SOUFFRANCES
Exposé de Danièle LINHART
Les pistes explorées depuis vingt ans consistent à identifier les projets des managers :
Il s'agit d'une volonté délibérée de « re- formatage » des salariés. Le bilan à la base est de nature sociologique. Il s'agit d'identifier les prescriptions, les contraintes et les contrôles qui font que la vie des salariés sous le modèle fordiste était loin d'être rose.
IL faut rappeler en effet quels étaient les rapports sociaux dans le modèle fordiste.
1. Il y a une forte division du travail qui a été définie par Taylor ;
2. L'autorité s'exerce de manière hiérarchique, de manière pyramidale.
Dans la réalité les sociologues, les ergonomes et les psychologues montrent qu'il y a des contradictions entre le travail prescrit par les bureaux d'organisation et de méthodes et le travail réel. Les raisons sont liées à l'identité. Il y a des contradictions entre les contraintes du contrôle d'une part et le modèle des entreprises qui est hérité des « trente glorieuses ». Les ouvriers sont habitués à des formes de « braconnage » qui sont à la limite de la délinquance. Les mécanismes de défense des travailleurs consistent à enfouir ces pratiques dans des valeurs pratiques professionnelles non maîtrisables par la hiérarchie et l'encadrement.
Les premières formes d'adaptation consistent à interpoler les organigrammes et à les adapter à des valeurs particulières et partielles. Deux impératifs se font jour :
Les directions veulent être obéies. Elles demandent une grande lisibilité par rapport au réagencement. Cela pose un problème de fiabilité et de loyauté. Désormais il faut « vivre sa subjectivité dans le travail ».
Les nouvelles valeurs entraînent une incomplétude par rapport à la subordination traditionnelle. Les exigences de qualité dans la coopération et de loyauté impliquent une réforme des mentalités qui passe par une mobilisation des subjectivités et qui aboutit à une métamorphose identitaire.
C'est une révolution de même amplitude que celle qu'avait faite Ford dans les années 30. Il s'agit de faire tout un travail de remaniement. Les fameux « 5 dollars par jour » entraînent de nouvelles habitudes de consommation. Il faut créer des corps d'inspecteurs qui vont jusqu'au domicile des ouvriers pour bien vérifier que ceux-ci consomment conformément au mode de vie « normé » qui doit être le leur. Il s'agit d'un véritable « flicage à domicile ».. Cela exclut de la population laborieuse les célibataires et les personnes âgées. L'objectif général consiste à ce que les ouvriers consomment ce qu’ils produisent. La réforme du modèle de consommation implique une réforme des individus et même une réforme radicale des structures et des comportements.
Le processus d'individualisation s'accentue dans les années 80. C'est ce que montrent en particulier les travaux des historiens. Il y avait bien sûr une individualisation dans les années 70 suite aux différentes révoltes de 1968.
Tout cela revient à casser les collectifs de travail au nom de la transparence. On développe ce qu'on appelle la culture d'entreprise. On dénonce le fait que les travailleurs soient sous l’influence d'idéologies « collectivistes ».
Ainsi on introduit une cassure entre les générations, entre les jeunes et les vieux. Il n'y a pas de transmission entre les générations. Et en particulier il n'y a pas de transmission des « valeurs liées à la lutte des classes ». Mais en réalité le bon travail classique à la Taylor existe sous des formes nouvelles. Il y a des activités de conduite et de contrôle. Le modèle fordiste s'étend au tertiaire et aux activités de services.
On introduit la « traçabilité » dans le travail : qui a fait quoi à quel moment ? On s'interroge sur le registre des prescriptions et des contrôles. Mais les logiques sont différentes. D'une part se perpétue une logique fordiste avec des normes et des objectifs salariaux. Mais d'autre part si les salariés adhèrent à leur mission, il existe des pièges dans lesquels ils tombent et qui les soumettent à des injonctions contradictoires. C'est ce qu'en psychologie on appelle un « double bind ». D'une part il faut satisfaire les nouveaux objectifs taylorisés. D’autre part il faut continuer à se conformer aux valeurs traditionnelles dans les services. Et il faut rendre compatibles tout ça avec le poste de travail. Il faut à la fois s'impliquer et obéir. « C’est quelque chose d'épouvantable que vivent les salariés en permanence ». On gère la contradiction. Le supplice est celui de l'écartèlement.
On peut prendre par exemple ce qui se passe dans un centre
d'appel, un call center, où les employés sont
équipés de casques téléphoniques. Ces
employés reçoivent en moyenne 12 appels par jours ce qui fait
donc 90 par jour. En traitant les choses en série cela rentre en
contradiction avec les objectifs commerciaux. En effet les agents commerciaux
n’écoutent plus ce que leur disent spontanément les
clients. Leur aptitude à se débrouiller est une véritable
compétence. Ils avaient l’habitude de « faire
avec » avec un poste délicat. Le taylorisme est faible par
rapport à ce qu'il empêche de faire. Des études
réalisées en particulier par Yves CLOT montrent la fonction
expressive du travail. Se développe
une frustration massive et profonde auprès des salariés qui sont
en permanence mis au défi de faire à la fois de la qualité et de la
productivité.
La souffrance est essentiellement individuelle. Elle renvoie à un manque de confiance qui va parfois jusqu'au suicide sur le lieu de travail.
Exposé de Davezies
M Davezies est un médecin du travail qui va essayer d’éclairer la contradiction exposée précédemment. Pour cela il faut remonter à l’organisation du travail. On met alors en évidence un réseau de contradictions impressionnant.
La tendance générale historique consiste à étendre l'organisation tayloriste du travail aux cadres. Ceux-ci désormais sont invités à animer le collectif de travail et à faire de la conduite de projets. Il n’y a plus besoin soi-disant de connaître le travail pour le prescrire. Ainsi s'opère un déplacement du mode opératoire vers le mode objectif. Ce déplacement renvoie aux salariés le soin de faire l'arbitrage entre les contraintes financières et les pressions du client.
Les perturbations du rapport au travail et la contradiction entre les contraintes objectives et l'implication qualitative et subjective aboutissent au fait que la « qualité » est souvent différente de la « bonne qualité ». Il faut amortir les investissements. Le travail devient une activité de services. Il faut que ce travail ne soit ni trop consciencieux, ni pas assez.
Le collectif de travail invite le travailleur à bien travailler. L'individualisation l'invite à travailler vite. Pour essayer de surmonter la contradiction les entreprises développent des « stages antistress ». Les atteintes à la santé s'effectuent par somatisation et refoulement de la parole. La prescription consiste à bien travailler, mais sans parler. Il est donc nécessaire pour sortir de ce piège de construire des espaces de coopération et de contestation.
Ceux qui décompensent sont ceux qui tombent malades. Ceux qui lâchent sont ceux qui n'ont pas d'espace de liberté et de jeux pour « tricher ». « Ils en sont malades ». RICOEUR a montré que les gens sont porteurs d'une proposition de morale.
C'est une question de démocratie. Pour qu’il y ait démocratie, il faut un espace où la dimension éthique et politique, en particulier dans le travail, puisse s’exprimer. C'est la raison pour laquelle il ne peut pas y avoir de travail sans une activité qui le dépasse. On le voit dans le cas des professionnels de la santé. La bonne administration implique qu'il puisse y avoir des relations humaines qui dépassent la seule réalisation d'un travail purement instrumental. L’enjeu est donc celui de la démocratie industrielle. Dans ce contexte le harcèlement correspond aux pressions de l'encadrement. Les réactions dénoncent d'une part la perversité des rapports entre la hiérarchie et le subordonné, de compassion pour les victimes, et d'autre part l’illégitimité de ce type de rapport dans les relations professionnelles. Ce deuxième aspect renvoie à un jugement moral. Le 1er aspect lui renvoie à un jugement psychologique ou « médical » sur le caractère maladif de certaines relations sociales. Il en résulte une délégitimation massive du travail de cadre. Le nombre de cadres qui « n'y croient plus » augmente de manière exponentielle.
Discussion générale
Bernard Guibert rappelle les difficultés de tracer les limites entre la répression « normale », celle qui est inhérente à tout rapport de pouvoir, et ce qui va au-delà de ce qui nécessaire. Il rappelle les vieilles analyses de Herbert Marcuse dans les années 60. D'autre part il rappelle combien dans les grèves de novembre décembre 1995 l'aspiration à la dignité et le rejet du mépris avaient été importants.
Quelqu'un rappelle l'importance de pouvoir refuser, refuser un ordre injuste, le pouvoir de dire non.
Davezies répond que pour pouvoir dire non il faut pouvoir parler tout simplement.
La même personne reprend les questions de la finalité du travail et de la raison qui légitime certaines personnes à faire pression sur d'autres. Lui n'a jamais eu de contrat, d'horaires, de vacances. Il dénonce le langage des sectes, ce qui est différents des rapports de travail, mais qui est celui des managers : on parle de « croire », « avoir la foi », de s'impliquer, de se donner etc..
Dans un tel mécanisme sectaire il est impossible d’avoir une famille. On ne peut s'en sortir qu'en faisant des études et en faisant grève jusqu'à la fin de ses jours. Il faut combattre la condescendance sociale pour faire des projets qui ne rentrent pas dans le conformisme général. Le livre de HIRIGOYEN correspond exactement à l'expérience vécue. Au fond il y a deux types de paroles différents. La première correspond à une parole de « services ». Elle sert à faire de la communication instrumentale. Il s'agit d’une parole serve, de la même manière qu’on peut parler d'une plume serve.
Davezies dénonce un discours préfabriqué, un discours passe-partout. En réalité il existe un sentiment de justice. Et les gens n'hésitent pas à faire des critiques.
Danièle LINHART fait état de son expérience de stage de deux jours dans des groupes ouvriers. Il faut apprendre le fonctionnement interne du groupe. C'est quasiment un cours de langage. Il faut apprendre de nouveaux mots. Il y a l'utilisation d'un langage érotique pour désigner les rapports avec les ingénieurs de sexe masculin et introduire des barrières avec les personnes qui sont subordonnées. On peut appeler ça la « colonisation du monde vécu » (Habermas). Personne n'a sans doute la responsabilité de ce processus.
Serge VOLKOFF affirme qu'il y a de l'espoir. Lorsqu'on observe les négociations relatives à la réduction du temps de travail, par exemple dans une entreprise de gaz à Bordeaux, on s’aperçoit qu'il y a une tradition minoritaire chez les professionnels et les syndicalistes qui s'investissent dans la garantie de l'emploi. Dans la mise en oeuvre des 35 heures les syndicats affirment d'abord qu'ils en veulent, mais ensuite qu'ils veulent faire la mise en oeuvre tranquillement, clarifier le contenu et surtout, c'est sur ce dernier point que Serge insiste, libérer la parole vive entre les ouvriers. Il a semblé important aux syndicats de favoriser la réappropriation du rapport collectif, non pas individuel, au travail. Il a semblé important également de faire le recrutement de militants syndicaux.
Quelles sont les caractéristiques de la parole
vive ?
Cette attitude est différente de celle des cadres qu'analyse Dejours et qui établissent effectivement des règles de décision sur les moyens de travail et les personnes.
Quelqu'un décrit ce qui se passe dans les caisses d’allocations familiales. L'interaction entre les allocataires et les techniciens est différente de celles entre les techniciens et ceux qui les supervisent.
Jo TRAJAN parle des effets de la densification, notamment dans les villes, sur l'individualisation. Cela explique peut-être pourquoi les patrons ne font pas la différence entre leurs employés et leurs ordinateurs.
Quelqu'un revient sur la différence entre le travail et l'emploi. Il dénonce la malédiction millénaire biblique qui consiste à faire une espèce de chantage à la peur pour avoir un emploi.
En réalité cette peur est imaginaire. Pour faire des études il ne faut pas d'argent. Mais il faut du temps. C'est pourquoi on ne peut pas dire qu'il s'agit là de refus de la réalité. Mais cette vie en dehors du travail aboutit à une déstructuration de l'individualité.
Serge VOLKOFF rappelle que le patronat français est beaucoup plus autoritaire que les autres patronats. Historiquement souvent il n'y a pas de véritable nécessité de changer les méthodes d'organisation et les rapports hiérarchiques. Il ne faut donc pas capituler face au changement du travail. Sous prétexte de modernisation il s'agit en fait de briser la capacité de révolte des salariés.
Le statut du travail n'est pas assez considéré par les hommes politiques et de manière générale par ceux qui ont des positions sociales élevées. Ils ne font plus rien par rapport à la question du travail. De l'autre côté, du côté de l'écologie politique, il faut que nous disions quelque chose par rapport au travail. Ce n'est pas parce que le tableau est noir qu'il s'agit d'un trou noir et qu'il faille faire le black-out sur les transformations en cours.
Davezies rappelle qu'il existe un potentiel incroyable de subversion. La question du harcèlement est significative. En l'an 2000 cette question est débattue sur la place publique. Disons plutôt elle n’était même pas reconnue. Il y a eu donc depuis une dizaine d'années une reconnaissance des salariés par eux-mêmes. Cela montre la maturité de ces derniers. Cela montre également qu'il y a une culture du travail qui est injustement méconnue et qui donne des forces considérables à la transformation de la société.
Quelqu'un demande s'il s'agit là d'un espace de respiration.
Serge VOLKOFF se demande s'il s'agit là d'une logique d'espace ou de procédures de décision collective. Il s'agit de faire circuler les initiatives.
Conclusions
Danièle LINHART rappelle que dans la période historique que nous vivons l'importance du travail diminue très rapidement de manière très importante. Le travail est de plus en plus limité à la portion congrue.
Mais en même temps l'obsession du travail augmente de manière exponentielle. L'emprise sur la subjectivité du travail augmente. Il ne s'agit donc pas d'une valeur en voie de disparition. Il ne faut pas renoncer à réinvestir le champ du travail. À long terme il s'agit d'encadrer et de limiter l'usage de la subjectivité des travailleurs par leurs employeurs. Pour cela on peut penser qu’effectivement la puissance publique peut jouer le rôle de tiers régulateur.
Cela implique en particulier qu’on crée une instance collective, sinon publique, de jugement (judiciaire ?) qui établisse ces normes de manière objective et publique. Il faut énoncer en quoi consiste la « travaillabilité » et la « supportabilité » d'une situation de travail. « Jusqu'où on ne peut pas aller ? ». La définition de ces normes sociales, si elle est abandonnée aux technocrates, ne peut aller que dans le sens de
1. l'intensification du travail
2. l'instrumentalisation de la subjectivité
3. le harcèlement moral.
Philippe DAVEZIES souligne que tous ces phénomènes sont très compliqués.