E.G.E.P.COMITE THEMATIQUE B.1, "Inventer un système économique écologique"

Chers Collègues,

Je crois utile de revenir sur la question de l'avenir du salariat, qui fut évoquée au cours de notre réunion du 19 janvier dernier, principalement entre Jean ZIN et moi-même.

Comme souvent, la discussion, jointe à la contrainte d'horaire, n'a pas laissé le temps à chacun de ressortir de sa mémoire l'ensemble de ses arguments, pas plus que de les exposer avec toutes les nuances utiles. Et la note de Jean Zin "Quel projet de société pour les Verts?" ne fait que signaler son point de vue au passage sans le développer.

Je considère que ce sujet de l'avenir du salariat, corrélé à celui de l'entreprise. est de grande importance, tant en ce qui concerne la société que nous souhaitons construire, qu'en ce qui concerne les arguments que nous pourrons utiliser pour promouvoir cette société.

Je souhaite donc poursuivre le débat, et vous adresse ci-joint une note où je développe mes points de vue à partir de quelques concepts de base. Je l'ai intitulée: "Quel avenir pour l'entreprise et le salariat". Vous pouvez bien sûr si vous le jugez opportun. la diffuser à l'ensemble du comité, et prévoir un débat sur ce sujet, Je suis aussi prêt à lire Jean Zin sur ce même sujet.

Cordialement,

QUEL AVENIR POUR L'ENTREPRISE ET LE SALARIAT?
dans le contexte du perfectionnement des technologies des matériels et de l'information et dans la perspective des E.G.E.P.

Sommaire

1. Structure de Production. Présentation et caractéristiques principales
2. Management des Structures de Production. Les fondements de l'entreprise Compromis entre centralisation et décentralisation
3. Position du Salariat
4. Fonctionnement de la Hiérarchie - Pathologie et Correctifs
Conclusion
 
Nota: "Matériel" signifie ici tous les objets manufacturés, du crayon à bille au gros avion, ainsi que les aliments. "Information" signifie toutes les informations utiles à la production des matériels et toutes celles vendues en tant que telles. Soit textes, logiciels, modèles mathématiques, quels que soient les supports.

1. STRUCTURE DE PRODUCTION

On peut appeler "structure de production", l'ensemble des opérations qui permettent de concevoir, étudier, mettre au point, fabriquer, vérifier, et maintenir un "produit", matériel ou informationnel. On peut même étendre ce concept à la destruction du produit après utilisation, et au recyclage ou au stockage des déchets.

Une structure de production doit respecter un certain nombre de logiques :

* une "Logique de Produit", qui définit techniquement toutes les caractéristiques du produit et de ses composants.

*Une "Logique d'Elaboration" définit tous les postes de travail, matériels, informatiques et intellectuels, et leurs articulations.

*Une "Logique Spatiale" qui définit la position géographique des postes, leurs enchaînements, et s'il y a lieu les moyens d'emballage et de transport des élements de produit d'un poste à l'autre.

*Une "Logique Temporelle" qui définit les dates ou instants où tous les éléments nécessaires à l'exécution d'une opération, devront être présents sur le poste de travail. Elle est généralement exprimée par un "planning".

*Une "Logique d'Efficience" qui attribut à chaque opération un coût à respecter. Cette logique peut être étroite et contraignante, ou large et souple, mais on ne l'évite pas.

*Une "Logique Humaine" qui comprend trois aspects:

- les compétences nécessaires à l'exécution des opérations1 qui renvoient à la formation

- les engagements que prennent les gens les uns vis-àvis des autres pour exécuter les opérations, aux lieux et moments voulus avec les compétences et outillages voulus. C'est-à-dire les contrats, quelquefois informels, et le plus souvent formels. On peut distinguer les contrats entre individus ou entre entreprises individuelles, les contrats entre individus et entreprises, et les contrats entre entreprises.

- les besoins spécifiques de l'homme dans son milieu de travail, c'est-à-dire le respect de son intégrité physique et mentale, de bonnes conditions d'ambiance, et Si possible son développement personnel par le travail.
 

*Une "Logique Ecologique" de respect de l'environnement, qui concerne la conception du produit comme, celle des postes de travail.
 
Quelques caratéristiques importantes des Structures de production :
- Les partenaires (clients, personnels des entreprises, écologistes officiels et officieux, états) sont de plus en plus exigeants en ce qui concerne le respect des logiques de production ce qui conduit à des spécifications de plus en plus précises et strictes. (notamment selon les normes ISO.9000).

- Si l'on se rend compte de plus, qu'un produit simple comme un appareil ménager, résulte de l'assemblage de quelques centaines de pièces résultant elles- mêmes souvent d'une dizaine d'opérations de fabrication , on se rend compte que: La plupart des structures de production sont complexes, et même souvent très complexes.

N'échappent vraiment à cette règle que les métiers strictement artisanaux.

- Parallèlement, les volumes d'informations de production à traiter et à faire circuler sont de plus en plus importants. Heureusement aujourd'hui, les NTIC allègent beaucoup ces opérations.

- L'encadrement, on vient de le voir, très strict des opérations de production, laisse malgré tout de larges champs d'initiatives au personnel, dans la conception, les modifications et la résolution des litiges techniques, offerts par les produits, par la structure de production, et par les postes de travail.

2. MANAGEMENT DES STRUCTURES DE PRODUCTION

La complexité des Structures de Production. et la rigueur avec laquelle elles doivent satisfaire aux sept logiques présentées, font de ce management un problème souvent difficile. Classiquement, on s'orientera vers la recherche du meilleur compromis entre Centralisation et Décentralisation

Centralisation et Décentralisation ont chacune leurs avantages et leurs effets pervers. Le problème est de trouver pour chaque cas, le meilleur compromis entre ces deux formules, c'est-à-dire la meilleure combinaison des deux. Faisons un bref inventaire des solutions et éléments de solution utilisés:

- Aux deux extrêmes, on ne trouve que des solutions inefficaces et souvent inhumaines.
*L’extrême centralisation c'est le bagne, le goulag, le régime de Pol Pot.
*L’extrême décentralisation, c'est l'Anarchie pure et 'anomie qu'elle engendre. Et il faut rappeler ce qu'il advint à ce groupe d'anarchistes italiens qui avaient fondé la "colonie Cécilia" au Brésil à la fin du dix-neuvième siècle pour vivre leur idéal. Ce groupe s'est désintégré au bout de quelques années.
- Entre les deux, on trouve des associations de personnes, fondées par des contrats selon le droit existant, pour faire fonctionner une structure de production. Bien des formules sont possibles.

- il nous faut tout d'abord redécouvrir les fondements de l'entreprise.

Remarquons d'abord que si dix personnes s'associaient individuellement deux à deux, pour faire fonctionner une certaine structure de production, que la technologie utilisée ne permet pas de fragmenter, il faudrait établir (10!/2!.8!) 45 contrats. Cela serait plutôt lourd à gérer.

Alors on crée une entité sociétale appelée "entreprise", et chaque personne conclut avec elle un contrat unique. Cela ne fait que dix contrats, et il s'agit de plus de contrats largement ouverts. C'est à dire que ce contrat d'employé comporte des avenants qui peuvent être de trois niveaux: "Position dans l'arborescence hiérarchique", "Descriptifs de fonctions", et "Ordres". Ces avenants sont décidés par l'entreprise, généralement après consultation de l'intéressé. Certes le système est dissymétrique, mais il est généralement souple, rapide et efficace.

Pour ce qui nous intéresse ici, l'entreprise est essentiellement composée, d'une part d'une arborescence hiérarchique, qui définit des projets ou programmes et gère en conséquence la structure de production, et d'autre part des apporteurs d'outillages, concrets ou sous forme de capitaux. Ces apporteurs peuvent être des actionnaires, l'Etat, ou encore les employés de l'entreprise lorsqu'elle est une coopérative de production. L'articulation entre les deux est réalisée par le Conseil d'administration.

Comme tout groupe social, la hiérarchie de l'entreprise (j'y inclus l'ensemble des employés) est sujette à certains dysfonctionnements, qui ont fait et font l'objet d'études très sérieuses. Ainsi se sont développées une pathologie et une thérapeutique de la hiérarchie, ainsi qu'une médecine préventive.

Malheureusement les applications de ces disciplines restent fragmentaires et inconstantes. Je développe un peu ces points plus loin.

- Parlons maintenant de la taille des entreprises.

Les toutes petites entreprises, individuelles par exemples, répondent aux besoins de nombreux commerces, du petit artisanat, du petit sous-traitant très spécialisé. Mais les technologies utilisées imposent souvent une équipe pour faire fonctionner un même poste de travail, et la limitation des dépenses et des délais de transports conduisent à grouper ces postes. Ce raisonnement a conduit à des entreprises toujours plus grandes jusqu'à ce qu'on se rende compte que les entreprises trop grandes développaient en leur sein des comportements parasites, dispendieux, les conduisant à l'inefficacité. C'est le travers dénoncé par Parkinson (1957). Il a été particulièrement bien illustré par les pays de l'ex bloc soviétique.

Alors, les entreprises ont mis au point diverses formules de décentralisation, non exclusives les unes des autres:

*le développement de la sous-traitance, certaines entreprises installant certains de leurs sous-traitants dans leurs murs.

*le fractionnement en divisions autonomes spécialisées

*Ia création de filiales

*la répartition d'une structure de production entre plusieurs entreprises indépendantes. Cela existait et existe encore dans des secteurs tels que ceux de l'horlogerie, la coutellerie, la maroquinerie, et a été relancé récemment dans la région italienne du Prato pour des vêtements "dernier cri".

On peut encore citer le service de bus urbains de la ville de Cuernavaca au Mexique. Il n'y a pas de compagnie municipale, les chauffeurs sont propriétaires de leur car, et disposent d'une certaine autonomie dans le service qu'ils assurent.

Les NTIC favorisent ces formules. Point n'est besoin de développer.

Mais chaque formule a ses avantages et ses effets pervers. Par exemple, le fractionnement de la structure de production des montres dans les Jura français et suisse, a figé cette structure, et ce sont les japonais qui ont créé la montre à quartz.

On peut aussi se poser les questions de la desserte de certains quartiers isolés de Cuernavaca, et de l'horaire que peut faire un chauffeur qui doit assumer lui-même l'entretien de son véhicule, et ses charges sociales. Il faudrait aller voir sur place.


3. POSITION DU SALARIAT
 

- Le salariat découle de ce qui précède de deux façons:
* d'une part, c'est l'entreprise qui récoltant le produit des ventes, a seule la possibilité de le partager entre ses différents coopérants, notamment les salariés.

* d'autre part, elle ne peut rémunérer son personnel sans tenir compte des

caractéristiques du travail qu'il fournit, selon les logiques d'efficience, et humaine d'équité.


- Se pose alors la question des avantages et des inconvénients que présente pour l'entreprise et pour le salarié, le couple indissociable "hiérarchie - salariat".

Les réponses que l'on peut faire à cette question, sont très diverses selon les entreprises, et elles évoluent avec le temps. Mais on peut dire de façon générale que :

*Pour l'entreprise, la hiérarchie permet d'assigner à ses employés des fonctions et des tâches à leurs mesures, de les motiver, et de bien les connaître lors du pourvoi d'un poste vacant. De plus, si elle sait se fidéliser des employés compétents, l'entreprise pourra leur demander un coup de collier lorsque besoin sera.

*Pour l'employé, le salariat assure une stabilité souvent convenable de son emploi, et lui apporte ainsi une certaine sérénité, tant dans sa vie personnelle que professionnelle, même Si cette dernière n'est jamais exempte de quelques frustrations et à-coups (mais quel statut professionnel en exempte ?). De plus, le salariat permet des changements de fonctions et des promotions, par changement d'entreprise certes, mais aussi souvent dans le cadre de la même entreprise, d'autant plus facilement que celle-ci est plus grande.

Quant à l'assimilation qui a pu être faite, de la condition de salarié à celle d'esclave, elle est clairement sans fondement.
*D’une part, la condition d'esclave est imposée par la violence, alors que celle de salarié résulte d'un contrat, qui permet des recours dans un Etat de droit. C'est une différence essentielle, même si le contrat a pu être négocié dans un rapport de forces un peu déséquilibré.

*D’autre part, Si on utilise le mot esclavage pour faire image, pour désigner un travail harassant, on se rend compte qu'il peut concerner toutes les professions.


4. FONCTIONNEMENT DE LA HIERARCHIE, PATHOLOGIE ET CORRECTIFS.

- Remarques préalables:
* Pour les prises de décisions, il n'est pas possible de substituer à la hiérarchie un système de vote démocratique par le personnel. Un tel système absorberait beaucoup d'énergies et de temps au détriment de la production. Il poserait aussi un problème de compétences. La hiérarchie demeure indispensable pour l'entreprise.

* Il faut bien voir que, dans les relations internes de l'entreprise, l'arborescence hiérarchique n'est que la partie émergée de l'iceberg. Les gens y ont de plus des relations transversales statutaires et non statutaires, qui sont généralement d'une certaine importance en intérêt et en volume. Et cela améliore beaucoup le fonctionnement, en souplesse et en efficacité.

- La pathologie des hiérarchies a été étudiée par quelques bons auteurs.

Citons: *Alain (Propos sur le pouvoir) *Michel Crozier (La Société bloquée)
*Peter (Le Principe de Peter) *Parkinson (Les lois de Parkinson) *Catt (Le Principe de Catt)

- Les Correctifs internes

Outre la décentralisation, ces correctifs ont nom: *Çonnaissance du fonctionnement des groupes sociaux et des organisations *Bonne évaluation des compétences professionnelles globales *Bonne information du personnel concernant l'entreprise *Recueil et prise en considération des avis du personnel avant décision *Arbitrages corrects *Méthodes de résolution de problèmes "Concours d'innovations techniques et organisationnelles.

Les méthodologies correspondantes sont le plus souvent enseignées par des organismes spécialisés au cours de séminaires d'entreprises.

- Les Correctifs apportés par l'Etat

On les trouve dans le Code du Travail (Comité d'entreprise et Commission d'hygiène et de sécurité, notamment).

* Mais un important correctif complémentaire est devenu nécessaire: la modification de l'article N0 1832 du statut de la société par action, tel qu'il figure dans le Code civil français. Cet article ne fixe à la "société" (terme juridique pour désigner l'entreprise) qu'un seul but: la mise en commun des moyens des associés pour en tirer profit.

Or, quelques buts supplémentaires sont apparus: assurer la qualité des produits et la sécurité des clients, assurer la sécurité du personnel et contribuer à son développement humain, respecter et améliorer l'environnement, collecter charges sociales et impôts. Mais ces buts supplémentaires, épars dans diverses lois, sont tantôt bien, tantôt mal acceptés et appliqués par les entreprises.

Il est devenu nécessaire de les intégrer à la dynamique de l'entreprise en les faisant figurer aux statuts de l'entreprise, et en en tirant les conséquences sur les textes afférents et dans la structure du plan comptable.

Mais bien sûr, dans le contexte de globalisation économique actuel, cette réforme comme quelques autres concernant l'entreprise, ne seront possibles que dans le cadre d'une certaine harmonisation planétaire.

- Les Correctifs à apporter par l'amélioration de l'environnement économique

Les principaux seraient des dispositions permettant de ramener à un niveau raisonnable les contraintes qu'exercent sur le personnel de l'entreprise une concurrence et une compétition aujourd'hui exacerbées. Il en résulterait une amélioration du climat de l'entreprise comme des relations entre les entreprises.

Mais il s'agit là d'un autre volet de la réflexion du Comité thématique B1.

Nota: Sur ce thème de la pathologie des hiérarchies et de sa thérapeutique, j'ai fait un exposé assez détaillé à l'I.E.M. en 1992. Je puis vous en communiquer le texte.
 

CONCLUSION

Les entreprises d'une certaine taille, leurs hiérarchies et leurs salariats resteront nécessaires. Les NTIC ont apporté et apporteront bien des assouplissements dans leur fonctionnement. Elles permettront vraisemblablement un certain accroissement du nombre d'entreprises individuelles.

Les hiérarchies sont souvent très efficaces, mais présentent une pathologie qui est bien connue, et pour laquelle de nombreuses dispositions préventives et correctives ont été utilisées avec un certain succès. Mais elles sont à compléter.

Des relations économiquement efficaces et respectueuses des personnes, à l'intérieur des entreprises comme dans leurs relations contractuelles, dépendent ainsi de nombreuses mesures à adapter à chaque situation. et à ses évolutions. C'est l'affaire, d'une part d'un cadre juridique et économique à réformer, et d'autre part d'une recherche de compromis de terrain, d'expérience, de doigté, un Art en somme.

Michel Forestier