L'autonomie devient une contrainte de masse pour se repérer et agir dans une société morcelée, elle exige de l'individualité, mais elle la fragilise. I245
Le "nouvel" individualisme signale moins un repli généralisé sur la vie privée que la montée de la norme d'autonomie... L'inflation de la vie privée ne doit donc pas être comprise comme un étalage narcissique - c'est un épiphénomène -, elle est ce que devient la vie privée quand elle se modèle sur la vie publique : un espace où l'on communique pour négocier et aboutir à des compromis au lieu de commander et d'obéir... Privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée sont le double processus que ces changements recouvrent. I19
Sans institutions de l'intériorité, il n'y a pas, socialement parlant, d'intériorité. Elle est produite dans une construction collective qui lui fournit un cadre social pour exister. La perception de l'intime change. Il n'est plus seulement le lieu du secret, du quant-à-soi ou de la liberté de conscience, il devient ce qui permet de se déprendre d'un destin au profit de la liberté de choisir sa vie. F143
Alain Ehrenberg éclaire ces notions par une trajectoire qui va
du "Culte de la performance", de la compétition sportive comme mythologie
de l'égalité, "mariage de la concurrence et de la justice
incarnant une juste inégalité" I27,
aux mythologies de la liberté que sont la toxicomanie et la télévision
populaire des reality show pour un "Individu incertain" avant de
passer de l'individu conquérant à l'individu souffrant avec
"La Fatigue d'être soi" conjuguant dopage et dépression pour
prôner une société d'assistance et d'accompagnement
de l'individu. La question de l'autonomisation de l'individu est celle
du gouvernement de soi dans une société post-disciplinaire
où chacun doit trouver sa place qui ne lui est pas assignée
d'avance. Déclin de la religion, de l'interdit et de la discipline
pour une exigence de production de soi où la faute n'est plus transgression
de la Loi mais inhibition de l'action, le problème n'étant
plus tant le conflit névrotique que l'insuffisance dépressive.
Ainsi la psychanalyse passe du conflit oedipien à surmonter pour
Freud à la responsabilité de son désir "sur lequel
il ne faut pas céder" pour Lacan. "Le permis et le défendu
décline au profit d'un déchirement entre le possible et l'impossible"
qui se traduit en souffrances subjectives.
La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d'autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle en l'enjoignant à devenir lui-même. F10
La fatigue silencieuse ou plaintive du nerveux contribue à faire sortir l'absence de volonté, la paresse ou la désobéissance de la morale et de la philosophie. F65
Parce qu'elle nous arrête, la dépression a l'intérêt de nous rappeler qu'on ne quitte pas l'humain. F292
En effet, nous retrouverons les luttes collectives, les solidarités
écologiques, et donc des normes communautaires facilitant l'identification.
Le politique ne se réduit pas au service public, mais nous aurons
toujours sans doute à nous produire nous-mêmes et nous différencier,
être responsables de ce que nous sommes (à l'école,
en famille, au travail), à condition qu'on nous en donne les moyens
("les supports matériels de l'individu" comme dit Castel). Cette
société de l'individu nécessite une assistance
individuelle, un soutien personnel tout au long de la vie, non seulement
légitime mais indispensable pour faire face au changements incessants.
"Un individu aujourd'hui, c'est de l'autonomie assistée de
multiples manières". I305 On retrouve encore
la logique du développement humain défendu par Amartya Sen,
une inversion de la logique économique productiviste au profit d'un
droit à l'existence et d'une société d'assistance
plus écologique, de la production de l'homme par l'homme plutôt
que de la consommation de marchandises. Cette "inversion de la dette" rétablit
l'économie comme moyen et l'individu comme fin, ce qui vaut mieux
qu'une économie qui marche sur la tête mais suppose la fin
du règne de la nécessité : pas d'autonomie sans automatisation.
C'est le même mouvement qui inverse le travail comme devoir contraint
et subordonné (salariat) pour en faire un droit, une fonction sociale
et le développement de l'autonomie de chacun.
A partir du moment où les gens sont amenés à construire leurs liens par eux-mêmes, au lieu d'être logés à une place dont ils n'ont pas à sortir, la présence d'un garant extérieur est pourtant une nécessité absolue : elle leur rappelle qu'ils ne sont pas des créanciers sans dette... La politique, pour conserver sa crédibilité, doit nécessairement faire la distinction entre le temps lent qui dessine l'avenir, et le temps court qui pallie l'urgence. La démocratie du public n'est pas la politique de l'opinion. I310
Les réponses apportées à la crise de la guérison suggèrent qu'il ne s'agit plus tellement aujourd'hui de guérir de quelque chose que d'être accompagné et modifié plus ou moins constamment, et cela tant par le pharmacologique, le thérapeutique que le socio-politique. F211
Le style de réponse aux nouveaux problèmes
de la personne prend la forme d'accompagnement des individus, éventuellement
sur la durée d'une vie. Ils constituent une maintenance se déployant
par des voies multiples, pharmacologiques, psychothérapeutiques
ou socio-politiques. Des produits, des personnes ou des organismes en sont
le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions de services publics
ou de services relationnels privés, se réfèrent à
une même règle : produire une individualité susceptible
d'agir par elle-même et de se modifier en s'appuyant sur ses ressorts
internes. F287
L'individu incertain est, évidemment, un pléonasme. I304
La rhétorique concurrentielle des années 80 laissait entendre que le premier venu pouvait réussir, celle des années 90 laisse craindre que tout citoyen peut sombrer dans la déchéance. I17
L'individualisme de masse a commencé sa carrière en France sous l'emblème de l'aventure entrepeneuriale, il la poursuivrait sous la menace de la dépression nerveuse... La vie était vécue par la plupart des gens comme un destin collectif, elle est aujourd'hui une histoire personnelle. I18
La concurrence entre spectacle de réalité et politique porte secondairement sur l'action insuffisante des institutions. Les promoteurs de spectacles de réalité se légitiment du constat que les institutions sont défaillantes et que la télévision a un rôle à jouer pour limiter ces dysfonctionnements. I297
Plus nous vivons l'autre comme un semblable, plus nous devenons des individus. Si l'on veut comprendre l'expérience contemporaine de l'individu, il faut le penser comme une relation et non comme une substance. Il est placé à l'articulation entre souci pour soi et pour autrui, articulation qui relève d'abord de la responsabilité politique. I311
Nous ne sommes donc pas moins chargés de lois que le type de sujet qui s'est effacé, mais ces lois ont changé : elles fabriquent moins les conflits pathologiques de la névrose que les relations pathologiques de la dépendance...
Cette histoire est finalement fort simple. L'émancipation nous a peut-être sortis des drames de la culpabilité et de l'obéissance, mais elle nous a très certainement conduits à ceux de la responsabilité et de l'action. C'est ainsi que la fatigue dépressive a pris le pas sur l'angoisse névrotique. 289
Pour passer de la folie à la dépendance en moins de deux siècles, il aura d'abord fallu l'invention de la névrose à la fin du XIXè, puis son basculement dans la dépression dans le dernier tiers du XXè siècle. La dépendance est à la libération psychique et à l'initiative individuelle ce que la folie était à la loi de la raison : un soi que l'on n'est jamais assez (l'insécurité identitaire), une exigence d'action à laquelle on ne répond jamais assez (l'indécision de l'inhibé, l'action non contrôlée de l'impulsif). Si l'aspiration à être soi-même conduit à la dépression, la dépression conduit à la dépendance, cette nostalgie du sujet perdu. 279
Le rapport social d'aujourd'hui serait psychologisant (parce qu'il fait appel à quelque chose de "personnel" alors qu'avant il était "encadré"), il consisterait à établir du lien entre un Moi (une subjectivité) et un autre Moi (la relation entre les deux formant une inter-subjectivité), dans une sorte de contractualisme généralisé, et aurait pour finalité la réalisation (mutuelle) de soi. On attribuait traditionnellement à l'individu l'égoïsme (il fallait l'encadrer par une communauté), on lui accorde désormais une empathie qui pourrait à elle seule faire société ! 287
- L'entrepreneur, du culte de la performance à la peur de la précarité et du changement
La notion d'entrepreneur sert de référence pour dynamiser l'ensemble socio-politique. Nette inflexion pour un pays comme le nôtre : l'action privée reprend des missions collectives de l'État, tandis que l'action publique réutilise des modèles privés. Les entreprises "citoyennes" doivent s'allier à des administrations fonctionnant comme des entreprises.
Gagneurs, sportifs, aventuriers et autres battants envahissent le paysage imaginaire français. ils ont trouvé leur incarnation dans un personnage aujourd'hui déchu, mais qui a symbolisé l'entrée de la société française dans une culture de la concurrence: Bernard Tapie. Se souvient-on encore qu'il animait sur TF1 en 1986, à une heure de grande écoute, une émission de variétés entrepreneuriales au titre éloquent d'Ambitions? il ne s'agissait pas seulement d'un show. La première vague de l'émancipation invitait chacun à partir à la conquête de son identité personnelle, la deuxième vague à celle de la réussite sociale par l'initiative individuelle.
Dans l'entreprise, les modèles disciplinaires (taylorien et fordien) de gestion des ressources humaines reculent au profit de normes qui incitent le personnel à des comportements autonomes, y compris en bas de la hiérarchie. Management participatif, groupes d'expression, cercles de qualités, etc., constituent de nouvelles formes d'exercice de l'autorité qui visent à inculquer l'esprit d'entreprise à chaque salarié. Les modes de régulation et de domination de la force de travail s'appuient moins sur l'obéissance mécanique que sur l'initiative : responsabilité, capacité à évoluer, à former des projets, motivation, flexibilité, etc., dessinent une nouvelle liturgie managériale. La contrainte imposée à l'ouvrier n'est plus l'homme-machine du travail répétitif, mais l'entrepreneur du travail flexible. L'ingénieur Frederick Winslow Taylor, au début du XXè siècle, visait à rendre docile et régulier un "homme-boeuf", selon sa propre expression, les ingénieurs en relation humaine d'aujourd'hui s'ingénient a produire de l'autonomie. Il s'agit moins de soumettre les corps que de mobiliser les affects et les capacités mentales de chaque salarié. Les contraintes et les manières de définir les problèmes changent : dès le milieu des années 1980, la médecine du travail et les recherches sociologiques en entreprise notent l'importance nouvelle de l'anxiété, des troubles psychosomatiques ou des dépressions. L'entreprise est l'antichambre de la dépression nerveuse.
A l'accroissement du degré d'engagement dans le travail qui s'impose au cours des années 1980 se surajoute à partir de la fin de la décennie une nette diminution des garanties de stabilité : elle concerne d'abord les non-qualifiés, puis remonte la hiérarchie jusqu'à toucher les cadres supérieurs au cours des années 1990. Les carrières deviennent volatiles. Le style des inégalités se modifie, ce qui ne va pas sans conséquence sur la psychologie collective : aux inégalités entre groupes sociaux s'en ajoutent d'autres internes aux groupes. L'accroissement des inégalités de réussite à diplôme et origine sociale équivalents ne peut qu'augmenter les frustrations et les blessures d'amour-propre, car c'est mon voisin, et non mon lointain, qui m'est supérieur ou inférieur. La valeur que la personne s'accorde à elle-même est fragilisée avec ce style d'inégalité.
L'école connaît des transformations
qui ont des effets analogues sur la psychologie des élèves.
Dans les années 1960, la sélection sociale s'opérait
largement en amont de l'école. Aujourd'hui, comme le montre unanimement
la sociologie de l'éducation, la massification de la population
lycéenne conduit à ce que la sélection s'opère
tout au long du cursus scolaire. Parallèlement, "une exacerbation
des impératifs de réussite individuelle et scolaire s'abat
sur les enfants et les adolescents" Les exigences qui pèsent sur
l'élève s'accroissent tandis qu'il assume lui-même
la responsabilité de ses échecs, ce qui ne va sans engendrer
des formes de stigmatisation personnelle. Là encore, donc,
modification des manières d'être inégal. 234-235
L'autonomisation du couple et de la famille, qu'enregistre
le processus de "démariage", conduit à une précarisation
nouvelle brouillant souvent les places symboliques des uns et des autres.
L'égalisation des rapports entre genres sexuels, mais aussi entre
générations conduit à un balancement entre contractualisme
généralisé et rapports de force permanents. Quand
les frontières hiérarchiques s'effacent, les différences
symboliques avec lesquelles elles étaient confondues s'effacent
également.
Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie. La lisibilité du jeu social et politique s'est brouillée. Ces transformations institutionnelles donnent l'impression que chacun, y compris le plus humble et le plus fragile, doit assumer la tache de tout choisir et de tout décider.
Le changement a pendant longtemps été
une chose désirable parce qu'il était lié à
l'horizon d'un progrès qui devait se poursuivre indéfiniment
et d'une protection sociale qui ne pouvait que s'étendre. il est
appréhendé aujourd'hui de façon ambivalente, car la
crainte de la chute et la peur de ne pas s'en sortir l'emportent nettement
sur l'espoir d'ascension sociale. Nous n'aurions plus que les méfaits
du changement, méfaits que les mots "vulnérabilité",
"fragilité" et "précarité" résument. Nous changeons,
certes, mais nous n'avons plus le sentiment de progresser. Combinée
à tout ce qui incite aujourd'hui à s'intéresser à
sa propre intimité, la "civilisation du changement" stimule une
attention massive à la souffrance psychique. 236
- Du conflit social à la production assistée
de l'autonomie
La division du social conditionne l'unité de la société, le conflit permet de faire tenir un groupement humain sans qu'il ait besoin de justifier son sens en se référant à un ailleurs et sans qu'un souverain décide pour nous. C'est là le noyau du politique en démocratie (Lefort). 272
Le souci pour la souffrance participe du déclin des dimensions conflictuelles du social, dont la montée des inégalités intragroupes est révélatrice. Au lieu des luttes entre groupes sociaux, des concurrences individuelles qui affectent autrement les personnes - moins "municipalement", aurait écrit Musil. On assiste à un double phénomène d'universalisation croissante (la mondialisation), mais abstraite, et de personnalisation accrue, mais ressenti fort concrètement. On peut en effet combattre collectivement un patron ou une classe adverse, mais comment faire avec la "mondialisation" ? il est plus difficile de réclamer collectivement justice dans ce contexte, plus difficile de reporter sur un adversaire désignable la responsabilité d'une situation dont on se sent victime. On différencie d'ailleurs de plus en plus mal souffrance et injustice, compassion et inégalité, conflits légitimes, qui visent à répartir plus justement la richesse produite, et conflits illégitimes, qui résultent de corporatismes bien placés dans les rapports de forces. Le ressentiment se tourne envers soi-même (la dépression est une autoagression), se projette sur un bouc émissaire (le Front national contribue à faire revenir la figure de l'ennemi qui avait disparu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) ou se dénoue dans la recherche d'identités de type communautaire.
Plutôt qu'à une crise du politique et du sujet résultant de la montée de l'individualisme, on assiste à un changement suicidaire des figures de la personne et du politique. L'action en commun n'est plus faite de mouvements de masse, sous la houlette d'une organisation, face à un adversaire désignable. La représentation politique ne se distribue plus en fonction de l'appartenance de classe, comme le montre unanimement la sociologie électorale. La citoyenneté ne consiste plus à mettre entre parenthèses ses intérêts privés. Il n'y a certes d'action politique que dans l'horizon d'un monde commun, mais cet horizon passe aujourd'hui par l'individualisation de l'action. L'action politique consiste moins souvent à résoudre des conflits entre adversaires qu'à faciliter collectivement l'action individuelle. C'est là une nouvelle contrainte politique.
On voit aujourd'hui, particulièrement dans le domaine du social qui constitue un véritable laboratoire d'expériences et de réflexions en la matière, se diffuser de nouvelles formes d'action publique dont le ressort n'est pas le conflit, mais le partenariat et la médiation. Le conflit n'est pas donné, il est à construire, à situer. Dans les situations de précarité, la problématique du guichet où l'assuré social allait recevoir ses allocations en attendant qu'on lui offre un emploi est inadaptée au chômage de longue durée. La médiation et l'insertion de la personne dans un réseau de partenaires se substituent à ce mécanisme de protection sociale. L'objectif est de permettre aux gens de résoudre par eux-mêmes leurs propres problèmes, mais en les accompagnant de manière multiple dans leurs parcours. En produisant de l'individualité, on espère produire simultanément de la société. Les ayants droit prennent une participation active à leur réinsertion, mais, en contrepartie, le rôle des institutions consiste à les mettre dans les conditions pour le faire : faire céder la honte en reconstruisant de la dignité, produire du respect là où le mépris est permanent, refaire de l'individualité là où elle défaille par le désespoir ou l'absence de loi, etc. 283-284