Temps, rythmes et nombres
Bernard GUIBERT rappelle par rapport aux deux autres séance du séminaire la place de la présente séance. Elle porte sur les rythmes, les temps et les effectifs au travail et retrace les évolutions dans les décennies récentes des différentes caractéristiques objectives du travail.
La première (la date a été remise) a été consacrée au problème appelé celui de la fondation, de la Refondation.
La seconde était intitulée, de manière un peu emphatique, « souffrances ».
Il passe la parole à Serge VOLKOFF qui s'est chargé de faire une introduction générale à la séance d'aujourd'hui.
Exposés introductifs
Il s'agit d'abord de faire un lien entre la dimension subjective de la souffrance au travail et les évolutions objectives. En 150 ans on est passé progressivement d'une année de travail de 3000 heures à un peu plus de 1500. L'entrée dans la vie active est retardée. La sortie est de plus en plus tôt.
Le rapport entre le temps passé au travail et le temps passé au non travail correspond à peu près à 1/10 du temps vécu. Pourtant on n'a pas le sentiment que la pression baisse. Il est donc apparemment deux paradoxes distincts.
Le premier consiste à établir qu'il est réducteur de parler du temps de travail indépendamment des temps sociaux. Il faut donc penser l’articulation des différents temps. La question se pose de manière aiguë au sujet du temps partiel et en particulier du temps partiel des femmes.
Le deuxième paradoxe consiste à s'interroger à partir de l'intérieur des situations de travail. En effet il semble que les hommes politiques en restent à un point de vue complètement extérieur vis-à-vis de la situation de travail. Peut-être l'explication est-elle toute simple. Ils ont perdu l'expérience du travail.
Cet exposé introductif s'enchaîne avec les interventions des trois invités.
Michel GOLLAC est directeur de recherche au centre d'études de l'emploi (CEE).
Les deux autres contributions viennent d’un point de vue relativement opposé à celui de la théorie.
Francis BOURDON est un syndicaliste de la CFDT. Il est formateur de syndicalistes en Ile de France. L'intensité du travail joue sur les conditions de travail à long terme et sur la mobilisation syndicale.
Rachel BEAUJOLIN BELLEC a réalisé une thèse dont le titre est : « les vertiges de l'emploi » et qui a été publiée en 1999. Elle travaille également sur l'analyse des décisions de réduction des effectifs dans les entreprises.
Le phénomène est difficile à cerner. L'intensification du travail n'équivaut pas à sa dégradation.
Sa signification et fondamentalement ambigüe.
Il est difficile de lutter contre les excès d'intensification du travail. En même temps les contraintes de temps évoluent de manière considérable. Si on regarde l'enquête sur les conditions de travail de 1984, le pourcentage des ouvriers qui sont aux « normes » est de 19 %. En 1998 il passe à 43 %. Le nombre de travailleurs qui sont dépendants, soit de la clientèle, soit du public, passe en 1984 de 39 % à 65 % en 1998. Ce phénomène d'intensification n'est pas spécifique à la France. Une étude a été faite par la fondation de Dublin. Le travail devient plus intense dans tous les états membres. Les délais sont plus serrés. Les causes paraissent en devoir être le phénomène général de la déréglementation et de la mondialisation. Mais il y a également des bouleversements dans l'organisation du travail. En particulier partout se généralise la gestion « à flux tendus ». Il existe également des différences dans les rythmes de l'intensification. Il existe également des différences dans les formes de cette intensification. Certes, pas l'intensification « bête et méchante », pas l'intensification des cadences.
En France les enquêtes sur les conditions de travail montrent que cette intensification s'effectue de manière plus tardive que dans les autres pays. Mais il semble qu'il y ait un phénomène de rattrapage et que l'augmentation de l'intensification soit plus rapide depuis les années 1980.
Les différentes formes consistent d'abord à importer les différents modèles d'organisation. Ainsi l'organisation « industrielle » exige davantage de régularité.
Par contre l'organisation « marchande » conduit à demander une plus grande adaptation et une plus grande souplesse vis-à-vis du marché.
Le travail régi par des normes correspond au travail industriel.
L’adaptation à la demande correspond à une organisation marchande de la production.
L'origine de ces tendances vient sans doute que les clients et les autres entreprises (les donneurs d’ordre) influencent de plus en plus les décisions d'organisation industrielle. La charge de travail consiste ainsi à réconcilier, ou même à concilier tout court, la régularité de la production et son rythme avec les perpétuels remaniements demandés par les changements de la demande. Ces adaptations retombent systématiquement sur les opérateurs. Lorsqu'on regarde par exemple le passage aux 35 heures, on s'aperçoit que la suppression des pauses aboutit à modifier les rythmes de travail. Toutes les catégories de salariés sont atteintes. On observe cette intensification aussi bien chez les ouvriers que chez les cadres. C'est là un phénomène nouveau.
Peut-on mesurer l'intensification du travail ? La réponse est à la fois oui et non.
En même temps l’intensification n'a pas que des effets négatifs.
D'une part il existe une re-qualification des tâches, une complexification qui interagissent avec l'intensification. Parfois même cette intensification n’est pas mal ressentie.
selon certaines enquêtes statistiques sur le vécu subjectif du travail. Ces enquêtes ont été faites par l'INSEE, la DARES et l'école normale supérieure. Les résultats de cette enquête montrent qu'il existe trois grands types de rapports subjectifs.
L'intensification du travail interdit ainsi le retrait. Cela implique une espèce de polarisation de la subjectivité. Cela implique que l'esprit est envahi par les pensées du travail et ne peut pas y échapper. Cela entraîne une fragilisation extrême. Certains craquent. Beaucoup souffrent. Il y a en outre une espèce d'illusion générale. Les individus sont convaincus qu'ils craquent « à la longue ». Ils s'investissent d'abord, puis il « finissent par craquer ».
Certes il y a une meilleure maîtrise des trajets professionnels. Mais en même temps l’incertitude s'accroît à la fois sur les emplois et sur les carrières liées à ces emplois. L'environnement lui-même, l'environnement professionnel, devient de plus en plus instable et incertain. Les individus développent des « tactiques » qui consistent à maximiser les inconvénients pour conjurer les angoisses.
L'intensification aboutit à «une compression » des besoins psychiques. Les individus sont trop polarisés sur leur travail. Ils arrivent pas à s'en abstraire. La formalisation de l'évaluation consiste à élaborer un certain nombre d’attentes pour les salaires et une réduction de l'activité. Comme ils craquent un jour ou l'autre, ils aspirent à ce que le travail devienne plus « supportable », « soutenable ». Le phénomène est diffus, mais il est ressenti de manière cruelle et individuelle. Les individus essaient de se protéger vis-à-vis de l'intensification du travail en séparant le plus possible ce qui relève de la vie professionnelle et ce qui relève des autres temps de l'activité quotidienne.
L’intervenant renvoie au texte pour l’analyse des raisons pour lesquelles il y a cette course perpétuelle qui consiste à vouloir rattraper perpétuellement des retards et aux effets pervers que cela entraîne. Les effets pervers sont essentiellement des pertes de productivité.. La culture de l'urgence est un leit motiv, une idée reçue des méthodes de management moderne. Celles-ci essaient de tendre au maximum les flux et demandent aux travailleurs d'être de plus en plus réactifs.. On est aux antipodes des idéaux tels qu’ils étaient décrits au début du XXe siècle par VEBLEN dans la classe des loisirs.
Les cadres et les dirigeants sont pris eux-mêmes dans la même idéologie. Ils subissent la même pression et ils ont les mêmes réactions. Ils souffrent eux aussi de la culture de l'urgence. Les causes renvoient à toute une chaîne de réactions causales, aux idéologies managèriales, à la sélection des ingénieurs, à la culture et surtout à la pression de l'actionnariat etc.
Il faut également souligner le rôle très important d’un certain nombre de conseils en management. Les valeurs de gratuité sont en voies de disparition.
Mais en même temps il faut comprendre que les salariés sont eux-mêmes les acteurs de ce processus. Les plus qualifiés, les plus diplômés, ceux qui ont la scolarité la plus longue, sont ceux qui s'investissent le plus dans leur travail et donc intériorisent le plus les contraintes de l'urgence et de l'intensification du travail. Il s'agit d'un problème collectif qui est difficile à traiter avec des processus de gestion qui encouragent les solutions individuelles qui dissolvent progressivement les collectifs. Un contre-exemple est offert par la loi sur les 35 heures. Cela montre qu'à condition d'y mettre des formes et de respecter un certain nombre de procédures, il peut y avoir une baisse de l'intensification et une maîtrise collective qui soient profitables à tous.
En particulier on constate la multiplication des affections péri articulaires chez les opérateurs. Il s'agit là d'une maladie professionnelle reconnue. Elle est inscrite sur le tableau des maladies professionnelles. Mais le nombre de stress, au sens propre et au sens figuré, augmente d'une manière considérable. On s'aperçoit que cette intensification est la conséquence d'une nouvelle organisation dans les entreprises. Tous les secteurs sont touchés, y compris la fonction publique.
Tous les métiers sont touchés. Par exemple à la SNCF, on constate que les agents de conduite sont de plus en plus seuls. Désormais il y a un seul conducteur.
Il y a certes des évolutions partielles. Par exemple la multiplication des trains à grande vitesse aboutit provisoirement à un surcroît de précaution. La recherche de la vigilance conduit à multiplier les précautions. Mais on s'aperçoit de phénomènes de tétanisation. Ainsi un conducteur se plaint d'être cramponné depuis la ville de Tours jusqu'à Hendaye. On assiste ainsi à une prolétarisation massive des travaux. Cela entraîne la multiplication des grèves dont l'objet est l'organisation du travail. Lorsqu'on a fait un grand temps de conduite de chemin de fer, le passage à un train à grande vitesse change le mode de vie. Il s'agit de trouver une autre géographie des endroits où on dort et où on se repose.
La relation entre les donneurs d'ordre et les sous-traitants conduit à sélectionner les tâches à la demande. Par exemple cela aboutit à faire exploser les horaires, à faire recommencer la journée du travail à trois heures du matin et à augmenter les distances au volant. Il y a donc des résistances à la délocalisation géographique. Les entreprises se reconvertissent. Les nouveaux embauchés acceptent les nouvelles organisations du travail plus facilement que les anciennes générations. Le travail physique demande des repos particuliers. La nécessité de courir tout le temps aboutit à exclure les personnes qui, du fait de l'âge, sont plus lentes. D’un autre côté les hôpitaux se plaignent de manques d'effectifs. Les intérimaires manquent de temps pour transmettre les consignes et le savoir-faire. Le turn over dans les entreprises détruit la culture d'entreprise. Cela a des conséquences en particulier sur les taux d'accident du travail. Ainsi on observe que les intérimaires ont trois fois plus d'accidents de travail que les titulaires. Enfin la culture de l'urgence conduit à « manger les consignes ».
Les images ainsi sont brouillées. C'est ce à quoi on assiste dans l'éducation nationale ou dans les professions à statut. Les salariés finissent par choisir entre les différentes modalités d'organisation du temps de travail. Ainsi il existe une enquête de la CFDT sur la réduction du temps de travail. 50 % des personnes ont la même charge qu'avant, malgré la diminution des horaires. En fait les conditions travail font rarement l'objet de négociations. Il s'agit de moduler les conditions d'hygiène et de sécurité. C'est pourquoi la CFDT essaie de former les syndicalistes à renouveler les revendications dans ce champ.
Pour bouger il faut renforcer les organisations syndicales à l'intérieur et à l'extérieur des entreprises. Le contrôle social est certes nécessaire dans la vie quotidienne. Mais les syndicats ont à se positionner différemment. Les chercheurs eux aussi doivent conseiller les syndicats afin d'identifier les enjeux et d'orienter de manière efficace les salariés dans les entreprises. Malheureusement il y a peu d’exemples d'action en commun.
On peut se poser la question : « pourquoi tant de hâte ? »
Il faut vouloir ouvrir la boîte noire de la réduction des effectifs. Depuis des décennies les entreprises ont eues des action délibérées de réduction des effectifs. Rachel a fait une thèse en 1992 sur la mise en oeuvre de ces réductions d'effectifs dans les entreprises. Pourquoi les directions sont-elles convaincues qu'elles ont 9 % de sureffectifs ? D'où vient ce chiffre ? Ce n'est pas une boîte noire. Mais c'est une boîte rouge.
Il faut sans doute mettre en question les bureaux d'études.
En conclusion on constate le poids des contraintes marchandes. Le rendement c'est d'abord la rentabilité de l'action et celle des capitaux propres.
On peut relier l'intensification du travail à la pression sur l'opérateur. Et au poids du court terme auprès des actionnaires. Il s'agit ici de multiplier les recettes pour prévenir toute hausse du passif. La nouvelle économie rend très méfiants. La nouvelle comptabilité aussi : il s'agit d'anticiper sur les nouvelles organisations de l'emploi. Il est coûteux de réduire les faux frais. Il vaut mieux miser sur la flexibilité de la main-d’œuvre.
Si on fait référence aux politiques de Keynes sur les bulles financières, les marchés induisent un grand nombre d'incertitudes. Ces incertitudes se soldent par des plans sociaux.
Il s'agit ainsi de jeter du lest. Les freins sont lâchés.
Discussion générale
La discussion générale fait apparaître qu'il s'agit plus d'une crise que d'une rupture. Les conditions d'acceptation du travail sont en train de changer.
L'histoire jusqu'à maintenant est relativement heureuse (pour le patronat) puisque l'histoire des licenciements collectifs n'a pas suscité de réaction massive victorieuse de la part de ceux qui en sont les victimes. Mais on aboutit à une remise en cause de la décision. En effet les nouvelles techniques de production sont relativement contre-productives. Les salariés réussissent à imposer une introduction de l'expertise dans les comités d'hygiène et de sécurité.. Et on constate que les syndicats ne se mobilisent pas d'une manière suffisamment intense autour de ces enjeux d'organisation du travail.