire de mobiliser pour y parvenir et envisager les différences entre "ancien" et "nouveau" plein emploi.
* les conditions de
possibilité de "l'ancien" plein emploi
L'expression de plein emploi, utilisé comme dans le sens d'un objectif que des sociétés étaient susceptibles de se donner, a été "popularisée" par Sir William Beveridge dans son rapport de 1944 intitulé "le plein emploi dans une société libre" (Full employment in a free society)[5]. Le contenu de l'ouvrage manifeste, plus encore que le titre, la conviction que le plein emploi constitue l'un des piliers essentiels d'une société libre et par conséquent qu'une société, si elle aspire vraiment à la liberté, doit se doter d'importants moyens - qui, paradoxalement, nous paraitraient aujourd'hui antithétiques et incompatibles avec toute une série de libertés - pour rendre concret ce plein emploi.
Notons en premier lieu que les considérations de "qualité" de ce plein emploi ne constituent en aucune manière une question secondaire, elles sont au contraire consubstantielle à la définition de l'emploi : il y a "plein emploi" lorsqu'il y a toujours davantage d'emplois vacants que de chômeurs, ces emplois étant rémunérés à des salaires équitables et étant d'une nature et d'une localisation telle que l'on peut raisonnablement s'attendre à ce que les chômeurs les acceptent, indique d’emblée le rapport.
Venons en ensuite aux conditions, qu'énumère Beveridge, et qui vont permettre d'atteindre et de maintenir le plein emploi. Dans ce rapport, Beveridge reprend la conception keynésienne du chômage : il y a chômage 1) si au total la demande effective n'est pas suffisante pour exiger l'emploi de toute la main d'oeuvre de la collectivité 2) si la demande effective, bien qu'adéquate au total est mal répartie c'est à dire s'il existe une demande pour un travail d'une nature qui ne peut pas être raisonnablement effectuée par la main d'oeuvre disponible 3) si l'industrie est organisée d'une manière telle que pour satisfaire la demande effective elle doit avoir d'importantes réserve de main d'oeuvre disponibles.
Conséquences : de même que le chômage provient de trois sources distinctes, les mesures pour y remédier doivent être prises dans trois directions soit 1) maintenir, en tout temps, un montant de dépenses suffisant 2) exercer un contrôle sur la localisation de l'industrie 3) assurer la mobilité organisée de la main d'oeuvre. Le premier de ces points est le plus important, ajoute Beveridge, les deux autres subsidiaires. Pour assurer le plein emploi, il faut donc, en premier lieu, que le montant total des dépenses soit constamment à un niveau élevé pour créer une demande des produits de l'industrie qui ne peut être satisfaite sans l'utilisation de l'ensemble de la main d'oeuvre du pays. Il incombe à l'Etat d'assurer qu'un montant total suffisant soit dépensé et par conséquent que les citoyens soient protégés contre le chômage massif. L'acceptation par l'Etat de cette nouvelle responsabilité constitue, indique le rapport, "la ligne de démarcation qui doit être franchie pour passer de l'ancienne Grande Bretagne avec son chômage massif, ses jalousies et ses craintes, à la nouvelle Grande Bretagne, offrant des possibilités de travail à tous".
Beveridge ajoute que le peuple devrait formellement demander à l'Etat de veiller à ce qu'en tout temps le montant total des dépenses soit suffisant pour que toute la main d'oeuvre disponible en Grande Bretagne soit employée. Telle est, avant tout, la signification d'une politique nationale de plein emploi, qui entraîne, indique Beveridge, une révolution des finances nationales et la préparation d'un nouveau type de budget. Encore plus clairement ici que chez Keynes, le plein emploi, organisé grâce à une politique économique générale au centre de laquelle se trouve l'Etat apparaît comme un bien commun pour l'ensemble de la société, et l'emploi convenable auquel chacun doit avoir accès comme un bien premier.
Venons en maintenant aux conditions nécessaires à l'obtention et au maintien du plein emploi. Conformément à la description qui a été donnée des causes du chômage et des mesures qui doivent être prises pour y remédier, Beveridge considère d'abord les dépenses qui devront être engagées : il faudra d'importantes dépenses communales pour les biens et services non destinés à la vente tels que routes, écoles, hopitaux, travaux de défense nationale... ; mais aussi des investissements publics dans un secteur socialisé de l'industrie ; les investissements privés seront strictement réglementés ; une politique de bas prix pour les produits de consommation essentiels sera mise en oeuvre ; et enfin, une vraie redistribution des revenus sera organisée par le système de sécurité sociale et de l'impôt progressif .
La seconde série de conditions concerne le contrôle de la localisation de l'industrie : il s'agit tout simplement d'interdire aux entreprises une localisation indésirable et de les encourager au contraire à la "localisation désirable". Ces mouvements seront organisés et régulés par une autorité centrale chargée d'élaborer un plan national pour l'ensemble du pays.
La troisième série de conditions concerne la mobilité de la main d'oeuvre : de la même façon que pour les entreprises, le rapport indique qu'il faudra procéder par l'encouragement et le découragement des déplacements. Les citoyens devraient en effet considérer en général comme un de leurs devoirs qu'en cas d'une demande à un salaire équitable, ceux en chômage depuis un certain temps acceptent le travail disponible au lieu de ne vouloir travailler indéfiniment que dans leur propre profession et localité...Ainsi un chômeur touchant une indemité serait considéré après un certain temps apte à remplir d'autres types d'emploi qu'il ne pourrait refuser qu'en perdant cette indemnité (sic)...L'adoption de telles méthodes serait encore plus raisonnable que ce n'est le cas actuellement si, conformément à une politique du plein emploi, l'Etat assurait non seulement des facilités de formation mais garantissait pratiquement un emploi à la fin de la formation (resic...).
Mais la quatrième condition est encore plus importante, si l'on compare avec la situation actuelle : un plan d'échanges multilatéraux non contrôlés entre un groupe quelconque de pays ne peut bien fonctionner que si chacun des pays se soumet à trois conditions : qu'il poursuive une politique de plein emploi ; qu'il assure la balance de ses comptes en évitant tout déficit et tout excédent ; qu'il exerce un total contrôle sur le commerce par des tarifs, contingents ou autres moyens. Dés lors, indique le rapport, on ne développera d'échanges multilatéraux qu'avec ces pays que l'on pourrait appeler "éthiquement convenables".
Arrêtons nous un instant ici sur cette constellation d'éléments qui sont censés permettre le développement et le maintien du plein emploi : l'essentiel, me semble-t-il, est que le plein emploi est envisagé comme l'une des figures du bien commun de la société, dont la cohésion à moyen et long terme est recherchée et valorisée. Pour le dire autrement, le fait que chacun puisse avoir accès à un emploi convenable, qui lui donne les moyens de vivre dignement est considéré, dans cette conception, comme tellement constitutif d'une société démocratique (l'emploi est un bien premier ; l'accès égal de chacun à celui-ci doit être organisé) que la limitation d'un certain nombre de libertés (d'entreprendre, du commerce et de l'industrie, du choix du métier...) ne pose pas de problème. Le caractère prioritaire de la cohésion de la société et de la nécessité pour chacun de disposer des moyens d'y participer concrètement en ayant un emploi et un revenu permet qu'un certain nombre de "libertés"- qui ne sont précisément pas présentées comme telles dans le rapport - soient écornées, précisément au nom du bien-être de l'ensemble de la société. Non pas parce qu'une telle société serait plus efficace ou plus juste, arguments auxquels se limitera Rawls vingt ans plus tard, mais parce qu'elle est plus libre et plus démocratique : la possession par chacun d'un bon emploi, même si elle se paye par la "dégradation" de certaines libertés, importe au plus haut point parce qu'elle conditionne le caractère démocratique, donc la survie et le développement à long terme, la viabilité, de la société. Ce qui importe au plus haut point, ce n'est pas la production la plus haute (peut-être pourrait-on l'obtenir avec moins d'emploi), c'est la disposition par tous des biens premiers qui fonde la possibilité concrète pour chacun d'être un citoyen et un sujet.
Nous nous trouvons clairement aujourd'hui dans une autre configuration....Non seulement l'Etat ne dispose plus d'aucun des instruments dont il a été fait mention ci-avant (contrôle du commerce, contrôle de la localisation des entreprises, réglementation des investissements privés, possibilité d'affecter arbitrairement un chômeur à n'importe quel emploi...) mais nous nous trouvons au contraire dans une situation où, au nom de la plus grande production de richesse possible, les échanges ont été considérablement libéralisés, les barrières tarifaires et douanières sont tombées, les réglementations ou nationalisations ont été abandonnées, et où l'idée que le marché constitue la modalité la plus efficace en matière d'allocation des ressources et d'augmentation de l'efficacité des structures est parvenue à son acmé. L'intervention de l'Etat dans l'économie et la gestion de l'emploi a été considérablement remise en cause, au nom de sa prétendue moindre efficacité et les considérations autres que purement économiques, visant à accroître la "richesse" globale, se sont peu à peu effacées. L'emploi est devenu la "variable d'ajustement" dans les processus d'adaptation des entreprises aux nouvelles conditions de concurrence mondiale.
Les conditions ont tellement changé en cinquante ans que l'on peut légitimement s'interroger, d'une part, sur les moyens (pratiques et théoriques) dont le pouvoirs publics ou les autorités européennes et nationales disposent aujourd'hui pour promouvoir fortement et pour maintenir une situation de plein emploi et, d'autre part, sur la nature de celui-ci. Les deux questions sont d'ailleurs tout à fait liées car, chez Beveridge, la conviction qu'une société démocratique ne pouvait se développer que si ses membres disposaient d'un emploi, leur permettant d'actualiser leur citoyenneté, allait de pair, comme on l’a dit, avec la nécessité que l'emploi soit "convenable" ; aujourd'hui, l'idée est plus qu'il importe de ne pas assister les personnes et d'afficher des taux de participation forts au marché du travail.
- quelle homogeneité du nouveau plein emploi ?
Comme on l'a vu précédemment, l'ambition de la Commission européenne depuis quelques années est de faire augmenter les taux d'emploi et de faire en sorte que les taux d'emploi européens rejoignent les taux américains. Mais à afficher seulement un indicateur quantitatif, muet sur les formes précises que pourrait recouvrir "l'emploi" en question (durée, revenus attachés, droits, stabilité dans le temps...) et donc sur sa qualité,on court évidemment le risque que le futur plein emploi masque une diversité et une hétérogeneité trés grande des emplois, et peut-être de ce fait occulte une dualisation toujours plus grande des populations en emploi.
Plusieurs arguments militent en faveur de cette interprétation : d'abord, la Commission elle-même a indiqué le caractère stratégique, parmi les mesures permettant d'accéder au plein emploi, du développement des emplois à temps partiel, c'est-à-dire d'emplois qui peuvent, lorsque les personnes voudraient travailler plus, simplement occulter du sous-emploi : "l'ampleur du travail à temps partiel peut avoir un impact significatif sur le nombre d'emplois créés par un volume de travail donné (...) le rôle d'une bonne réglementation du marché de l'emploi, qui consiste à introduire une plus grande flexibilité dans le fonctionnement de ce marché, est de plus en plus reconnu"[6]. On rappelle ici d'un mot que le concept d'emploi au sens du BIT est trés extensif puisqu'il s'agit de tout travail rémunéré, même occassionnel ou de courte durée (une heure) et donc qu'un emploi à temps partiel compte autant, d'une certaine manière dans cette agrégation qu'est la notion de plein emploi, qu'un emploi à plein temps.
A cela s'ajoute que la Commission ne précise pas, lorsqu'elle mentionne l'objectif de plein emploi, s'il s'agit d'emplois à durée limitée ou indéterminée, ni ne donne d'indications ou d'objectifs en matière de revenus, droits ou protection attachés ou de conditions de travail.
Comme l'exemple français l'a manifesté ces dernières années, on peut tout à fait imaginer la coexistence de taux d'emploi accrus et de contrats à durée limitée également en augmentation : la dernière enquête emploi a ainsi mis en évidence, sur deux ans, l'augmentation des emplois salariés (l'emploi salarié a augmenté de 710 000 personnes), dont 430 000 CDI, mais une hausse plus vigoureuse encore pour les intérimaires et les titulaires de CDD (de janvier 99 à mars 2000, la part des emplois à durée limitée (interim, CDD, apprentissage, contrat aidé) parmi les emplois salariés a augmenté de 0,8 points passant à 10,9%) [7]., même si le sous emploi s'essouffle : 35,8[8]. L'augmentation concommitante, en Europe, des taux d'emploi, du nombre de travailleurs pauvres, du travail à temps partiel et de l'intensification du travail pose donc une première question : celle de la qualité du plein emploi dont nous hériterons dans quelques années : de quelle nature sera le nouveau plein emploi, s'agira-t-il d'un emploi plus court, plus intense, payant moins bien, bref d'un emploi d'une qualité globale médiocre ?
Cette évolution oblige bien évidemment à poser une seconde question : celle de l'hétérogeneité croissante de l'emploi. Pourra-t-on vraiment parler de plein emploi si une trés grande proportion de la population en âge de travailler dispose à un moment donné d'un emploi mais que celui-ci recouvre des situations tellement contrastées que le mot ne signifiera plus rien ? Pourra-t-on autrement dit, se réjouir du plein emploi si une partie importante de la population est assignée à des secteurs et des types de statut d'emploi dégradés pendant qu'une autre jouira d'autres conditions (emploi stable ou avec des passages facilités, importantes possibilités de reconversion, bonne protection...). En fait cette question en recouvre deux différentes : pourrons nous accéder vraiment au plein emploi c'est à dire réintégrer dans le système productif l'ensemble des personne en âge de travailler, y compris les actuels chômeurs de longue durée et les personnes peu qualifiées ? Saurons nous obtenir un plein emploi relativement homogène et non dualisé ?
La première question se pose d'autant plus qu'un certain nombre de discours récents ont insisté sur les difficultés d'une partie des chômeurs et des personnes peu qualifiées à s'adapter aux nouveaux emplois désormais proposés, plus qualifiés. On peut craindre que ce type de conviction nourrisse l'idée qu'il serait nécessaire d'organiser, au sein même du système productif, différents segments, les uns compétitifs et dotés d'une main d'oeuvre qualifiée et bien traitée, l'autre ou les autres plus ou moins protégés ou plus ou moins subventionnés, abritant une population considérée comme incapable de prendre les nouveaux emplois et obligée de s'accommoder de statuts d'emploi dégradés. Cela pose la question du diagnostic qui est aujourd'hui porté sur l'évolution des emplois proposés par les entreprises et des marges de manoeuvre dont nous disposons pour adapter soit ceux-ci, soit les personnes elles-mêmes.
Un certain nombre d'analyses, produites par des disciplines différentes, s'accordent sur le fait que la mondialisation, les nouvelles formes d'organisation du travail et les impératifs de réactivité et de concurrence auxquels sont confrontés les entreprises sont en train de produire sinon un nouveau type d'emploi, plus flexible, au moins une diversification des types de contrats et des types d'emploi mobilisés à un même instant sur un marché le travail : Boyer et alii ont ainsi mis en évidence l'hétérogéneité des relations salariales qui succède à la période fordiste, en soulignant que "la nouveauté des deux dernières décennies est sans doute que des secteurs entiers tendent à s'organiser selon le modèle de la flexibilité de marché", notamment parce que la standardisation des tâches facilite la substitution d'un salarié par un autre au gré des exigences du marché[9]. Ces fortes inégalités sont d'autant plus à craindre que, comme l'a montré le rapport Gauron[10], les générations qui se cotoient aujourd'hui sur le marché du travail ont été trés inégalement dotées en matière de formation initiale et d'adaptation à l'emploi et se retrouvent donc dans une situation de grande inégalité vis à vis des évolutions actuelles de l'emploi, qui requiert des qualifications et des compétences de plus en plus élevées et complexes.
- emploi flexible et contrat de travail
Avons nous les moyens d'influencer la qualité du futur plein emploi et d'éviter l'avénement des risques qui viennent d'être décrits ? Je voudrais pour répondre à cette question m'arrêter un instant sur la convergence des analyses de trois auteurs et interroger celle-ci. Pour résumer trés brièvement ces positions : Salais[11] montre, depuis plusieurs années déjà, comment se sont construit ensemble, d'une part, un concept d'emploi abstrait - grandeur macroéconomique agrégeable élaborée dans une perspective de lutte macroéconomique contre le chômage - bientôt réduit au travail salarié à temps plein garanti, l'imputation à l'Etat de la responsabilité du plein emploi et l'externalisation par les entreprises de la plupart des risques attachés à la gestion de l'emploi. Salais va encore plus loin puisqu'il écrit que "l'intervention active de l'Etat a favorisé la prégnance d'un modèle d'organisation orienté vers des produits de base, capitalistiques, à relativement bas taux de valeur ajoutée et peu porteurs d'emploi et (qu') il n'est pas imposible que l'Etat ait contribué à orienter la recherche des solutions au sein d'une palette trop restreinte, au détriment d'orientations qui auraient été plus innovantes quant aux activités, aux produits, aux marchés à explorer, aux structures d'organisation".
A cette configuration dont la figure centrale est l'Etat, Salais propose d'en substituer une autre, où l'emploi serait plus fondé sur la proximité entre producteur et usager et surtout, où les entreprises ne seraient pas exonérées de leurs responsabilités propres par l'imputation des problèmes et de la possibilité de leur réglement au seul Etat : "la question apparaît donc d'une substitution à la logique d'externalisation de déséquilibres hors de l'entreprise, particulièrement du chômage, d'une logique d'internalisation fondée sur la maîtrise des ressources : changement technique, relations professionnelles, liens entre les entreprises, formation recherche et développement."
La participation de Robert Salais au groupe de travail européen réuni autour de Supiot pour réfléchir aux transformations du travail[12] n'est donc pas anodine : on rappelle que ce groupe de travail propose en effet, de promouvoir une Europe forte - et non une Europe des bas salaires - appuyée sur la production de biens et services à haute valeur ajoutée ; de substituer au paradigme de l'emploi un paradigme de l'état professionnel des personnes, qui engloberait les diverses formes de travail que cette personne est susceptible d'accomplir pendant son existence et faciliterait le passage d'un type de travail à un autre ; de reconnaître un nouveau type de droits sociaux, référés au travail en général, que le groupe intitule "droits de tirage sociaux". Il s'agit donc de dépasser le strict cadre de l'emploi et derechef les seuls droits attachés à celui-ci pour stabiliser un ensemble de situations beaucoup plus nombreuses, le passage de l'une à l'autre étant de ce fait facilité. Supiot a précisé dans plusieurs articles sa conception de l'état professionnel des personnes et la nécessité, selon lui, de surmonter l'opposition actuelle entre travail dépendant et indépendant mais aussi entre les différents types de contrats actuellement en usage.
Dans leur note pour la Fondation Saint Simon[13], Boyer et alii se rallient à cette proposition en insistant sur la nécessité de rendre l'arbitrage des entreprises entre les différentes formes de contrat plus neutre. Par delà la défense exclusive du "statut salarial à durée indéterminée de l'ancien type" et le découplage du régime salarial de la couverture sociale et de la solidarité, le groupe choisit une troisième voie consistant à organiser la coexistence des différents rapports salariaux. Les idées maitresses de ces différents rapports consistent à repartager les risques entre employeurs et salariés et aussi entre les différents types de contrat, à organiser un socle de droits commun aux différents contrats (en particulier en matière de protection sociale et de formation) et à doter les travailleurs de droits qui rendront les transitions entre les différents statuts ou différents moments de leur vie professionnelle plus aisés.
Une telle convergence excite évidemment l'intérêt mais suscite aussi des questions. En acceptant de jouer ce jeu, c'est à dire en cessant de faire de l'Etat le référent ultime, le garant de l'emploi et le financeur de tous les risques que les entreprises ne veulent pas assumer, ne court-on pas aussi de grands risques ? La question principale me semble être celle des motifs qui pourraient pousser les entreprises, en dehors de toute action incitatrice de l'Etat, à se comporter vertueusement, ou à internaliser les contraintes, autrement dit à préférer la formation de leurs salariés aux licenciements, l'emploi de travailleurs âgés aux préretraites, les contrats longs à la rotation rapide de la main d'oeuvre... Des dispositifs d'ordre public et des droits généraux garantis à tous les travailleurs au sens large (protection sociale, formation, capital temps ouvrant droit à des congés...) seront-ils suffisants soit pour inciter les entreprises à participer à la construction d'un plein emploi de qualité, nécessairement fondé sur des perspectives de moyen terme et d'intérêt général soit pour infléchir des évolutions qui seraient par trop dualisantes....?
Il est clair qu'il est de l'intérêt d'un certain nombre d'entreprises de former et d'adapter sans relâche leurs salariés aux évolutions technologiques, d'assurer une bonne gestion de leur main d'oeuvre permettant l'implication de celle-ci dans son travail...mais quid des entreprises qui ne l'ont pas compris ou dont ce n'est pas l'intérêt et dés lors comment faire pour éviter que des comportements particuliers à court terme ou des comportements guidés par le seul intérêt des actionnaires ("il est clair que les directions d'entreprise sont maintenant plus clairement au service des seuls intérêts des actionnaires", écrivait F. Eymard Duvernay (Libération 06/07/2000) ne nuisent à la construction d'un optimum collectif ?
- production de "richesse", indicateurs de richesse, pratiques de gestion
Dans la représentation "économique" actuelle, tout se passe comme ce qui importait était la création de "richesse", de valeur ajoutée par l'entreprise, quelques soient les moyens mobilisés pour ce faire, - notamment quelle que soit la qualité de l'emploi mobilisé, celui-ci n'étant d'ailleurs jamais meilleur que lorsqu'il est réduit au strict nécessaire (temps effectif de l'acte productif, mission) - puisque la création de richesse viendra augmenter le niveau de vie ou le PIB.
Il n'est nul besoin de mobiliser l'analyse keynésienne pour comprendre combien ce raisonnement est simpliste : ce que l'on augmente d'un côté, le PIB ou le niveau de vie ou la richesse ne devrait-il pas en effet être amputé des désarrois, des mises au rebut, des dépenses publiques générées par les ruptures entre les différentes missions, par le temps de la recherche d'un nouveau contrat, par l'absence de capacité à faire des projets par crainte de l'avenir, par les formations payées pendant des années par l'Etat et non rentabilisées, par le coût du chômage, des formations requalifiantes, la dégradation de la santé....Et, d'autre part, quelles sont les personnes dont le niveau de vie augmente toujours plus et quelles sont celles dont les conditions d'emploi ne progressent pas ? Sont-ce vraiment les mêmes ? A qui profite la sacro-sainte augmentation du PIB et quel est son côut ?
Mais les entreprises ne sont-elles pas encouragées dans cette voie par tout notre système de comptabilité nationale[14], qui ne valorise que les échanges marchands entre unités, qui ne reconnait comme seule augmentation de richesse que la création de valeur ajoutée ou l'accroissement du PIB, qui ne tient aucun compte des coûts générés à l'occasion de l'acte de production, qui ne fait place à aucune considération patrimoniale et n'envisage la plupart des
engagements collectifs dans l'éducation, la formation, la santé, la protection que comme des coûts et jamais comme des investissements ? Ne sont-elles pas encouragées dans cette voie par la conception individualiste de cette comptabilité (le PIB n'étant que la résultante d'échanges intervenus entre différentes unités et au final que de l'enrichissement de celles-ci) sans qu'aucune considération collective soit prise en compte. Rappelons cette extraordinaire formule des comptables nationaux : "la notion de bien-être national est une chimère" ou encore celle-ci : "le concept de patrimoine mis en oeuvre dans les comptes nationaux peut paraître assez restrictif puisqu'il exclut les actifs ou les passifs situés en dehors de la sphère marchande, comme le patrimoine écologique ou le patrimoine naturel, ou encore le capital humain".
Qu'est ce à dire : que notre système de comptabilité nationale lui-même, grand livre des comptes de nos progrés, permet de considérer comme un enrichissement une opération lucrative à l'occasion de laquelle il y aura eu destruction d'un morceau de patrimoine naturel, dégradation d'espèces, détérioration de la qualité d'emploi, de la formation initiale, de la santé, de la situation familiale, ou encore du malheur, de la souffrance, des blessés, des morts, une moindre capacité de consommer, une détérioration de la capacité à imaginer, à espérer, à participer aux grands choix politiques...Mais cela ne se voit nulle part, puisqu'il ne s'agit que d'enregistrer l'accroissement du PIB. Pas plus qu'il ne s'agit de considérer ce que l'on appelle généralement et vulgairement le capital humain (le fameux dont on nous rebat pourtant les oreilles en ces périodes de nouvelle économie), les qualités d'éducation, de santé, de bien-être, de formation, d'appétence pour la paix et la participation au débat public....comme un "capital" ou disons plutôt un patrimoine social collectif qu'il nous importerait au plus haut point de faire globalement progresser.
Pas de patrimoine social, pas d'inventaire de ce qu'est notre richesse collective ou de nos potentialités, nos atouts, donc pas de "capital collectif" à faire fructifier, donc pas de gâchis opérés sur ce capital à l'occasion d'augmentations du PIB....Pourquoi donc les entreprises internaliseraient-elles les contraintes puisque celles-ci ne sont représentées, de manière globale, nulle part, c'est-à-dire, puisqu'il n'existe aucune représentation d'un capital social que nous aurions à améliorer perpétuellement....Pourquoi oeuvreraient-elles pour améliorer des situations qui sont autant de qualités dont le PIB ne tient aucun compte, pourquoi contribueraient-elles à améliorer un stock de qualités collectives que notre comptabilité ne peut pas reconnaître puisque : "ces biens n'ont pas de valeur marchande appropriable par une unité déterminée et qu'ils ne constituent donc pas une réserve de valeur au sens de comptes du patrimoine"[15], bref puisque le niveau global de formation et d'éducation, le niveau général de santé, la qualité de l'emploi, celle des relations sociales, celle des conditions de travail...ne constituent pas des biens collectifs, c'est à dire des "capitaux" que la société aurait intérêt, en dehors même de toute volonté productiviste, à améliorer perpétuellement ?
On ne reviendra pas ici sur le fait que ces absences ont partie intimement liée avec la conception foncièrement individualiste de l'économie et derechef avec l'incapacité de cette dernière à se représenter la société comme autre chose qu'une agrégation ou une collection d'individus liés par l'échange, mais bien plutôt comme un ensemble doté d'une réalité propre et de biens propres[16], ni sur l'intérêt qu'il y aurait non seulement à corriger notre actuelle comptabilité (notamment en considérant certains “ coûts ” actuels comme des investissements ou certains “ enrichissements ” comme des éléments à soustraire du PIB) mais aussi à se doter de batteries d'indicateurs pluriels sur le modèle de ceux qu'utilise le PNUD. Je voudrais poursuivre ce raisonnement pour montrer qu'il importe, si nous voulons promouvoir un plein emploi de qualité, non seulement de le considérer comme une figure du bien commun mais d'envisager une diversité de figures du bien commun, dont l'articulation pourrait sans doute permettre de définir plus facilement une norme d'emploi, reconnue et promue comme telle.
II Plein emploi et plein développement des facultés : des figures plurielles du bien commun
Beveridge avait réussi à promouvoir un mode d'intervention et des types de régulation déterminés par l'Etat parce qu'il était clair pour la majeure partie des sociétés qui venaient de vivre la guerre que leur cohésion et la reconnaissance d'un certain nombre de valeurs communes leur importaient : que chacun accède à un emploi générateur de revenus et dispose d'une place dans la société, que tous participent à la construction de celle-ci et au progrés était important sans nul doute d'abord d'un point de vue démocratique, c'est -à dire pour éviter des situations d'exclusion, de détresse extrême, de violence qui finissent par creuser le lit des fossoyeurs de liberté.
Les cinquante années qui se sont écoulées n'ont pas seulement vu le triomphe d'un économisme rétrograde dont les hypothèses sont en retrait même par rapport à celui du 18ème siècle, elles ont surtout été marquées par le recul de l'idée qu'une société est d'abord une réunion d'êtres dotés de langage, capables de s'entendre sur des fins, vivant ensemble dans une communauté de droits et de devoirs régie par des institutions qui sont leur oeuvre. Qu'une société n'est donc pas seulement une agrégation d'individus simplement liés par l'échange mutuellement avantageux ou le simple cadre au sein duquel les individus pooursuivent leurs propres fins privées mais d'abord une communauté politique visant non seulement au développement économique mais plus généralement à ce que l'on a appelé le développement humain, dont la visée est l’épanouissement de toutes les facultés et l’actualisation de toutes les capacités des êtres humains qui la composent.
* le caractère pluriel du développement humain
Bien que nous ne soyons pas en période de guerre – car il semble que ces seuls moments permettent aux sociétés de se considérer comme des ensembles dotés d’une existence propre dont la cohésion a une valeur – il importe aujourd’hui de renouer avec la conviction et la philosophie que Beveridge a porté à une époque, en l’adaptant quant aux moyens et même en la portant plus loin. Nous avons aujourd’hui en effet une occasion de repenser ce que pourrait être un plein emploi nouveau, moderne, de qualité et mieux articulé avec les autres dimensions de la vie. Mais pour nous doter des moyens nécessaires à une telle intervention sociale, il nous faut nous replacer dans une perspective plus large, considérer que les sociétés n’ont pas comme unique objectif le développement économique mais que le bien-être individuel et social admet des dimensions plus nombreuses.
La philosophie du 18ème siècle avait forgé pour exprimer cette idée de “ multidimensionnalité ” du progrés, la notion de “ civilisation ”, qui fut par la suite soumise à rude épreuve (et pour tout dire, mise à toutes les sauces). Son intérêt est pourtant de nous permettre de penser un mode de développement pluriel, pour les sociétés et les individus, c’est à dire non épuisé par la seule mise en valeur marchande, économique ou technique du monde. En effet, civiliser, c’est également – comme l’origine du mot l’indique -, accroître le domaine du droit, mettrre des règles où régnait la concurrence sauvage, inventer des institutions politiques, créer des œuvres d’art, améliorer le niveau de connaissances des personnes, améliorer la communication, développer l’aptitude à la paix….La notion de civilisation, dont l’ampleur de contenu permet précisément un débat permanent à l’intérieur de la société, apparaît ainsi beaucoup plus féconde que celle de mondialisation, utilisée à tout va dans le discours standard, alors qu’elle n’est qu’un mode opératoire sans contenu, qui n’indique que le périmètre sur lequel va s’exercer l’action : mondialiser très bien, mais dans quel but, pour développer quoi, pour bénéficier de quel type de progrés ?
Dans une telle conception, où "les biens ne doivent pas être valorisés intrinséquement mais considérés comme les instruments de la réalisation de certaines potentialités telles que la santé, la connaissance, l'estime de soi et l'aptitude à participer activement à la vie de la communauté[17]", il s'agit au contraire de s’interroger : "la croissance, sous la forme qu'elle revêt, accroît-elle la sécurité, la liberté et le contrôle qu'ont les personnes sur leur destinée ? Favorise t-elle l'équité, aujourd'hui et entre les générations ? est-elle respectueuse de la nature et de ses fonctions essentielles à la vie ? Est-elle susceptible de se traduire par une plus grande cohésion sociale et par une plus étroite copération entre les individus ou engendre-t-elle des conflits et la désagrégation de la société ?"[18]. On pourrait ajouter encore : améliore-telle l'aptitude des individus à la paix, permet-elle de les civiliser ?
Ces questions importent au plus haut point : reconnaître leur pertinence, les adopter comme critères de politiques publiques et comme instruments d'évaluation devrait permettre de réenvisager totalement notre manière de comptabiliser et même notre manière de produire, ainsi évidemment que nos normes d'emploi. D’autre part, dés lors que le développement économique n'est pas une fin mais un moyen, dés lors que le développement économique n'entraîne pas automatiquement ni à lui seul le développement de toutes ces facultés ou le développement social, il importe de replacer la recherche du plein emploi dans un cadre plus général, de manière à ce qu'il soit compatible avec ces autres visées qui sont celles d'une société démocratique soucieuse de sa persistance. Car, redisons le ici, l'objectif de plein emploi seul, dénué de toute qualité ou non intégré avec les autres objectifs ne suffit pas : un plein emploi qui recouvre des situations où certains travaillent sans acquérir le niveau de vie suffisant pour vivre dignement ou un plein emploi qui occuperait le tout de la vie, qui constituerait l'alpha et l'omega de toute vie individuelle et sociale, n'est pas désirable. Il me semble qu'il importe d'avoir cette idée présente à l'esprit à un moment où il semble que des perspectives nouvelles s'ouvrent, notamment pour les sociétés européennes.
- l'emploi de qualité : un emploi intégré dans la vie individuelle et sociale
J’ai tenté ailleurs de développer l’idée qu’une “ bonne société ”, au sens d’une société consciente de l’importance de sa cohésion et de celle de se doter des moyens de sa viabilité à long terme était celle qui permettait à chacun d’accéder aux activités nécessaires au bien-être individuel et au bien-être social, c’est-à-dire au moins aux activités productives (avoir un emploi convenable), politiques (participer concrètement à la détermination permanente des conditions de vie en commun), familiales, amicales, amoureuses, et culturelles (au sens du développement gratuit de soi). Une telle liste peut paraître arbitraire (il appartient à la société d’en débattre, cela revient à dresser un inventaire des “ richesses ” ou des types de “ capital ” qu’elle souhaite particulièrement développer), mais il me semble que ce petit nombre d’activités “ de base ” aux logiques très diversifiées – et irréductibles les unes aux autres – décrit assez bien ce qu’un individu membre d’une communauté de droits peut raisonnablement exiger et parallèlement, ce à quoi une société peut vouloir légitimement donner accès à ses ressortissants. Or, reconnaître cela, c’est à la fois accepter la dimension plurielle du bien-être et de la participation sociale (vouloir à la fois être un travailleur, un parent, un ami, un citoyen…) et indiquer qu’il incombe à la société (et à la diversité des acteurs, pouvoirs publics, entreprises, syndicats, salariés…) d’organiser ces accès, de mettre en place des dispositifs concrets le permettant, de mettre en œuvre des politiques et des règles pour rendre ces droits concrets.
Il s’agit donc, pour cette société, d’organiser la conciliation – au sens où le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel utilisent ces termes, c'est- à dire la compatibilité de principes d'égale valeur - de ces activités, tant du point de vue social que du point de vue individuel. Mais on voit bien que la conciliation au niveau individuel ne pourra jamais véritablement être atteinte si des dispositifs de conciliation généraux, ou des principes de conciliation ne sont pas édictés de manière générale. Et qu'il s'agit même que l'ensemble des acteurs concernés conjuguent leur action pour parvenir à un tel résultat. Or, la trame commune sur le fond de laquelle la société, les institutions qui la composent et les individus peuvent - ou non - organiser cette compatibilité est le temps, d'où la montée en puissance dans le débat social de la question des temps sociaux, expression qui met bien en évidence que la société est le lieu où se déroulent les luttes, entre les individus et différentes institutions susceptibles d'édicter des normes temporelles ou d'acheter du temps, pour l'appropriation de celui-ci. L'expression de temps sociaux manifeste que les individus vivent à la fois dans des temps collectifs (le travail, les vacances, l'école, les horaires des commerces...), des temps familiaux et des temps individuels qu'ils doivent tenter de rendre compatibles.
Le droit du travail a eu précisément dés l'origine pour vocation, comme le rappelle Supiot, de borner l'emprise patronale sur la vie du salarié, donc de contenir de l'extérieur, l'emprise du travail sur les autres activités du salarié. Mais son pouvoir de régulation a été ces quinze dernières années considérablement affaibli, dans la mesure où de nombreuses dérogations à la loi ont été ouvertes aux entreprises. 30% des salariés travaillent aujourd'hui en horaires atypiques, on parle de plus en plus fréquemment de désynchronisation des temps sociaux, l'horaire collectif a reculé, cependant que les durées du travail étaient de plus en plus individualisées. L'annualisation et la modulation sont un des meilleurs signes de l'emprise du système productif sur l'ensemble de la vie sociale. De nombreux travaux ont été consacrés à la déstructuration du temps familial que provoquait dans de nombreux cas le temps partiel, lorsqu'il était non choisi par les salariés et utilisé par les entreprises comme un moyen flexible de gestion de la main d'oeuvre. L'idée même de flexibilité laisse penser que la vie sociale, familiale et l'ensemble des activités qui ne ressortissent pas au travail doivent pouvoir s’adapter le plus souplement possible au rythme dicté par l'entreprise (cependant, notons le bien que les autres institutions également fondatrices des rythmes sociaux - la crèche, l'école, les administrations, les universités, les systèmes de formation continue..., tout sauf les hypermarchés, restent de marbre).
Face à ces évolutions, il nous faut certainement aujourd'hui aller plus loin que là où le droit du travail "ancien" nous permettait d'aller,c'est-à dire faire en sorte que le droit du travail ne se contente plus de limiter de l'extérieur l'emprise du travail sur les autres vies du salarié mais que celles –ci “ informent ” au sens premier du terme la vie de travail et que l'ensemble des institutions et pouvoirs publics ayant à voir avec les normes temporelles se conjuguent pour mettre en place des dispositifs de coordination des temps et notamment : que les entreprises revoient en profondeur leur organisation du travail pour la rendre compatible (macrocompatible et microcompatible) avec les autres dimensions de la vie des salariés ; que les pouvoirs publics, centraux et locaux mettent en oeuvre des politiques et des dispositifs concrets de mise en concordance des temps et que salariés, syndicats, entreprises, pouvoirs locaux conjuguent leurs efforts en ce sens puisque, comme l'écrivaient les auteurs du rapport européen sur les transformations du travail : "il n'est en tout cas plus possible de prétendre envisager la réglementation du temps de travail du seul point de vue de l'entreprise ou de l'organisation du travail salarié. Toute réglementation ou déréglementation du temps de travail met en jeu la trame, à la fois individuelle et collective, de la vie humaine. Plus que jamais, le dérèglement du temps de travail compromet l'intérêt général. Ceci condamne la tentative d'abandonner entièrement la réglementation du temps de travail à la réglementation patronale ou à la négociation collective.La décentralisation des sources du droit, à bien des égards souhaitable en pareil domaine, ne pourra se développer que sur la base de principes généraux de concordance des temps que seule la loi est en mesure de fixer ”.
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le nouveau plein
emploi : contexte radicalement différent
Il faut sans doute ici s’arrêter un instant sur le contexte nouveau dans lequel cette recherche de compatibilité s’inscrit aujourd’hui : si les contraintes temporelles sont ressenties de manière aussi fortes par les individus, c’est non seulement parce que les contraintes de flexibilité issues du système productif se sont accrues mais aussi parce que l’organisation sociale sur laquelle ces contraintes s’exerçent s’est considérablement transformé. Parmi ces transformations, une doit retenir en priorité notre attention : la considérable augmentation, ces trente dernières années, de l’activité féminine (le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans étant aujourd’hui proche de 80% alors qu'il était de 41,5% en 1962), et de ses modalités , puisque la majeure partie des femmes n’interrompent désormais plus leur activité au moment où elles ont des enfants, à la différence de la situation qui prévalait antérieurement. Autrement dit, et puisque 10% seulement de femmes n’ont pas d’enfants, la société est composée de plus en plus de couples bi-travailleurs ou de familles monoparentales chargées d’enfants, ce qui signifie que la spécialisation qui prévalait dans les années soixante, l’homme travaillant et externalisant l’ensemble des tâches domestiques et familiales sur la femme, véritable “ réservoir de temps ”(ce qui signifie la gestion non seulement d’un certain nombre de tâches, une partie étant “ invisible ” mais surtout la prise en charge de toutes les coordinations entre les différents temps et les différents espaces sociaux) est en train de s’estomper et que les difficultés concrètes de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale concernent désormais un grand nombre d’individus. Ce qui signifie aussi, comme l'ont souligné notamment Barbier et Gauthié[19], et qui doit être pris dans son ampleur, que le plein emploi des Trente glorieuses n'est plus possible "parce qu'il reposait en grande partie sur le modèle de l'homme seul soutien de famille". Ce seul point transforme donc radicalement le contexte dans lequel doit s'opérer aujourd'hui la recherche du plein emploi : le nouveau plein emploi ne pourra plus être le même que celui des Trente Glorieuses ni en quantité ni en qualité, et cela emporte de très importantes conséquences.
Car il s'agit aujourd'hui, dans ce "nouveau" plein emploi de satisfaire à la fois les aspirations des femmes à travailler et à réussir professionnellement aussi bien que les hommes tout en donnant aux hommes et aux femmes les moyens de règler autrement que par la solution antérieure de spécialisation et de division des rôles la compatibilité des diverses tâches. Cela signifie aussi que les “ aspirations ” à une meilleure compatibilité entre vie professionnelle, vie parentale, vie conjuguale, et vie sociale sont désormais partagées par de plus en plus de personnes. On sait qu’actuellement, les dysfonctionnements de cette fonction de compatibilité pèsent essentiellement sur les femmes : les inégalités dans la sphère domestique et familiale expliquent en large partie les inégalités auxquelles elles sont confrontées dans la vie professionnelle. C’est en effet toujours principalement à elles qu’incombent les tâches domestiques (80% de ces tâches sont assurées par elles[20]) et les tâches parentales (elles y consacrent deux fois plus de temps que les hommes : 25 heures par semaine contre 12 pour les hommes[21]). Ceci est évidemment à mettre en lien avec leur plus faible investissement temporel dans le travail, leur sous représentation parmi les cadres, les inégalités de salaires dont elles sont victimes…
- trouver de nouvelles règles de compatibilité des temps
Si le mode de règlement que la société avait trouvé à une époque pour organiser la compatibilité des diverses tâches, grâce à la division sexuée des rôles, ne fonctionne plus et sauf à considérer le temps à consacrer aux enfants ou à la vie sociale comme un temps mort sans aucun intérêt, la question d’un nouveau mode de règlement va se poser avec toujours plus d’urgence. Un certain nombre d’enquêtes ou d’études montrent que les femmes revendiquent une pluralité d’ancrage, de modes d’expression ou de mode de réalisation[22] : une enquête récente de la Sofres met ainsi en évidence que la très grande majorité des femmes interrogées revendique le fait d’être à la fois travailleuses, compagnes, mères,…et que les femmes sont donc porteuses, plus que les hommes aujourd’hui, d’une revendication de compatibilité entre les différents temps. Il importe également de remarquer que les jeunes hommes, en particulier les plus diplômés d’entre eux, commençent également à porter la revendication d’un équilibre entre leurs différents temps de vie[23] et commençent, à un moment où la pression du chômage se déserre et où les entreprises embauchent, à porter ces revendications dans les entreprises.
Cette situation nouvelle doit nous faire réfléchir sur le plein emploi à venir et sur la nécessité qu’il soit mieux intégré qu’actuellement dans le reste de la vie. Du fait de ce nouveau contexte, il devient de plus en plus nécessaire que la nouvelle norme d’emploi soit en quelque sorte beaucoup plus modelée de l’extérieur que par le passé, beaucoup plus la résultante d'un compromis véritablement construit entre les entreprises et les salariés : il devient de moins en moins en moins supportable - et il deviendra de moins en moins supportable à mesure que le chômage diminuera, que les personnes seront plus qualifiées donc mieux armées dans les négociations et à mesure qu'hommes et femmes travailleront vraiment sur les mêmes durées et selon les mêmes modalités -, que les entreprises continuent d'édicter souverainement des normes temporelles ne prenant pas en considération les besoins diversifiés des salariés, les autres dimensions de leur vie
Dans cette perspective, trois exemples de pays européens me semblent intéressants à méditer, qui nous éclaire chacun sur des manières diversifiées d’assurer, à des échelles différentes, la compatibilité des différents temps et qui produisent, de ce fait, une norme d’emploi qui n’est pas seulement le produit de la décision souveraine de l’entreprise.
Dans les pays du Nord, en particulier Suède et Danemark, on peut avancer l’hypothèse que la forte valeur accordée aux autres activités que le travail, notamment à l’enfant et aux activités sociales, ainsi qu’à l’égalité entre hommes et femmes, mais également le souci d'assurer réellement une participation de tous au marché du travail y compris si ce processus coûte trés cher (mais il y va, dans ces pays comme dans la conception de Beveridge de la cohésion et donc de la viabilité de la société) a exerçé depuis longtemps une influence sur le type de norme d’emploi, plus court, mieux intégré dans le flux de la vie, mieux articulé avec le reste de la vie sociale que dans d’autres pays. Le travail finit tôt pour une grande majorité de personnes, il y a une vie après le travail, la durée hebdomadaire est une des plus courtes d'Europe et tout se passe comme si la reconnaissance collective de ces autres valeurs avait formaté comme de l’extérieur, la place accordée au travail et, de fait, l’emprise que les entreprises étaient susceptible d’exercer.
Aux Pays Bas, où semblent s’opérer depuis une dizaine d’années de profondes transformations en matière de travail féminin notamment, la question de l’affectation des tâches familiales et domestiques, de sa répartition entre les hommes et les femmes et de son articulation avec le travail a fait l’objet non seulement d’investissements théoriques forts de la part des syndicats et des partis politiques, mais aussi de débats largement médiatisés. La question de la valeur, de l’intérêt pour la société et de la contribution au bien être individuel et social des tâches parentales et domestiques a pu être objet de débats, et a permis l’expression d’un choix collectif que l’on peut résumer ainsi : oui, ces activités ont un intérêt, non elles ne peuvent pas être totalement marchandisées ou déléguées car elles contribuent éminemment au bien être des individus et de la société, oui elles doivent être beaucoup plus égalitairement réparties entre les hommes et les femmes ; oui, cela doit avoir des répercussions sur le temps de travail et sur l’organisation du temps de travail.
Là encore, il est essentiel de remarquer, comme le fait Marie Wierink[24], que cette politique de conciliation n’a pas été pensée indépendamment de l’organisation du travail des entreprises, bien au contraire, puisque deux lois, en 1995 et 2000 ont été votées, permettant , l’une de manière collective, l’autre de manière individuelle , une adaptation du temps de travail des salariés et réciproquement, - c’est ce qui nous intéresse ici - , une adaptation de l’organisation du travail des entreprises aux autres vies du salarié. Comme l’écrit Marie Wierink, "la flexibilité des horaires de travail en fonction des contraintes personnelles des salariés et leur prévisibilité doivent équilibrer la flexibilité accrue de l'organisation du travail constamment évoquée par les entreprises". Tout se passe donc comme si politique de l'Emancipation et affichage d'une volonté politique de promouvoir une norme de travail autour de trente deux heures pour les hommes et les femmes - permettant à la fois une égalité professionnelle et une égalité domestico-familiale - s'étaient nourries l'une de l'autre, la reconnaissance par la société d'un ensemble de "valeurs" à concilier s'étant de fait répercuté aussi sur les entreprises. On voit bien ici que le médiateur essentiel est le syndicat, puisqu'à la fois les syndicats se sont saisi trés tôt, contrairement à notre pays, des questions d'égalité entre hommes et femmes - et des conditions concrètes de réussite d'un programme d'émancipation - et des questions de négociations du temps de travail et des conditions de travail.
L'Italie offre un autre exemple, tout aussi important, de prise en charge par un dispositif collectif de la fonction de mise en concordance des temps : sans revenir longuement sur l'historique de l'expérience du "temps des villes"[25], rappellons simplement que sous l'impulsion de groupes de femmes, de femmes du PCI et de chercheurs qui étaient parvenu à mettre en évidence les difficultés concrètes, ressenties particulièrement par les femmes, de coordination des horaires et des tâches, la loi de 1990 sur l'administration municipale, qui donnait un certain nombre de pouvoirs aux maires italiens, en particulier celui de coordonner les horaires des services publics, fut utilisée pour lancer dans plusieurs villes italiennes une expérience visant à ce que le maire coordonne l'ensemble des horaires, dans une optique d'amélioration des flux et des temps. Dans la proposition du PCI (les femmes changent le temps) et dans ces expériences concrètes, "le principe du temps de travail comme point central est substitué à celui des temps sociaux pris dans leur globalité, avec une intégration stricte des temps de travail, de formation, de vie affective et de loisirs", écrit Carmen Belloni. Intégration, voilà le mot essentiel, et comme le souligne Carmen Belloni, penser intégration, cela signifie réussir à penser de manière globale et plurielle, parvenir à se débarasser de l'idée de centralité ou de caractère déterminant d'un d'un temps pour tenter au contraire de les penser ensemble. Et, comme cela apparait clairement aussi dans l'expérience italienne, penser et assurer la coordination de ces différents temps implique, d'une part, qu'il ne revient plus aux individus d'assurer la charge de celle-ci, ou de supporter les coûts de la non synchronisation mais que cette fonction d'articulation ou de mise en place de principes de concordance doit être transférée à des dispositifs collectifs, et, d'autre part, que l'ensemble des acteurs concernés au sein d'un périmètre donné, tant ceux qui sont à l'origine de normes qui structurent le temps collectif (crèches, écoles, universités, entreprises, commerces, services publics, transporteurs...) que ceux qui les "subissent" sont obligés pour concevoir ces dispositifs collectifs de compatibilité et de concordance, de travailer ensemble, de se confronter, de négocier. D'où l'idée, conçue par les femmes du 'temps des villes" de tables quadrangulaires de négociation, réunissant employeurs, salariés, institutions locales, élus pour mettre en place des dispositifs concrets d'articulation des différents temps. C'est à un dispositif de cette sorte que fait allusion l'article 1, alinéa 7 de la loi réduction négociée du temps de travail qui ouvre la possibilité aux présidents des structures intercommunales de plus de 50 000 habitants de "favoriser l'harmonisation des horaires des services publics avec les besoins découlant, notamment du point de vue de la conciliation entre vie familiale et professionnelle, de l'évolution de l'organisation du travail dans les activités implantées sur le territoire de la commune". L'enjeu, dans le projet italien comme dans le projet français - resté relativement peu développé pour l'instant - et bien d'amener l'entreprise à la table des négociations et de lui faire en quelque sorte intégrer les contraintes extérieures dans sa conception de l'organisation du travail.
Régulation locale visant à mieux intégrer les différents temps sociaux dans la ville en Italie ; régulation accompagnée par les partenaires sociaux aux Pays Bas, incluant à la fois des ajustements trés individuels et des accords collectifs, validés par la loi ; recherche de compatibilité et de dispositifs collectifs de concordance des temps n'excluant pas des arrangements plus individuels dans l'ensemble des pays que nous venons de considérer : la question centrale est bien aujourd'hui celle du type de négociation dont nous avons aujourd'hui besoin pour promouvoir un bon "nouveau" plein emploi, non seulement décent mais aussi mieux articulé avec les autres vies des travailleurs, et également mieux réparti tout au long de la vie. C’est ce que rappelle Jacques Freyssinet, en attirant l'attention sur la difficulté à concilier, d'une part, prise en compte des nécessités et des besoins différenciés des entreprises et des individus et, d'autre part, principes généraux de concordance. "La diversification et la variabilité des temps de travail engendre la décentralisation et la négociation au niveau de l'entreprise, de l'établissement, voire des ateliers et des services. Elle implique la prolifération de micro-régulations hétérogènes. La négociation de l'ensemble des temps de vie "tout au long de la vie" n'est possible que sur la base de droits fondamentaux garantis à l'ensemble des travailleurs qui ne soient pas dépendants des exigences fluctuantes de l'activité productive. La question de la hierarchie et de l'articulation des différents niveaux de production des normes reste centrale (...) Ils (les syndicats) doivent aujourd'hui réfléchir à une nouvelle conception des droits collectifs qui viserait la définition de normes et de procédures générales dans le cadre desquelles s'exerceraient les choix individuels des salariés"[26]
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Le contexte dans lequel se pose la question du plein emploi aujourd’hui est radicalement différent, nous l’avons vu, du contexte “ beveridgien ”, non seulement parce que les instruments dont l’Etat disposait pour tenir ensemble toutes les “ manettes ” permettant d’obtenir le plein emploi n’existent plus, parce que le processus de mondialisation, même remis en cause, a changé la donne en profondeur, parce que l’emploi est devenu plus flexible et aussi parce qu’il ne s’agit plus du plein emploi du travailleur masculin mais bien de celui de tous les hommes et les femmes d’une société. Ce changement de contexte nécessite à l’évidence de nouvelles approches. En premier lieu, et les récents travaux de comparaison internationale le mette en évidence[27], “ la capacité de gérer des compromis globaux évolutifs, mutidimensionnels et de long terme autour d’une priorité pour l’emploi ” - dont semble disposer les pays que J. Freyssinet dénomme les “ Top 4 ” - est absolument essentielle. Elle milite pour que chacun des acteurs concernés, syndicats, entreprises, Etat, soit capable d’établir, à partir de diagnostics objectifs, de tels accords. Nous l’avons vu, il faudrait certainement pouvoir aller plus loin : si le plein emploi s’entend d’emplois convenables et convenablement intégrés dans la vie – impératif qui deviendra d’autant plus essentiel que femmes et hommes travailleront selon des durées et des investissements identiques – les négociations devraient pouvoir s’élargir à l’ensemble des autres institutions également structurantes de la vie sociale : élus locaux, représentants des institutions nationales et locales édictant des normes temporelles. Tout ceci milite également pour une profonde réforme des services que l’Etat est capable de proposer aux chomeurs comme aux travailleurs : dans leur importante contribution à l’analyse des politiques d’emploi en Europe, Barbier et Gauthié, s’appuyant sur l’exemple danois, indiquaient l’importance d’un Etat mettant à la disposition de ses ressortissants des services et des accès plus souples et plus diversifiés en s’appuyant sur un nouveau type de droit au travail conçu “ comme un droit à l’acquisition et au maintien d’une capacité d’insertion. Cela suppose une fourniture de services complexes tout au long du cycle de vie ou encore un menu de droits fondant la mise en œuvre de l’investissement social ”. Mais ces différents “ ingrédients ” ne seront rien si nous ne revoyons pas en profondeur ce qu’il en est de l’entreprise, de sa vocation, de son intégration dans la vie sociale : comme l’indiquaient Robert Salais et alii, l’entreprise est devenue un lieu essentiel de la vie économique et sociale, non pas tant parce qu’on l’on y passe la majeure partie de son temps mais parce que les rythmes qu’elle édicte structurent en profondeur l’ensemble de la vie sociale. Il faudrait donc s’interroger, d’une part, sur la légitimité d’une structure privée à déterminer à un tel point l’ensemble de la vie sociale, voir comment l’entreprise pourrait désormais assumer – beaucoup plus qu’à l’heure actuelle – les responsabilité qui sont de fait les siennes, sans cependant lui donner “ tous pouvoirs ” - ce qui signifie parvenir à éviter l’externalisation systématique des contraintes ou des ressources qu’elle mobilise à l’occasion de la production ; s’interroger à nouveaux frais – même si la réflexion est désormais bien engagée en France – sur les meilleures modalités qui permettraient d’articuler principes fondamentaux édictés par la loi, accords tissés par les partenaires sociaux et responsabilité de l’entreprise.
Réfléchir sur l’entreprise, sa rationalité , son intégration dans la vie sociale, sa contribution à la richesse globale d’une société, c’est aussi s’interroger sur les grands cadres qui déterminent son activité, les critères selon lesquels elle est jugée (par ses actionnaires, ses clients ou les citoyens des sociétés dans lesquelles elle exerce son activité) : réformer ces cadres consiste certainement non seulement à réfléchir aux nouvelles régulations des flux financiers, à de nouvelles manières d’assurer une régulation internationale, au renouvellement des indicateurs qui guident son action – indicateurs de gestion, de productivité, de rentabilité[28] – mais aussi aux grands cadres comptables nationaux dans lesquels l’entreprise inscrit son activité et dont la transformation ne pourrait pas ne pas influer sur son comportement et transformer les critères de jugement qu’elle applique et sur lesquels elle est jugée. Obtenir un plein emploi de qualité nécessite désormais, sans doute plus que jamais, une nouvelle conception non seulement du droit du travail, mais aussi des finalités de la vie sociale, du rôle des entreprises dans les sociétés dont elles sont partie intégrante et de la manière dont finalités sociales globales (rendues visibles dans de nouveaux indicateurs) et finalités particulières de l’entreprise doivent se réarticuler.
[1] Philosophe, spécialiste des politiques sociales, dernier ouvrage paru : Qu’est ce que la richesse ?, Champs Flammarion, 2000
[2]10% en mars 2000 selon l'enquête emploi de l'Insee ; 9,9% selon les chiffres du Ministère du travail), s'accompagnant d'une trés forte hausse du nombre d'emplois créés (+600 000 de janvier 1999 à mars 2000 : "un tel accroissement ne s'était jamais rencontré depuis que l'enquête emploi existe" écrit l'INSEE), le taux d'emploi passant à 49,3%. cf. Marie-Annick Mercier et françois Brunet, Enquête sur l'emploi de mars 2000, Insee Première, n° 723, juin 2000, INSEE
[3]retournement démographique prévu pour 2005-2006, dont l'une des dimensions majeures est la diminution de la population en âge de travailler (20-59 ans) et de la population active, ainsi que l'augmentation du ratio "personnes de plus de soixante ans sur personnes en âge de travailler"
[4]Commission des Communautés européennes, rapport sur les taux d'emploi 1998, performances des Etats-Membres dans le domaine de l'emploi, COM (98)
[5]Sir William Beveridge, Full employment in a free society, traduction française u Travail pour tous dans une société libre, Domat-Montchrestien, Paris, 1945
[6]Commission des communautés européennes, op.cit.
[7]enquête emploi de mars 2000,p.cit.
[8] la proportion d'actifs occupés travaillant à temps partiel a quant à elle baissé de 17,2 à 16,8%
[9]JL Beffa, R. Boyer, JP Touffut, Les relations salariales en France : Etat, entreprises, marchés financiers, Notes de la Fondation Saint-Simon, Juin 1999
[10]A. Gauron, Formation tout au long de la vie, une prospective économique, Conseil d'analyse économique, mars 2000
[11]notamment R. Salais, Observations sue les fondements historiques et conventionnels du concept d'"emploi" dans l'économie du travail, in L'emploi, dissonnaces et défis, Erbes-Seguin, L'Harmattan, 1994 et R. Salais, N. Baverez, B. Reynaud, L'invention du chômage, PUF, 1986, réédition 1999
[12]Sous la direction d'Alain Supiot, Au delà de l'emploi, Transforma tions du travail et devenir du droit du travail en Europe, Flammarion, 1999
[13]op.cit.
[14]cf D. Méda, Qu'est-ce que la richesse ?, Champs-Flammarion, 2000
[15]"le patrimoine national, Insee méthodes, Insee, 1994, cf D. Méd, op.cit, l'impossible comptabilité patrimoniale
[16]cf. D. Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Champs-Flammarion, 1998
[17]Rappport sur le développement humain, 1998, PNUD
[18]ibidem
[19] JC Barbier, J. Gauthié, Les politiques de l’emploi en Europe et aux Etats-Unis, PUF, 1998
[20] voir les résultats de l’enquête emploi 1998 de l’INSEE
[21] Temps de travail, temps parental, La charge parentale : un travail à mi-temps, MA Barrère-Maurisson, O. Marchand, S. Rivier, Premières Synthèses 2000.05, n° 20.1, Ministère de l’emploi
[22] enquête Sofres réalisée pour le Ministère de l’emploi, février 2000
[23] voir par exemple actes du colloque “ apprivoiser les temps de vie, un nouvel équilibre pour les cadres ”, juin 1999, colloque organisé par le réseau européen Famille et travail. Voir aussi l’enquête menée pour la revue Autrement, Travailler, premiers jours, mars 2000
[24] voir notamment M. Wierink, Temps de travail aux Pays-Bas : la voix des femmes, Futuribles, n° 236, 1998 ; Pays-Bas, de la réduction du temps de travail à la combinaison des temps professionnels et privés, Chroniques internationales de l’Ires, n° 54, 1998 et Le temps partiel aux Pays-Bas, le droit de choisir, Chroniques internationales de l’Ires, n° 63, 2000
[25] voir notamment Belloni C., Les politiques du temps des villes en Italie, Cahiers du Mage, 1996
Bonfiglioli, Les politiques des temps urbains en Italie, Annales de la recherche urbaine, n° 77, 1997
Boulin Jean Yves, une ville à temps négociés, Annales de la recherche urbaine, n° 77, 1997
[26]J. Freyssinet, les négociations sur le temps de travail en Europe", in Où va le temps de travail ?, sous la direction de G. de Terrsac et D. G Tremblay, Octares, 2000
[27] voir notamment Réduction du chômage : les résussites en Europe, JP Fitoussi et Olivier Passet, J. Freyssinet, rapport du Conseil d’analyse économique, mars 2000
[28] cf Rachel Beaujolin, les vertiges de l’emploi, Grasset, 1999