Le travail est un monstre comportant différentes couches historiques
contradictoires :
1. La notion de travail isolée au XVIIIème siècle
par Adam Smith, travail détaché de la personne, évalué
en temps de travail sur un marché du travail et considéré
comme sacrifice (désutilité).
2. Le travail comme liberté créatrice, célébré
par Hegel pour qui il ne représentait pourtant qu'une des faces
de l'activité humaine contrairement à Marx qui ramène
tout au travail [et la lutte (des classes)? ndlr] mais veut abolir le salariat.
3. La défense de la valeur travail, enfin, par une social-démocratie
qui ne veut plus abolir le salariat mais le normaliser, le doter de protections
sociales l'intégrant dans la production et la consommation
marchande (fordisme).
Ces 3 dimensions sont contradictoires et ne peuvent que décevoir les énergies utopiques projetées sur le travail, il faut préférer une philosophie de l'activité à une philosophie du travail. Le travail n'est pas-tout. La participation rémunérée à la production de bien et services se s'identifie pas au lien social. Nous avons tous de multiples activités : politique, amicale, familiale, culturelle, productive. Une bonne société doit donner accès à l'ensemble de ces activités (par une forte redistribution et réduction du temps de travail).
S'en tenir à la "valeur-travail", c'est adopter les valeurs du productivisme pour qui seul existe la richesse marchande. Malthus choisit explicitement de ne considérer, pour des contraintes de mesure et afin de pouvoir calculer la croissance objectivement, que "l'ensemble des produits matériels" à leur prix marchand, en ignorant les autres richesses humaines, notamment l'apport de l'Etat et des services publics qui prendront pourtant de plus en plus d'importance. La richesse se réduit à ce qu'on sort et ce qu'on vend. Les destructions engendrées par la production ne sont pas prises en compte et les accidents, maladies ou destructions catastrophiques augmentent le PIB. Le fonds sur lequel on puise n'est pas pris en compte. Pour Malthus, poser la question de la richesse demanderait un impossible inventaire, pourtant les travaux du CNUD pour un développement humain montrent qu'on peut utiliser d'autres indicateurs de développement (mortalité, formation, émigration). Il y a d'autres activités qui ont de la valeur que le travail, d'autres actifs précieux.
Le travail des femmes, enfin, achève de remettre en cause le modèle fordiste du travail à plein temps pour un modèle de pluriactivité, acteurs de la pluralité du développement et impliquant de nouvelles normes d'équilibre entre les différents temps sociaux, une coordination des temps sociaux comme des villes italiennes ont pu l'expérimenter.
Il n'y a pas un effondrement mais un effritement des protections salariales. Il faut préserver les garanties comme les statuts mais faire évoluer le droit du travail vers un droit des travailleurs mobiles (Supiot), partir des buts ultimes pour défendre des mesures intermédiaires (ce que Gorz appelle le réformisme radical).
Même s'il y a extension du salariat aux pays périphériques, il y a bien une diminution quantitative du travail, par la mutation informationnelle (et le papy boom) qui nous condamne à la maximisation du temps libre ou au chômage. De plus, le niveau de richesse a de moins en moins à voir avec le travail individuel et de plus en plus avec la productivité globale de la société ou de l'entreprise. La productivité est d'ailleurs de plus en plus difficile à mesurer dans des environnements complexes (Jean Gadrey) et captée par ceux qui détiennent les droits de propriété. Si les gains de productivité ne sont pas utilisés pour réduire le temps de travail, ils servent à produire plus et stimulent une augmentation de la consommation (Husson). Enfin, pour JM Vincent, le travail comme forme d'échange dominant nous mène à se traiter soi-même comme capital.
Il faut donc associer réduction du temps de travail et revenu garanti mais devant le risque de dualisation de la société, il ne faut pas exiger un revenu inconditionnel tout de suite mais nous devons ménager une transition, un découplage progressif du travail et du revenu comme les "droits de tirage" proposés par Supiot.
Il faudra bien pouvoir affecter les gains de productivité par un choix de société mais l'écologie-politique, en tant qu'elle pose des limites à l'appropriation de la nature, est bien contradictoire avec la centralité du travail ou de la consommation.
1. La Fin du travail n'est pas une question idéologique ; elle est le produit de mouvements sociaux (la fin des OS, le refus de la discipline tayloriste). C'est le caractère ingouvernable de la grande usine à la chaîne qui a produit les premières tentatives de dépassement de la division classique du travail. La flexibilité et la financiarisation de l'économie ont cherché à "réduire" la "classe ouvrière". Il y a bien, en tout cas, un effritement du salariat au centre, même s'il y a développement à la périphérie.
Dans "La fin du travail", Rifkin montre qu'il ne s'agit pas d'une transition mais d'une mue du capitalisme transformant le travail marchand et les contraintes de reproduction au profit de leur part immatérielle. Pour la production industrielle comme l'extraction de charbon, ce qui compte c'est la productivité physique, la dépense de temps et d'énergie nécessitant la nourriture nécessaire à la reproduction des corps. Tout ceci ne veut plus dire grand chose dans la production immatérielle mobilisant l'attention et non plus la force physique. Les règles comptables ne sont plus les mêmes pour l'exploitation de brevets, des ressources cognitives. Même si l'économie de la connaissance est encore très minoritaire par rapport au salariat classique, elle occupe une position stratégique dans la mutation économique, comme le salariat au temps de Marx alors que les domestiques étaient encore beaucoup plus nombreux.
2. Un nouveau cadre de production s'impose pour rendre compte
de la nouvelle économie. Il aboutit à distinguer 4 sphères
emboîtées :
La sphère 1, de la production matérielle, est considérée
la plupart du temps de façon autonome. C'est elle qui a fourni à
l'économie politique classique et néo-classique l'essentiel
de ses catégories. La production semble tourner toute seule alors
qu'elle ne se comprend qu'en relation avec les autres sphères qui
l'englobent, lui fournissent les conditions de son activité, externalités
qu'elle accapare sans réciprocité. La production marchande
ne peut pas marcher sans Etat, sans la reproduction domestique ou sans
la production non marchande, mais la valeur produite est justement dans
la différence entre production et reproduction (Marx), entre la
valeur marchande et la mobilisation d'externalités non rémunérées.
C'est donc un transfert de rente, du travail des femmes notamment, vers
les entreprises bien que les cotisations sociales et les revenus de transfert
tendent à une certaine endogénéisation de ces coûts
de reproduction (la valeur devrait consister dans la production de plus
d'externalités positives que celles qui sont détruites dans
le processus de production).
Avec le troisième capitalisme dont la nouvelle économie traduit l'apparition croissante, ce sont les externalités ponctionnées sur la quatrième sphère qui deviennent le ressort essentiel de la valorisation. Mais le travail gratuit, représenté par la coopération sociale (connaissance) et les ressources rares "naturelles", n'est pas appropriable par la sphère 1 car les capacités de reproduction illimitées des connaissances, leur caractère particulier, rendent leur marchandisation problématique. Il y a dorénavant un véritable problème de "clôture", de réimposition de droits de propriété nouveaux. La tentative de nouvelles "enclosures", nécessaires au capitalisme cognitif pour préserver ses capacités d'accumulation, rencontre de très sérieuses difficultés,. C'est ce dont témoigne le krach de la net-économie. La crise des droits de propriété actuelle remet en question la forme traditionnelle du salariat. La rétribution des éléments fondamentaux à la valorisation (de la sphère 4) ne peut plus être réglées simplement par les transferts sociaux, ou la part indirecte du salaire ; c'est la question du revenu de tous ceux qui contribuent à la quatrième sphère qui se trouve posée.
3. Le revenu garanti s'impose ainsi comme la rétribution de la coopération sociale nécessaire à la production. Comme l'a montré Beveridge il n'y a pas de marché du travail sans "welfare" permettant de fixer les travailleurs tout autant que de favoriser leur mobilité nécessaire à l'ajustement d'un prix sur le marché du travail. La logique des protections sociales traditionnelles liées à l'emploi devient inopérante pourtant devant la montée de la 4ème sphère : le salariat se trouve réduit à une rente d'une partie de l'activité véritablement productive tandis que des pans entiers de la société cognitive ou producteur de la biosphère ne se trouvent pas reconnus. Le smic n'est plus effectif ; les emplois à temps partiels et les statuts dérogatoires généralisent des salaires inférieurs à 1/2 smic ou même moins. Devant la précarité et les travailleurs pauvres, il ne suffit donc plus d'augmenter le smic, c'est bien le revenu garanti qui s'impose. La question est plutôt de savoir si on aura l'allocation universelle de 1800 F défendue par Yoland Bresson ou un revenu suffisant comme les mouvements de chômeurs l'exigent.
On ne peut qu'être d'accord avec Dominique Méda quand elle réclame un "plein emploi de qualité", rappelant aux keynésiens qu'on ne veut pas n'importe quel emploi, mais l'Etat a de moins en moins de pouvoir dans ce domaine et il n'y a pas d'autre moyen pour se rapprocher d'une protection beveridgienne sinon de garantir un revenu plus élevé et d'étendre la protection sociale au droit de la personne. Un revenu inconditionnel suffisant permet à la fois de liquider les emplois les plus indignes et de développer les emplois les plus stratégiques de la nouvelle économie, les moins conformes à la production marchande qui dépend de plus en plus du travail gigantesque des autres sphères.
- Jean Zin témoigne de son embarras devant la position de Dominique Méda qui insiste pour que le travail ne soit pas-tout mais qui y revient toujours, comme fascinée par son objet. Il critique son approche normative, notamment à vouloir définir la richesse comme "civilisation", préférant celle d'Amartya Sen (et de Gorz), de la richesse comme liberté positive, capacité réelle qui n'impose pas une norme sociale. De même, on peut reconnaître qu'une vie équilibrée entre différents temps sociaux (famille, travail, politique, loisirs) semble souhaitable, surtout pour les femmes (double journée), mais d'une part le temps de travail est de moins en moins significatif dans les prestations immatérielles et d'autre part se pose la question de savoir si tout le monde doit avoir le même mode de vie, sous prétexte qu'un mode de vie semble désirable? Il pose ensuite la question à Françoise Gollain de ce que peut être le "temps libre" car s'il y a du temps perdu, le temps ne reste pas libre longtemps et n'est pas hors production. La RTT n'est pas la solution lorsque c'est l'ensemble du travail salarié qui tend vers le travail autonome, c'est donc plutôt celui-ci qui doit être favorisé. Enfin, bien que largement d'accord avec Yann Moulier-Boutang, il fait part d'un moins grand optimisme et du souci de construire une alternative au salariat au-delà du revenu garanti.
- Alain Véronèse d'AC! réclame un smic pour tous, avec ou sans emploi tout en considérant dangereux d'exiger un revenu inconditionnel alors que, même avec des minima sociaux ridiculement faibles, certains estiment déjà que les rmistes ne sont pas quittes de leurs 2300F ! sauf à considérer que les chômeurs sont responsables de leur situation, ils méritent un smic mais il ne faut pas refuser toute contrepartie. On peut pour cela revendiquer un nouvel usage du temps, valoriser la créativité et la productivité des précaires qui produisent de la richesse sociale, mais si notre édifice est mal construit on ouvre le débat faussé sur des droits sans devoirs. Il faut se méfier enfin des simplifications et reconnaître l'ambivalence de tout travail, autonome ou contraint, qui est à la fois douleur et plaisir.
- Jo Trajan voudrait faire tomber le capitalisme productiviste et reprend la question de Dominique Méda "Qu'est-ce que la richesse?", qu'est-ce que l'utilité de la production ? Pourquoi consommer tant, qui nous fait consommer ? C'est la façon de nous gouverner (publicité) qui rend les individus pourris.
- Patrice Pollet se situe dans une problématique différente, celle de l'école socio-technique cherchant une alternative au taylorisme (organisation choice), la réappropriation de leur activité par les mineurs anglais par exemple qui ont inventé, en 1956, une organisation du travail alternatif malgré son haut niveau technologique. La scandinavie a été en pointe en ce domaine et Patrice Pollet se demande pourquoi les principaux partenaires se sont désintéressés de cette question de la démocratie dans l'entreprise et de l'organisation qui peut construire ou détruire du lien communautaire. Pourquoi n'arrive-t-on pas à résoudre la question des rapports entre communauté et individus, leurs contradictions ?
- Daniel Le Bret pose la question de savoir si on a renoncé à gagner au sein de l'entreprise et à se demander ce qui fait sens, valeur, moteur au-delà du revenu.
- Jean-Philippe Chauvin insiste pour qu'on ménage des étapes pratiques et pour garder un faisceau convergent avec le Tiers-secteur et la RTT, plutôt que de s'en tenir au revenu garanti.
- Dominique Méda souligne son désaccord sur le revenu garanti, au nom du fait que l'Etat ne revalorise jamais ce qu'il donne (voir l'Etat face au chômage), renforçant le risque de dualisation. La rémunération doit rester liée au travail.
- Françoise Gollain répond qu'on est d'accord sur les mesures intermédiaires mais il ne faut pas rejeter l'utopie finale, confondre court et long terme. Elle propose, comme Gorz, de s'engager dans un réformisme radical mais admet que la garantie du revenu pose encore aujourd'hui le problème de la contrepartie. Pour réduire la consommation, elle ne croit pas qu'il y ait d'autre voie que celle de l'auto-limitation et précise qu'André Gorz n'a pas laissé tombé le problème de l'organisation du travail mais il ne faut pas se faire d'illusions dans ce domaine. Enfin le temps libre se définit pour elle comme celui où on se donne ses propres fins.
- Yann Moulier-Boutang récuse l'optimisme : tout est possible encore, le meilleur comme le pire. S'il est prudent avec l'immobilisme de l'Etat dénoncé par Méda, ce n'est pas l'Etat qui affaiblit le salariat avec le revenu garanti mais il modifie le rapport à l'entreprise. Il ne s'agit pas d'opposer le contrat à la loi, il n'y a pas de contrat sans loi. C'est le fonds naturel et humain indispensable à la production qui doit être reproduit (l'éducation notamment). Il faut inclure l'activité externe dans le travail salarié qui a déjà su se libérer de nombreuses contraintes. Par contre, il doute de la possibilité d'utiliser le tiers-secteur comme transition alors qu'on devrait assister plutôt à un changement global. Le tiers-secteur pourrait plutôt servir au "capitalisme sémiotique" comme les missionnaires précédant la canonnière pour indiquer les lieux à vampiriser, un développement contre les partageux, livré à des entreprises comme Vivendi qui cherchent une légitimité comme agent de développement.