Distribution des revenus et équité sociale :
Revenu d'existence, lutte contre l'exclusion
Intervention le 6 décembre 2000 dans le cadre des EGEP sur le
Revenu Citoyen
Le revenu garanti n'est pas le revenu unique et n'introduit pas une déconnexion entre le travail et le revenu, imputable plutôt aux "externalités positives" d'une économie du savoir, mais il constitue seulement une protection contre les fluctuations des revenus dans une économie flexible et la base du développement humain. Il ne constitue pas une désincitation au travail puisque sa caractéristique est d'être cumulable avec un autre revenu, mais il favorise les activités autonomes même s'il ne saurait remplacer le salariat dans ses fonctions de socialisation et d'intégration, ni surtout dans sa valorisation sociale.
Nous ne sommes plus dans une économie où le salaire est proportionné à la peine et la répartition n'est pas proportionnelle aux apports de chacun mais le revenu se divise plutôt en part fixe, niveau garanti, condition de reproduction des capacités humaines, et part variable "d'intéressement" dépendant de l'activité avec ses aléas dès lors que le revenu est lié aux performances, aux résultats et aux rapports de force effectifs.
Une politique de développement humain ne se limite pas
au revenu garanti mais doit permettre une véritable valorisation
des personnes, la formation, l'intégration à l'activité
économique comme l'accès aux responsabilités démocratiques.
Le revenu garanti n'est ici qu'un minimum, encore faut-il s'entendre sur
son niveau qui doit être suffisant pour à la fois sortir du
productivisme et donner un véritable droit à l'indépendance
financière, un droit à l'existence.
Le rôle de l'idéologie est de justifier, reproduire les rapports de production dans les 3 fonctions de production, de circulation et de distribution. L'Esprit du temps doit ainsi légitimer l'organisation physique du travail (division, hiérarchie : du Patron au Manager et à l'animateur de réseaux, Boltanski), mais il est tout autant tributaire d'une ontologie de la valeur, une métaphysique de l'équivalence (de l'or, au travail, à la Bourse, au crédit, Goux). Enfin la répartition des revenus est essentielle puisqu'elle détermine pour Marx l'idéologie de classe (Capital III) qui se confond avec une morale, une justice intériorisée. Il est primordial que la répartition des revenus ne soit pas globalement contestée même si elle reste l'origine de la plupart des conflits. Il faut ajouter à ces déterminations économiques la structure familiale avec son mode d'héritage (E.Todd), les déterminations politiques selon les constitutions (Aristote, Montesquieu) et le partage du Droit et du rapport de force, les déterminations culturelles et religieuses enfin (contraintes textuelles). Pour mesurer l'importance de la justification des rapports de production il suffit de lire l'étonnante justification de l'esclavage par Aristote au débat de La Politique ! La question du revenu est bien une question idéologique, une évolution de la notion de Justice et des droits réels, mettant en cause l'ensemble de la représentation sociale jusqu'à sa dimension religieuse. C'est aussi l'idéologie individualiste depuis Locke qui est en cause, passage d'une masse égalitaire soumise au totalitarisme de la représentation à la valorisation de la personne dans une totalité (Pascal) n'impliquant pas de subordination (L. Dumont) sous la forme de réseaux..
De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins
Ce n'est pas seulement sauter à la réalisation du communisme
mais on peut même dire que c'est l'avènement du Royaume de
Dieu à suivre Giorgio Agamben commentant Paul. Ce qui rend cette
conversion moins improbable ce n'est pas seulement les nouvelles forces
productives mais qu'elle a déjà eu lieu. Le saut de la Justice
à l'Amour a déjà été formulé
dans la religion et trouve son incarnation déjà avec
l'Etat-providence. Il suffirait de prendre conscience qu'il est
déjà là, règne de la liberté au-delà
de la nécessité, ce qui ne veut pas dire sans limites.
Mais l'idéologie résiste de toute son inertie aux changements, c'est sa fonction de sens commun, de clôture du sens, de mythe, de limite à l'apprentissage. Elle prétend décrire et normer en même temps, divisant en Bon et Mauvais, discours sacré de reproduction, du sacrifice des plus humbles pour que le monde ne s'effondre pas. Discours de l'organisation qui donne à chacun sa place en camouflant la division sociale, reportée sur un dehors menaçant l'intégrité sociale (bouc émissaire). Pourtant l'idéologie doit s'adapter sans cesse mais les mouvements de fond demandent plus de temps.
Le revenu n'est pas entièrement "ce qui dépend de nous".
L'idéologie du travail encore largement dominante voudrait prétendre
que le revenu mesure le véritable travail de chacun, ce qui ne résiste
pas à l'examen puisqu'il y a au moins la plus-value (réponse
de Marx à Proudhon), et bien d'autres privilèges ou exploitations.
Ce qui s'exprime ainsi, c'est l'idéologie individualiste d'un
travail individualisable (Louis Dumont) et la réalité d'un
salaire individuel. Le rêve d'une valeur substantifiée
dans les marchandises qui ne soit plus rapport social, d'un équivalent
universel du travail individuel se réduisant à un rapport
entre choses est inséparable de ce fond idéologique de
l'autonomisation de l'économie du politique, son ouverture à
la société étendue comme de l'intériorisation
morale. Il y va de l'individu si on ne peut mesurer son travail ni son
revenu mais l'économie n'est pas la technologie et ne peut
évacuer la subjectivité de la valeur, son incertitude
et sa composante sociale (rente, rigidités sociales). La subjectivité
de la valeur exprime un pur rapport de force (lutte des classes).
La distribution des revenus n'est jamais juste, et d'ailleurs la notion de justice est tellement idéologique qu'elle varie selon le moment du cycle (risque, égalité, avantages acquis, productivité). L'idéologie actuelle du risque l'illustre parfaitement. La culture du risque est stupide comme Dejours répond à Seillères, c'est plus réellement rapides et lents, mobiles et immobiles mais surtout riches (qui répartissent le risque) et pauvres (qui le subissent). Le risque se traduit surtout en précarité pour les moins qualifiés dans une économie de la demande flexible. C'est parce qu'il est nécessaire que le Revenu Garanti est juste.
Remettre en cause l'idéologie du travail n'est pas l'effondrement
de tout ordre ni la fin du travail. Ce n'est pas remettre en cause l'importance
considérable du travail dans le développement historique,
la conscience de soi, la domination et la liberté mais seulement
le salariat productiviste, le travail hétéronome et la prétendue
équité des revenus. Il s'agit plutôt de s'adapter aux
évolutions du travail immatériel et, au contraire des défenseurs
du temps libre et de la réduction du temps de travail, prendre très
au sérieux le besoin de valorisation sociale et la créativité
de la subjectivité, donner les moyens de l'autonomie.
Le revenu ne pouvant être mesuré, il se décompose
en reproduction de la formation + intéressement aux résultats.
Ce qui est un argument fort pour un revenu garanti de base. C'est une négation
de l'individualisme en même temps qu'un abandon de l'équivalence
du travail au profit de la personne définie par sa formation et
ses liens sociaux, ses réseaux reconstituant une sorte de hiérarchie
souple.
Il y a là aussi un véritable retournement de la "valeur travail" qui est inassimilable par l'ancienne idéologie se trouvant défendre le travail comme sacrifice à la société, peine, subordination, devoir, montrant par là que l'idéologie hiérarchique n'a pas disparue, ni les liens de dépendance. Pourtant le chômage lui-même a permis d'imposer le travail comme désir, l'exclusion de l'individu isolé alors qu'il est constitué par ses liens sociaux, son intégration dans des réseaux. Ce qui compte désormais ce n'est plus la production individuelle mais le travail social, la participation à l'activité commune. Cette nouvelle logique de dépassement de l'hétéronomie était déjà en germe dans l'ergothérapie mise en place dans les asiles après la seconde guerre mondiale, passant d'un esclavage inhumain à des activités gratifiantes.
Plutôt que de se lamenter sur les "inutiles au monde" que sont
supposés être les chômeurs, ne pourrait-t-on les considérer
comme ceux qui sont "disponibles" comme Adam Smith appelait les
rentiers "classe disponible", en opposition aux producteurs. S'il faut
bien une rente sociale pour cela, c'est surtout cette classe disponible
(comprenant aussi les retraités et les femmes au foyer) qui doit
être l'objet du développement humain et le lieu de la créativité.
Le travail salarié d'abord valorisé par le chômage
devrait perdre finalement sa prééminence au profit d'un au-delà
du salariat (quaternaire) qui ne peut se faire sans un Revenu Garanti.
Comme Louis Dumont le montre, il faut choisir entre l'indépendance
des rapports marchands entre choses et la dépendance des
personnes mais l'indépendance des personnes implique une dépendance
matérielle, comme la dépendance sociale donne une certaine
indépendance matérielle. La forme réseau permet de
penser contre Dumont une dépendance sociale sans véritable
hiérarchie et contre Hayek des connexions lointaines de personnes
et non de choses, surtout, l'économie immatérielle rend indispensable
l'autonomie et la responsabilité des personnes sous des formes
bien différentes de ce qui semblait prévisible. La globalisation
rend moins nécessaire la médiation avec l'étranger
par une valeur objective. La médiation par l'objectivité
étant désormais tenue par l'ordinateur et l'information.
Cependant il ne s'agit pas d'encourager l'inactivité mais bien
au contraire d'encourager un développement personnel, une activité
valorisante, un statut social, un travail extérieur, ce pourquoi
il faut accepter le cumul du Revenu Garanti avec un autre revenu
jusqu'au smic (on n'a plus aucune raison de sanctionner la précarité,
les intermittents comme au début du salariat). Pour se libérer
des dépendances familiales les femmes notamment peuvent trouver
nécessaire de se créer des obligations externes. C'est un
travail voulu et non plus forcé par indigence. Le Revenu
Garanti inverse la valeur travail en statut désirable, ce n'est
pas la contrepartie douloureuse d'un don. Le don est d'ailleurs
toujours ramené à l'échange, soit au nom de l'équivalence
(contre le don sans retour de Sénèque), soit de l'individualisation
alors qu'il s'agit d'une généralisation du maternage (Sloterdijk).
Le Revenu Garanti n'est pas un don individualisé, c'est bien plutôt
ce que nous doit la société qui nous élève,
nous forme, nous éduque, nous soigne. Nous n'avons pas besoin d'incitations
pour vouloir nous valoriser socialement, juste de moyens suffisants.