On pourrait s'imaginer que nous avons fait le tour de la question avec ce parcours sociologique, il faut bien s'en garder. Plutôt que d'en clôturer le sens, nous voudrions l'ouvrir encore vers d'autres perspectives : ethnologiques, psychanalytiques, cognitives, philosophiques, écologiques enfin. Plutôt que de lancer des mots d'ordre, nous voudrions décourager toute perspective unilatérale, tout simplisme dévastateur en montrant la complexité de la construction historique de notre société et plutôt que de rêver d'utopie idéale nous voudrions ramener à l'examen de la réalité la plus concrète, de nos conditions matérielles de vie, à une approche prudente et diversifiée des équilibres sociaux et naturels, à une volonté d'apprentissage qui exige à la fois d'engager le dialogue avec les différents acteurs et de s'approprier le savoir disponible, de travailler les questions, notamment par la lecture d'auteurs dont parfois le nom a été à peine évoqué ici mais dont il est difficile de se passer. Il ne s'agit pas seulement, en effet, de représentation de la pluralité sociale, mais bien de construire un dispositif cognitif capable de guider l'action collective au profit de tous. Il vaut mieux éviter de repartir à zéro comme si toute l'expérience passée et le travail de pensée accompli nous étaient inutiles, comme si la réalité était transparente. Vaine prétention de notre paresse qui croit toujours en savoir assez et tombe ainsi dans les préjugés de l'idéologie dominante. Il faut se situer dans une continuité, constituer une tradition écologiste et critique, cultiver une véritable volonté de savoir, ce qui veut dire l'aveu de notre ignorance. On ne peut rien comprendre, rien construire sans tenir compte de l'histoire, mais ce n'est pas encore suffisant. Il ne s'agit pas, en effet, de répéter la "pensée héritée". Il nous faut au contraire inventer de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes et il faudrait suivre les derniers développements de la biologie et de la théorie des systèmes, de l'évolution économique et technique, des réseaux, etc. Rude tâche exigeant la mobilisation de toute l'intelligence collective et non la pensée d'un seul, mais qui est à la hauteur de notre responsabilité. L'écologie n'est pas une vague nostalgie du passé, une nouvelle mode idéologique. C'est la question de notre avenir dont la préservation exige de passer à un stade cognitif supérieur, celui du principe de précaution qui nous engage à reconnaître la place du non-savoir au coeur de toute science, accroître sans cesse l'étendue de ce qu'on ne sait pas en complexifiant nos représentations et fonder notre solidarité collective sur le partage de l'ignorance.
Contrairement à une exigence impossible, même si elle se croit légitime, d'accès au savoir pour tous, nous n'avons donc pas la prétention de fournir avec ces comptes-rendus un savoir encyclopédique sur la société mais plutôt de dissiper plusieurs illusions et d'abord l'évidence idéologique de l'individu libéral isolé de la société. Notre projet est critique, il n'est pas de nous enfermer dans une certitude mais d'aborder la réalité avec toute la prudence requise. En effet, le principe de précaution consiste simplement à prendre conscience du processus cognitif (connaissance de la connaissance), du travail de la pensée comme scepticisme et complexification. Le savoir est premier qui recouvre les choses. On pense à partir d'un système, d'habitudes, de mots. Tout est connu d'avance, mais la réalité résiste et nous devons nous y "accommoder". Il y a une entropie de l'information qui n'a rien à voir avec le bruit et la thermodynamique comme dans la formule de Shannon qui fait de l'information une improbable redondance, cette obsolescence résulte plutôt du processus cognitif qui progresse par ses erreurs mêmes. Errare humanum est. Nous sommes liés à l'erreur plus qu'on ne le croit, le bug est le véritable objet de l'informatique. On ne peut que rire de ceux qui voudraient apprendre dans leur sommeil alors qu'apprendre engage tout le corps, tout ce qu'on est, il ne suffit pas de mémoriser. Descartes et Rousseau avaient bien compris la nécessité de s'approprier le savoir, sans exiger apparemment le renoncement à soi des anciennes initiations. On y rechigne pourtant toujours à perdre ses anciennes habitudes de pensée. On voudrait un "Tu es cela!" définitif quand on n'obtient qu'une incertitude plus grande encore sur notre identité comme sur le monde. La prise de conscience du processus cognitif, le savoir sur le savoir, est bien ce qui constitue un stade cognitif supérieur, mais au lieu du "savoir absolu" promis par Hegel, la connaissance de la connaissance, de sa dialectique et de ses limites, nous engage au contraire à l'humilité du "principe de précaution" qui représente bien le difficile accès au stade cognitif supérieur d'un savoir qui reconnaît son ignorance, ses incertitudes, le caractère historique et daté d'un apprentissage sans fin, abandonnant le royaume enchanté de nos théories infantiles, dans un monde devenu incertain, et le sommeil de la raison pour une inquiétude vitale de l'existence tournée vers l'avenir.
Explication-compréhension (unité sujet-objet)
Le savoir et l'apprentissage sont des constructions historiques aussi bien au niveau social (phylogenèse) qu'au niveau individuel (ontogenèse). L'histoire des sciences le manifeste dans ses ruptures épistémologiques (Bachelard, Foucault) comme le développement de l'enfant dans ses stades cognitifs (Piaget, Bateson). Ce n'est pas du tout le règne de l'arbitraire pour autant. Le constructivisme n'est qu'une partie de la vérité, son caractère subjectif ; la construction elle-même a des causes objectives. Comme pour la plupart des systèmes biologiques, il y a détermination circulaire de l'intérieur et de l'extérieur, de la société et de l'individu. Cette dialectique de l'extériorité intériorisée et de l'intérieur extériorisé est le principe même de la vie, de l'adaptation, de l'apprentissage et de la connaissance.
Ce principe de régulation, de rétroaction, limite la pensée mais exclut tout idéalisme ou subjectivisme fermé sur son délire. Le scepticisme n'est pas viable. Le principal enseignement de la Théorie des catastrophes de René Thom, c'est le réalisme du phénomène et l'accès au réel que la survie implique. Nous ne sommes pas dans le rêve, loin de là, seulement dans le construit, l'approximatif où s'introduit certes l'idéologie et l'erreur mais qui permet une véritable saisie du réel, pouvant toujours s'améliorer en intégrant de nouvelles données. Le cognitif n'existe pas en soi, détaché du biologique mais dépend toujours du vécu. Le concret n'est pas l'objectif (chose-en-soi, société) inatteignable ni le subjectif (intentionalité, acteur) insaisissable mais leur unité comme processus, dispositif : un discours qui n'est pas sans auteur, un sujet qui n'est pas sans raison, sans interlocuteur, sans lieu et sans histoire, une connaissance toujours intéressée qui implique une reconnaissance intersubjective. "Ce qui limite le vrai, ce n'est pas le faux mais l'insignifiant" (R. Thom). On ne peut séparer théorie et pratique, ni dépasser son temps pas plus qu'il n'y a d'individu sans société. Tout acte humain est susceptible de trouver son explication objective dans son rapport aux autres et une compréhension du rôle subjectif, du désir, de la motivation, de la finalité, des valeurs, de l'intégration au niveau cognitif individuel, aux habitudes, à son histoire.
Le savoir est toujours réducteur, c'est sa fonction : réduire les possibilités de choix, simplifier la décision. Non seulement le savoir n'est jamais complet mais "expliquer n'est pas prédire" car il y a beaucoup de jeu dans le développement autonome de chacun. L'apprentissage est individuel mais ce sont les rapports sociaux et singulièrement les conflits qui sont structurants la plupart du temps et mettent de l'ordre dans nos hésitations. Or, un conflit se définit le plus souvent par l'imprévisibilité de son dénouement, son autonomie relative. Simmel appelle dualisme ce que nous nommons plutôt dialectique (entre coopération et compétition par exemple). Il y a bien une marge de liberté même si tout n'est pas possible car "tout se trouve dans un rapport quelconque avec tout". L'intérieur dépend de l'extérieur. On peut seulement choisir son rôle et le jouer plus ou moins bien, s'inscrire dans un discours, prendre conscience des possibilités de notre situation et profiter de l'occasion. La plupart du temps, on n'a guère le choix, du moins nous sommes toujours responsables devant d'autres, suspendus à leur reconnaissance, provoqués à prendre parti, apporter notre pierre, mettre notre poids dans la balance, qui peut être décisif.
Contre une sociologie scientiste, nous devons réaffirmer l'autonomie de l'individu et la place de l'acteur mais contre l'individualisme libéral, nous devons rappeler toute la détresse de l'être délaissé, notre incomplétude et son cortège de dépendances qui ne s'arrêtent pas à notre entourage immédiat, ainsi que tout ce qui relève du social dans la construction de l'individu. Je est un autre. Pas d'individu sans société mais la société doit produire et protéger l'autonomie de chacun, encourager la participation de tous à la décision collective. C'est l'autre face du principe de précaution, des limites du savoir, la nécessité de consulter les intéressés. La sociologie de la connaissance, des conditions sociales de son émergence, doit nous amener, en effet, à créer les conditions institutionnelles de l'autonomie de la pensée, de l'objectivité critique et de l'innovation ; conditions qui sont à la fois politiques, économiques, démographiques et culturelles. Notre position est difficile car on peut dire que ces conditions sont déjà réalisées dans la science, l'école, la démocratie et le marché, constituant la modernité et l'accès à l'âge de la technique. C'est pourtant le nouveau conformisme de la croissance, de l'innovation et du changement accéléré qu'il nous faut briser, montrer la supériorité cognitive de notre civilisation sur les sociétés originaires par notre capacité de connaissance et d'adaptation, de régulation du système face aux limites planétaires. De cette construction cognitive d'une conscience de soi collective, d'une connaissance en progrès, on peut espérer la préservation de notre avenir et des générations futures, d'une continuité et d'une postérité qui nous rassemblent, au nom d'une autonomie responsable.
La production de l'individu (explication)
On ne peut croire, que la société se réduirait à une fonction ou une "utilité" : aux normes, à la production, la circulation ou la domination, ni même aux relations sociales ou à l'intersubjectivité. Elle englobe plutôt tout cela, et d'autres choses encore, dans une finalité commune mais la société est d'abord l'origine du sujet comme discours. Sujet qui est parlé plus qu'il ne parle (Lacan). Société, technique et langage précèdent les individus. Une partie du social est liée directement au niveau biologique comme la famille, plus encore est déterminé par le langage, la culture et le désir de désir. Le psychologique résulte de cette interaction du social sur le biologique mais l'ensemble forme une structure cognitive. Bien que l'individu ait toujours eu une certaine autonomie, il n'est pas pour autant une "réalité objective", achevée : l'individualisation est un processus historique, social et cognitif.
Le processus d'individuation part du social, du pré-individuel (Simondon). "Le mouvement réel du processus de développement de la pensée de l'enfant ne s'accomplit pas de l'individuel au socialisé mais du social à l'individuel", véritable ontogenèse (Vygotski). On peut dire que l'individuation résulte de la discordance entre individu et société, du travail de scepticisme, de délégitimation mais tout autant d'une spécification progressive, de l'accumulation de connaissances, de l'allongement de la formation et de la division du travail, de compétences spécifiques et changeantes. Pour Simondon, c'est le collectif qui poursuit l'individuation en donnant une scène à une singularisation accentuée, de même que pour Elias c'est la multiplicité des rôles sociaux qui fonde le sentiment d'autonomie individuelle. Malgré son autonomisation, à chaque stade l'individu reste pris entièrement dans le réseau de ses dettes.
Ce qui témoigne peut-être le plus de la dépendance
sociale de l'individu, ce sont les suicides. Durkheim a montré
comme cet acte le plus personnel pouvait revêtir une signification
sociale, témoignage de l'anomie sociale. Il faut aller plus loin
et admettre avec Sartre que la société choisit ses morts.
La plupart des suicides sont des meurtres sociaux, souvent sans véritable
coupable. Les névroses sont sociales et l'humanité forme
un immense cerveau où tout est (plus ou moins) relié. On
aurait pu tout aussi bien parler de l'amour ou des naissances. Marcel Mauss,
neveu de Durkheim, situe la dépendance dans le don lui-même
où s'affirme l'autonomie.
L'individu est insuffisant en soi : l'exclusion et la précarité en témoignent, le besoin de reconnaissance. Ce qui pose question désormais, c'est comment refaire société, redonner à la démocratie une capacité d'action collective. C'est un problème cognitif d'adaptation aux limites écologiques, au-delà du marché qui constitue aussi un système cognitif. Comme le disait déjà Turgot, il résulte de la "faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre", à condition de comprendre l'intérêt dans son sens large et non pas seulement commercial, c'est-à-dire dans ses dimensions collectives. Ce qui mène inévitablement à la démocratie comme système cognitif basé sur l'autonomie individuelle et qui nécessite l'inhibition de réactions primaires (de représentation ou de domination), une certaine négation de l'individu par l'individu. Là encore, il s'agit d'augmenter notre ignorance de ce qu'il faut faire et passer par un processus réflexif.
La constitution de la société (compréhension)
Nous avons surtout étudié le processus d'individualisation mais si l'individu moderne est un produit récent de l'évolution historique, il y a bien un individu objectif avant tout individualisme, les tombes en témoignent par le corps et par le nom, mais aussi le rôle social, la parole donnée, le besoin de reconnaissance et le sentiment de responsabilité, de la dette. La religion commence avec la culpabilité individuelle. Un groupe humain n'est pas un groupe animal. Les religions du texte le montrent explicitement, avant de se fonder sur le Droit. A l'explication sociale et biologique il faut donc joindre la compréhension subjective, psychologique de la socialisation, question qui ne se pose qu'à en avoir perdu l'évidence.
La "cause" de l'adhésion à la société, sa subjectivation individuelle, son implication, se transforme d'abord en "motivation" de l'individu, qui peut être l'intérêt, la compétition, ou la domination (empire), c'est-à-dire des motivations objectives. A vrai dire, compétition commerciale et domination planétaire se passent de notre motivation, il s'agit de tirer son épingle d'un jeu qu'on n'a pas choisi. On se rend compte qu'il s'agit moins ici de prendre la place de l'acteur, partir de ses représentations subjectives, que de trouver un équivalent subjectif à une contrainte objective. Ainsi il apparaît raisonnable d'attribuer à l'individu un comportement intéressé et calculateur puisque c'est le résultat obtenu au niveau global (même en régime de dons!). Il n'y a rien là pour nous étonner puisqu'il s'agit encore ici, sous la forme idéalisée de l'individualisme méthodologique, qu'une projection des phénomènes statistiques reconstruits au niveau individuel. On comprend qu'il n'y ait plus besoin de totalité sociale puisque l'individu a déjà été réduit au global. Le libéralisme largement inspiré par le fanatisme des physiocrates ("secte d'illuminés", d'un productivisme effréné, dénoncés déjà par Tocqueville) est un individualisme normatif (lois naturelles et divines), ignorant l'individu réel, aussi bien l'intersubjectif que l'intrasubjectif, seule compte une rationalité objective, le calcul rationnel qui caractérise plutôt les personnes morales, les entreprises plus que les gens.
Il fallait d'abord balayer les hypothèses faussement subjectives de l'homo oeconomicus pour envisager les processus objectifs de socialisation. Ce qui constitue le social, avant l'économie, c'est la circulation et les rites de l'échange, l'ensemble des "communications". Ce qu'on appelle depuis Mauss le "don" est un fait social total, comme la circulation des femmes pour Lévi-Strauss (Structures élémentaires de la parenté). C'est par le collectif qu'on s'individualise.
En fait, partir du don est confusionnel. L'essentiel, ce n'est pas le don, c'est la dette, le devoir de rendre dont le don n'est qu'un cas particulier. Le don gratuit est aussi rare que l'acte gratuit. Le don est toujours déjà paiement d'une dette, forme de sacrifice. C'est ce qu'exprime l'idée de "péché originel". Ce sont les dettes qui nous lient, nous rendent dépendants, fondement de la culpabilité. C'est de la dette qu'on peut dire, comme Mauss, que c'est un fait social total, obligation symbolique effective, matérielle.
L'échange est d'abord échange de paroles, qu'il faut tenir : bonne foi, sincérité, confiance, engagement, responsabilité. Hospitalité et réciprocité sont les conditions de la parole donnée (ce qui ne veut pas dire que la parole se réduise à la réciprocité). L'homme de parole n'existe que dans l'inter-psychique, l'échange avec l'autre, pour qui il parle. Mais le rapport à l'autre est instable, l'échange doit être renouvelé constamment. On n'échange pas que des cadeaux, plus ou moins utilitaires, mais aussi des politesses, des festins, des rites, des danses, des fêtes, des vengeances... (Seul le sang lave le sang).
La socialisation s'opère par la circulation, la dette, la parole mais l'essentiel c'est de participer. Ce ne sont pas les mythes ou les représentations, mais les rites qui nous engagent corps et âme dans l'appartenance sociale, en participant au rite électif par exemple ou bien au travail salarié. Lorsque ce ne sont pas des rites d'appartenance, les rituels sociaux sont destinés à établir un sentiment d'équilibre du côté de l'énonciation (égalité, reconnaissance, réciprocité) pour éviter l'agressivité sans doute mais surtout pour éviter les malentendus du côté de l'énoncé (cognitif). La politesse fait partie du langage, du formalisme de l'échange. Jusqu'ici, notre approche de l'individu reste pourtant extérieure encore, il faut rendre compte de son vécu, pas seulement de sa fonction cognitive et sociale.
Répétons-le, l'individu est le résultat de caractéristiques
biologiques, d'une position sociale et d'une mémoire singulière
(histoire, compétences). Sa socialisation se constitue par la dépendance
maternelle d'abord, la formation, l'apprentissage, l'intériorisation,
l'identification, la rivalité, le désir, la langue maternelle.
"L'amour maternel est une promesse que la vie ne peut pas tenir".
La famille est l'agence psychologique de la société (E. Fromm),
agent de reproduction surtout (de la domination, de l'autorité,
de la culture). La structure familliale est déterminante pour l'idéologie
(E. Todd), tout comme la technique produit des automatismes mentaux. Puis
l'opérateur de socialisation est l'interdiction de l'inceste et
l'exogamie qui brisent la première totalité subjective pour
l'ouvrir au groupe comme nouvelle totalité fermée (clôture
holistique), lieu de circulation de la parole, du désir et de la
dette. La question du "nous", du discours dans lequel nous nous inscrivons,
se réduit à savoir devant qui nous sommes responsables,
par qui nous voulons être reconnus, pour qui nous agissons. Il ne
s'agit pas d'abord de domination mais de participation au social, de besoin
de reconnaissance, de contraintes discursives et cognitives. C'est particulièrement
évident pour l'action collective où celui qui ne soulève
par l'armoire la rend plus lourde à porter pour les autres. L'identité
de l'individu se confond dans ces moments avec celle du groupe, sa finalité
à laquelle il participe.
Ce qui circule dans les sociétés originaires c'est donc
à la fois des "marchandises" (utiles), des "dons" (engagements),
des femmes, mais aussi la mort (vendetta). Ce qui fait société
est cet échange généralisé. La question est
claire pour tous : ce qui motive le mépris des Mélanésiens
ou des Amérindiens envers les marchands, c'est parce que ceux-ci
mettent la valeur dans l'objet alors que la véritable valeur est
dans le sujet, dans sa participation à la circulation sociale. On
peut dire de ces "sauvages" qu'ils dénoncent déjà
le fétichisme de la marchandise mais on peut étendre
le raisonnement aux partis politiques, par exemple, pour constater que
l'objet du parti n'a pas autant d'importance que les relations entre les
individus. Le désir de l'homme, c'est le désir de l'Autre.
Aujourd'hui les hiérarchies ont perdu toute légitimité et notre statut est devenu plus incertain et précaire, sans cesse menacé. Nous devons sans arrêt négocier notre place. Quand plus aucun lien symbolique ne vous tient à votre partenaire, il faut chaque jour regagner sa confiance et prouver son amour sans fin. Le moment historique contamine jusqu'à nos rapports les plus intimes. On s'imagine qu'il s'agit de sexe alors que la question est de savoir ce qui nous tient ensemble et ne peut se réduire au plaisir, mieux encore, le déclin des hiérarchies rend sensible pour chacun l'exigence de reconnaissance sociale et manifeste ainsi notre dépendance des autres et des institutions. C'est le regard de l'autre qui me fait vraiment exister.
L'inachevé : expression du négatif et développement humain
Nous espérons avoir montré l'interdépendance de l'individu et de la société. Si l'individu est d'abord un corps et une capacité cognitive, un sujet du langage, son autonomie est le résultat du processus d'individualisation et d'institutions sociales (famille, salariat, démocratie). Surtout, c'est un processus inachevé, l'individuation est encore notre avenir. La conséquence d'une telle unité de l'individu et de ses conditions sociales ne peut plus être la culpabilisation des pauvres mais bien l'accompagnement individuel, le développement humain, la responsabilité sociale des institutions, la "discrimination positive". En retour, toute la démonstration d'Amartya Sen des bienfaits de la démocratie montre la supériorité de la liberté d'expression et de l'autonomie individuelle pour la régulation économique et la satisfaction des besoins des populations (empêcher les famines notamment). On peut penser que libérer les hommes de la nécessité et de la peine, séparer l'affectif et le savoir ou le pouvoir devenus circulants, libres, nous permet d'accéder à un nouveau stade cognitif comme la séparation du mot et de l'émotion a permis le discours rationnel.
La "société de l'information" et la démocratie permettent l'accès à un stade cognitif supérieur de conscience de soi, nouvelle évolution vers la complexification de nos grilles de lecture et de nos certitudes. L'important est de constater que ce stade cognitif valorisant l'autonomie et la gestion par projet devient incompatible avec la compétition et la hiérarchie ou avec l'appropriation marchande, exigeant au contraire coopération et désintéressement (logiciels libres). L'heure n'est plus à la domination mais au retour de la réputation. Il y a vraiment contradiction entre les forces productives informationnelles et les rapports de production capitalistes.
Devant tant de bonnes nouvelles : "inversion de la dette", soutien des institutions, dépassement du salariat et du capitalisme, on pourrait être tenté de s'abandonner à un optimisme béat comme si le paradis s'ouvrait devant nous. Il n'en est rien, hélas, et Alain Ehrenberg nous avertit de cette fatigue d'être soi qui nous attend déjà, de la dépression de l'individu autonome courant après son ombre et dont il n'est pas sûr qu'on vienne à bout. L'imbécile heureux, qui semble l'idéal de l'homme contemporain, n'a jamais vraiment existé (le bonheur est la promesse des marchandises, le baratin publicitaire. Arendt rappelle que "ni l'homme de métier, ni l'homme d'action" ne prétendent au bonheur). La pensée continue son travail de démolition. L'angoisse fait partie du travail du créateur, pas moyen de l'éviter, ni d'éviter de montrer qui on est, ni de supprimer tous les problèmes relationnels. On ne peut réduire l'individu à son rôle cognitif. Le vécu d'une énonciation incertaine qui cherche sa voie ne laisse aucune chance au désir de trouver satisfaction, la conscience est toujours souffrance, irritation, souci, conscience d'un problème avant d'être conscience d'une chose. L'individu est une figure tragique par la conscience de sa mort qui est ce qui lui appartient en propre et l'inscrit dans un ordre qui le dépasse mais plus quotidiennement par la conscience de son insuffisance, son "inhabileté fatale", son ignorance qui le laisse dépourvu de tout[1], et par dessus tout par la dimension sacrificielle au coeur de sa jouissance. Il doit sans arrêt risquer sa vie en l'absence de toute certitude, décider dans la précipitation et dans la hâte pour apprendre de ses essais comme de ses erreurs. Lié à ses semblables, il lui faut pourtant se dresser contre les siens quand ils s'égarent et ne pas leur imposer ses propres égarements, sans aucune certitude que le déchirement et l'indignation. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de joie mais le bonheur n'a pas d'autre sens que la réussite éphémère d'une action toujours rejouée ou bien l'expression de la reconnaissance des autres, difficile à garder.
Enfin, le vieillissement ne touche pas seulement les corps biologiques mais tout autant les institutions et les croyances du moment. Il faudra prendre toute la mesure de cette entropie de l'information, son obsolescence accélérée, son usure paradoxale, le travail du négatif qui ronge les certitudes les plus établies, travail du scepticisme, de la subjectivité qui se confond avec le temps qui passe et se renouvelle du jaillissement d'une nouvelle jeunesse imprudente.
Plus les "temps changent", plus l'individu est lié à sa
génération. Vieillir ensemble fait de sa génération
la seule véritable réalité sociale pour la plupart
des individus en compétition avec leurs pairs (ce qu'on appelait
"la classe" du service militaire). Ce qui relie une génération
c'est ce "temps pour comprendre" que Lacan introduit dans son "Temps logique"
mais aussi leur participation à notre propre construction. Cette
réalité générationnelle se traduit concrètement
par la domination des générations les plus nombreuses (actuellement
encore celle, finissante, du baby boom et de Mai 68, cf. Louis Chauvet).
On peut y voir la cause des cycles économiques qui ne doivent rien
aux politiques économiques mais tout au renouvellement générationnel
qui enclenche un cycle d'innovation (Kondratieff, Schumpeter). Il ne faudrait
pas que le principe de précaution se réduise à l'immobilisme
d'une génération finissante alors qu'il exige au contraire
avec urgence un esprit révolutionnaire, parce que prudent, décidé
à faire face aux défis du temps, alors que nous devons nous
ouvrir aux générations futures, à une solidarité
inter-générationnelle.
Je m'affirme être un homme, de peur d'être convaincu par les hommes de n'être pas un homme.
Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation "humaine", en tant précisément qu'elle se pose comme assimilatrice d'une barbarie...
Tout dépend de "nous" et c'est bien ce "nous" qui doit s'étendre
non seulement à l'humanité toute entière mais à
la succession des générations, la continuité
d'une histoire, un savoir en progrès et conscient de son inachèvement.
Il ne s'agit plus de passer tous nos caprices ni de protéger le
sommeil dogmatique mais de faire de chacun le dépositaire de notre
destin commun, de notre responsabilité envers les générations
futures, veilleur de l'avenir au nom de l'inquiétude sacrée
du principe de précaution, du débat démocratique
et de la pensée critique.
[1] D'un côté, on peut donc écrire une histoire triomphante de l'humanité individualisante comme fleuron de l'évolution "d'une homogénéité indéfinie à une hétérogénéité finie" (Spencer) et de la survie à la liberté. On peut ordonner comme Hans Jonas les degrés du vivant : métabolisme, sensibilité, motricité, affectivité, perception, imagination, esprit, on peut montrer la complexité grandissante des stades cognitifs (Piaget, Kohlberg). Nous nous trouvons toujours en haut du panier, avec raison sans doute, pas moyen de faire autrement, mais le "nous" n'est déjà plus ici l'individu, c'est le système qui a une capacité cognitive bien supérieure à la notre et dont l'organisation doit subir pourtant une complète refondation qui sera elle-même dépassée.
D'un autre côté, la négativité ou l'erreur restent inévitablement la règle et la souffrance une fidèle compagne. L'évolution ici serait plutôt l'augmentation des risques, des destructions, des menaces et de notre ignorance, une précarité grandissante de l'être. On peut bien cultiver la joie, il n'est pas sûr que cela suffise à nous soulager de tout ce que nous trouvons inacceptable en ce monde. Les moments de bonheur collectif sont rares, nous pourrions les rendre plus fréquents mais il est bien plus important de prendre conscience du négatif que de se bercer d'illusions comme le voudrait la "pensée positive".