Trois valeurs, trois voies

Jacques Robin m'a convaincu que la nouvelle implication de partenaires extérieurs redonnait toutes ses chances au processus d'élaboration des EGEP. A condition de discuter vraiment et d'en tirer des conclusions.

Pour cela il me semble que les textes que nous avons reçus par la poste :

- Les valeurs, compte-rendu de l'intervention d'Alain Lipietz (chantier B1)
- Les valeurs d'un système économique écologique (actifs naturels, actifs sociaux et êtres humains face à la logique marchande), Jacques Stambouli
- Quel projet de société pour les Verts ? (une société ouverte pour une planète limitée), Jean Zin

(et qui devraient être disponibles sur le site des EGEP) sont une bonne base pour lancer la discussion car ils témoignent à la fois d'une grande unité puisque ce sont bien les mêmes valeurs qui sont partagées (et de manière frappante) tout en empruntant des voies bien distinctes. La question se résume à celle que pose Jean-Claude Debuisser : "Faut-il considérer l'écologie politique comme un complément, un remplacement ou un englobement de l'économie politique ? Autrement dit est-ce un petit plus, un petit moins ou une véritable alternative au productivisme ? Si nous partons tous trois des trois valeurs d'autonomie, de responsabilité et de solidarité, nous ne les appliquons pas au même niveau.

- Alain part du ciel des valeurs pour théoriser le Tiers-secteur comme un supplément au marché et à l'Etat. Secteur écologiste à part, qui incarne ces valeurs mais surtout la réciprocité et se justifie par son mode de régulation mixte, sans changer la production marchande mais en la rendant plus soutenable par la préservation d'un minimum de lien social. C'est la même chose que maintenant mais avec un petit plus, un supplément d'âme.

- Jacques part du fait que l'écologie c'est d'abord une limite à l'économie et situe le productivisme dans le salariat, tout comme moi, mais il ne trouve d'autre solution que d'appliquer ces valeurs écologistes et la limitation planétaire à l'économie salariale alors même qu'il la conteste. L'écologie n'est pas ici un secteur à part mais implique, encastre l'économie dans sa totalité. Cet englobement de l'économie, le contrôle de la production n'est ici pourtant qu'une réduction de l'existant et qui semble se limiter à la réduction du temps de travail, sans rien changer à la logique productive. L'Ecologie ce serait donc, la même chose que maintenant mais en moins (avec plus de "temps libre" quand même).

- Enfin dans mon projet anti-productiviste et démocratique, l'écologie-politique c'est autre-chose, une alternative au salariat lui-même grâce au revenu garanti et un mouvement planétaire car je pars des urgences les plus concrètes, d'une prise de conscience qui ne peut être partielle du caractère insoutenable du capitalisme salarial, et qui doit se traduire en projet collectif. (Je viens d'écrire tout un livre où ces thèses sont développées "Ecologie-Politique").

On peut penser qu'il y a une sorte de gradation entre ces positions mais elles relèvent plutôt de stratégies bien différentes dont l'opposition n'est pas nouvelle..

- Le tiers-secteur et la troisième voie

Dans la lecture qu'en donne Alain Lipietz, le tiers-secteur se rapproche de la troisième voie d'Amitaï Etzioni.

"Une société ne peut pas être fondée uniquement sur l'échange et le pouvoir, le marché et l'Etat, le commerce et les institutions. Toute vie sociale repose aussi sur des normes, des règles morales, des liens d'affection et de solidarité, une culture commune"

"La bonne société doit résulter de la combinaison de trois secteurs : l'Etat, le secteur privé et les communautés. Chacun d'eux reflète et sert une part de notre humanité. Et chacune des parties doit limiter les deux autres."

On peut remarquer que c'était exactement le projet d'Auguste Comte, ajouter de la société à une économie qui la détruisait, qu'on appelle cela communauté ou réciprocité ne change rien au fait qu'on semble croire qu'il suffit d'en rajouter. Ce qu'on reproche à la vision morale de la Troisième voie, c'est de renoncer à changer le système économique. Bourdieu raconte dans le dernier Vacarme comme les blairistes l'avaient énervé en 1995 en ne parlant que de valeurs ! Dans les faits, la troisième voie, c'est surtout une façon d'accepter l'autonomie de la sphère marchande, de faire accepter les marchés, la voie libre pour le libéralisme dans les affaires et les discours moralisant pour les pauvres.

Ce n'est pas que la dimension morale soit à négliger, elle est au contraire primordiale autant que le pouvoir et l'échange comme Hirschman ou Sen l'affirmeront aussi (mais n'est-ce pas la triade indo-européenne de Dumézil ?). Amitaï Etzioni ajoute même, contrairement à Boltanski par exemple, que la normativité peut être plus ou moins prédominante. Que l'idéologie soit primordiale dans ses trois dimensions de la production (Boltanski), de la circulation (Goux) ou des revenus (Marx) n'implique pas qu'elle soit déterminante pourtant, au contraire. La théorie de l'engagement donne un bon éclairage du rôle manipulatoire de la morale par exemple, c'est dire que ce n'est, comme idéologie, qu'un moyen pour l'entreprise ou la nation.

La différence que je peux avoir avec Comte, Polanyi, Etzioni, n'est pas dans le constat d'un manque de société, mais dans le diagnostic qui impute cette destruction au capitalisme salarial et qui aboutit donc à l'impossibilité répétée à chaque fois de limiter son extension par de simples discours moralisateurs ni même par des mesures politiques. L'écologie-politique n'est pas née pour sauver la réciprocité mais à cause des destructions du productivisme et la question de la domination d'un tiers-secteur par l'économie marchande est une évidence. Il faut changer d'outils (Illich, Gorz) trouver un système de production alternatif, il ne s'agit pas simplement de communautarisme même s'il faudra bien que ce soit un système plus local et communautaire.

Ni le tiers-secteur, ni la troisième voie ne répondent à la question d'une alternative au productivisme, au contraire, leur ambition est de le rendre supportable humainement, de le compléter.

- La limitation de l'économie

Même si la référence à Polanyi est très importante pour Jacques aussi, on ne part plus ici des valeurs mais bien des limites de la reproduction, des limitations de l'économie. S'il pose le problème des finalités, c'est dans le cadre de l'économie, d'un développement soutenable défini par sa reproductibilité. Je prétends au contraire que devenir responsables de l'économie exige d'avoir de plus hautes ambitions que la simple reproduction.

Le coeur du débat me semble dans ce paragraphe :

"Un développement écologiquement et socialement soutenable n'a de sens que si les gains de productivité sont prioritairement utilisés, dès lors que les besoins essentiels sont satisfaits, non pour engendrer une augmentation perpétuelle de la production, mais pour diminuer le temps de travail de tous les individus de telle sorte que tous ceux qui le souhaitent puissent trouver un emploi et que chacun puisse expérimenter d'autres formes de bien-être que la consommation éternellement croissante" (JM Harribey). Jacques ajoute "Cette régulation diminuera le poids des activités économiques dans l'ensemble des activités humaines. Mais elle suppose la capacité du système écologiste à maintenir l'innovation technique et la recherche de gains de productivité".

La critique de l'économie capitaliste de marché se résout ainsi en limitation de la sphère marchande (fourniture de biens sociaux) et RTT. On peut voir là simple aspiration morale tant c'est contraire à la logique productiviste du salariat. Le temps libre est supposé hors de la sphère productive ce qui n'a rien d'évident. La diminution du temps passé au bureau ou à l'usine ne signifie pas que le poids du salariat diminue dans la vie d'autant qu'un nombre plus grand encore serait salarié et surtout la logique productiviste n'est en rien changée (on s'inquiète d'ailleurs, dans le même élan, des gains de productivité qui pourraient en souffrir !)

Cette domestication de l'économie me semble bien utopique, ce que me semble illustrer la prétention de donner à chaque chose son juste prix, selon un travail incorporé qu'il n'est plus si facile de mesurer par le temps passé. On retrouve dans ces rêveries d'un échange égal, les débats de Marx contre Proudhon qui voulait déjà échanger travail contre travail, "service contre service". Ce n'est pas si facile, c'est même impossible selon Marx car on ne peut se passer de la plus-value pour investir ou innover et il ne peut y avoir équivalence entre travail et produit lorsqu'une machine participe à la productivité. Ce mythe de l'équivalence, si important qu'il fonde l'individualisme pour Louis Dumont, n'est qu'un mythe lié au machinisme, une approximation tout au plus pour une valeur qui garde toujours un côté subjectif, exprimant un rapport de force. C'est bien plutôt la notion de justice qui doit être récusée, nous condamnant à nous sauver par nos oeuvres, pour un développement humain, une valorisation de la personne, un Etat-Providence (ce que je développe dans mon livre accessible sur mon site).

- La libération du travail

Pour moi, la question n'est pas celle de la réciprocité, plutôt du local, mais c'est bien une alternative au productivisme que doit être l'Ecologie-Politique, pas seulement un secteur sauvegardé ni la simple réduction du temps de travail, un simple freinage du capitalisme mais un changement de la logique économique, une alternative au salariat.

La différence avec Jacques, c'est que je prend plus au sérieux notre responsabilité dès lors qu'on ne laisse plus l'Economie-monde dériver sous les lois d'une évolution sauvage, on ne peut plus se dérober aux finalités de l'économie et, donc, comme nous y invite Amartya Sen, nous devons faire de l'économie un développement humain, un développement des libertés, des capacités de chacun.

L'enjeu est de reconnaître l'importance cruciale d'un Revenu Garanti pour réorienter l'économie sur la valorisation des personnes (le capital humain) et les activités autonomes, la production de l'homme par l'homme. Le revenu pour tous a toujours été une revendication écologiste car c'est la synthèse des trois valeurs de solidarité, de revenu d'autonomie mais aussi de responsabilité comme alternative au productivisme salarial. C'est la production qu'il faut changer.

Il me semble important de discuter de ces différentes logiques mais il faut reconnaître que dans la réalité cela implique peu de différences dans les propositions à court terme, seulement dans les perspectives. Car nous sommes d'accord sur le développement d'un tiers-secteur malgré tout et d'une régulation du capitalisme, indispensable, sans doute aussi sur le développement des activités autonomes et il est normal que chaque point de vue s'exprime mais il faut aussi prendre position clairement.
 

18/01/01