L’irrationalité d’Homo sapiens

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Les premiers hommes se sont distingués comme homo faber, par leurs outils, mais autour des 70 000 à 50 000 ans, il n'y a pas si longtemps, et bien après les premiers Sapiens, s'est produite une révolution culturelle à l'origine des hommes actuels et des tribus de chasseurs-cueilleurs tels qu'on a pu les connaître dans toute leur diversité (de langues et coutumes) alors que régnait avant une grande uniformité. Désormais ce qui va distinguer les hommes modernes (semblables à nous), ce sont surtout les signes de leurs fausses croyances, de la pensée symbolique dit-on pour ce qui est pur délire, histoires à dormir debout et mises en scène rituelles. Dès qu'on parle de culture, et non plus de techniques, c'est bien l'irrationnel de mythes invraisemblables qui se manifeste sous toutes sortes de formes artificielles et par la fabrication d'idoles ou d'amulettes, d'objets magiques ou sacrés, jusqu'à des constructions monumentales.

On est élevé, dès les contes de l'enfance, dans l'idée qu'on serait des êtres supérieurs, au moins par rapport aux animaux (mais souvent aussi par rapport aux autres par privilège de naissance). On se voit en maître de l'univers et d'un avenir qui dépendrait de nous, de notre bonne volonté, de notre foi, de notre excellence alors que nous n'arrêtons pas d'échouer, de faire des erreurs et nous montrer malhabiles devant l'inhabituel. En tout cas, selon la tradition, notre supériorité serait dans la raison qui nous permettrait de maîtriser nos instincts et de nous donner accès à la vérité comme à la liberté et la citoyenneté. Nous désigner comme Homo sapiens ou animal rationnel revient effectivement à situer notre supériorité à l'animal dans notre bien plus gros cerveau et dans le travail intellectuel, non dans nos capacités physiques. Cette intelligence supérieure aux animaux est indéniable, de même que notre accès à la rationalité, en particulier la rationalité procédurale dont les outils fossiles témoignent suffisamment mais encore plus le langage narratif et sa logique avec la question de sa vérité ou du mensonge. Pour autant, il n'est absolument pas raisonnable de nous identifier à cette intelligence quand nous donnons le spectacle permanent de notre bêtise (pandémie, guerres, idéologies, religions, etc).

La dissonance cognitive

Après avoir décentré notre évolution d'une introuvable essence humaine au profit de la pression du milieu (y compris social et technique) passant par des stades cognitifs sans doute semblables sur d'autres planètes, il vaut de revenir non seulement sur notre nature double d'animal/rationnel, mais surtout notre culture double entre raison et fictions. En effet, si nous pouvons partager la science universelle (des communications interplanétaires) avec d'hypothétiques extraterrestres, cela suffit à séparer la raison universelle de l'animal que nous sommes et qui n'a fait que s'y adapter tant bien que mal. Il y a pourtant un autre dualisme qui n'est plus entre la matière et l'esprit cette fois mais à l'intérieur de l'esprit lui-même, d'un Homo sapiens/demens qui présente, à côté de son habileté technique, toutes les formes d'une raison délirante qui tombe dans tous les panneaux. Cette connerie omniprésente est impossible à ignorer mais n'a cette fois plus rien de biologique. Ce n'est pas simple ratage ni rationalité limitée, un manque d'information ou de compétence, mais on a bien affaire à des récits trompeurs, de fausses certitudes affirmées avec conviction, des raisonnements absurdes, théories simplistes qu'on peut qualifier d'un excès de raison - comme la paranoïa, les théories du complot, la désignation de boucs émissaires - mais qui sont plutôt une pathologie de la raison elle-même et qu'il faut intégrer à l'histoire cognitive. Non seulement il se trouve qu'Homo sapiens est aussi un Homo demens, mais c'est qu'il n'y a de folie que d'hommes.

On peut d'ailleurs s'émerveiller que cette part de folie reste en général modérée et relativement discrète, ne débordant pas trop sur la vie pratique, mais ce n'est pas pour autant de l'ordre d'un défaut résiduel, d'un biais cognitif isolé et facile à corriger. C'est au contraire un fait absolument massif puisque toutes les cultures ont produit des fictions irrationnelles dont la cohabitation avec la rationalité pratique est quand même très problématique, produisant régulièrement des flambées de violence. Non seulement on ne s'en scandalise pas ordinairement, par respect pour les croyants innombrables, mais on y voit une preuve de nos capacités spéculatives, ce qui est un comble. Comment peuvent donc cohabiter ainsi le réel et la fiction, la raison et la foi, la science et l'opinion ?

D'abord, pour comprendre comment est possible une telle schizophrénie entre les apparences matérielles de la rationalité la plus haute et une crédulité qui semble à toute épreuve, il faut rappeler que notre rationalité ne nous est pas du tout innée, pas plus que la technique, mais doit être apprise. Elle n'est pas sortie de notre cerveau mais résulte d'une lente élaboration (sélection) au cours du passé confronté aux événements. Le défaut du cognitivisme, et plus généralement des théories de la connaissance, est souvent de trop minimiser dans l'acquisition des connaissances la part transmise dogmatiquement ou scolairement, non par apprentissage direct, en prise avec la chose, mais par le récit qu'on nous en a fait. Il est incontestable qu'un langage narratif évolué facilite la transmission des savoirs mais par le fait même de parler de ce qui n'est pas là, de ce qu'on ne voit pas, de ce qu'on n'a pas expérimenté soi-même, il transmet tout autant de faux savoirs, de préjugés, des élucubrations improbables enseignées la plupart du temps d'en haut (et non pas spontanées).

La propension des philosophes à ramener l'esprit ou l'intentionalité au regard, à la perception ou vision, rate ce que l'esprit doit au langage hérité, au grand récit dans lequel il se place, à la fois dans l'espace et dans le temps, dans un monde commun bien au-delà de nos perceptions immédiates. Du coup, on ne peut plus réduire l'intelligence à une forme de l'adaptation biologique (Piaget) quand elle devient croyance aveugle de l'enseignement et facteur de communion collective (l'interdit remplace l'injuste). On est loin d'un simple perspectivisme et cela pose la question de savoir si les extraterrestres aussi ont étés confrontés à cet envers du savoir, du récit, de la transmission, de la croyance et surtout s'ils ont pu dépasser ce stade par les progrès de la science et de l'écologie ? Ce récit évolutionniste implique que, même si on l'admet intellectuellement, on ne prend pas toute la mesure de ce qui nous vient de la culture, de la sociologie, de l'époque dont on n'est que le perroquet. Penser par soi-même n'a pas de sens, on ne pense que le commun, à notre place. L'opinion n'est jamais "personnelle" mais toujours récit collectif et les fausses croyances ne sont pas juste des erreurs de jugement, un excès de crédulité individuelle, quand elles sont une injonction sociale, politique, religieuse.

Fonctions sociales des religions (sociologie)

Il faut partir effectivement du constat de la religion, non pas comme simple erreur mais comme moment du vrai, stade incontournable de la civilisation, du développement de la culture, et qui, à ce titre, n'a peut-être pas encore fait l'objet de toute l'attention qu'elle mérite après Hegel, Durkheim, Marx, etc. On ne peut en faire juste un regrettable défaut quand les religions ont rempli des fonctions décisives dans la (pré)histoire - et que l'histoire récente, notamment avec le retour de l'orthodoxie en Russie, nous a montré qu'on ne s'en débarrasse pas si facilement. Les religions semblent quand même relever de l'âge pré-scientifique, à tout ce long passé d'ignorance qui avait besoin d'expliquer tant de mystères par un plus grand mystère encore. Cela ne devrait plus être le cas aujourd'hui, mais partout les sociétés qui se sont développées ont été des sociétés religieuses dans la confusion entre pouvoir politique et spirituel (Pharaon, basileus, Inca, etc).

La religion est d'abord politique (ce qui la distingue des superstitions). Ce n'est pas un mystère, il n'y a rien de plus visible que l'efficacité de la religion pour la cohésion, la confiance mutuelle, le commerce avec des inconnus, et finalement la guerre qui étend son territoire. C'est ainsi que les religions facilitent l'expansion commerciale et militaire des sociétés. Le théologico-politique est originel. D'ailleurs, Maurice Godelier a montré, contre les théories de l'auto-organisation, qu'aucune société n'est fondée sur la famille, encore moins sur les individus, mais uniquement sur des mythes et rites communs, un pouvoir spirituel enfin. C'est l'irrationnel qui est au fondement des sociétés car, pour les humains, comme il le constate, le surréel semble plus réel que le réel. Ainsi, les religions apparaissent d'abord comme fondement du social et de la domination, d'une communauté d'appartenance fondée sur une vérité fictive mais commune, profession de foi qui engage, fait non pas psychologique et individuel mais éminemment social de constitution d'une culture commune, assurant par une hétéronomie indiscutable la communication entre ses membres et leur organisation dans des institutions sociales (qui ne sont pas issues d'une "délibération démocratique").

La chose absolument extraordinaire, c'est que cela passe par la croyance en des sornettes et des histoires visiblement irrationnelles. Credo quia absurdum disait Tertullien, dans une sorte d'obstination dans l'erreur par droit communautaire et crédulité envers d'illustres prédécesseurs servant de garantie de véracité (je pense donc je suis l'opinion commune) car il ne s'agit pas seulement de convention sociale indifférente mais bien de vérité identitaire pouvant apporter la division dans les familles. Malgré toutes les tentatives infinies de rationalisation, les trésors de subtilités des théologiens pour justifier l'injustifiable, il faut voir, en effet, dans ces croyances absurdes ce qui distingue l'adepte du mécréant, c'est-à-dire des autres traditions et leurs mythes - dont l'absurdité est tout aussi patente (pour les autres) - mais, comme le soulignait Lévi-Strauss, "on ne discute pas les mythes du groupe ; on les transforme en croyant les répéter", ou bien on inverse un élément pour s'opposer au groupe voisin ou d'origine (les Asuras sont démons en Inde alors que les Ahuras sont des dieux pour les Perses). Ce qui est exigé, c'est la preuve de soumission de la raison et d'obéissance, dans le renoncement à la simple logique (Tu es la vérité).

La fonction essentielle des religions est d'établir une vérité collective sur laquelle se fonde une communauté, exigeant une profession de foi (dans ce qui est absurde pour les autres) comme signe de reconnaissance et serment d'appartenance, de fidélité au groupe. Ce n'est effectivement pas seulement une convention sociale arbitraire, dont on pourrait s'accommoder, dès lors qu'on est sommé d'y croire comme à la vérité même qu'il faudrait protéger du blasphème pris comme une agression de sa communauté (crime sans victime, le plus intolérable). Il est assez étrange de répéter que les Grecs ne croyaient pas à leurs dieux quand il y a eu tant de condamnations à mort pour impiété (pas seulement Socrate), Platon lui-même justifiait la peine de mort pour les crimes envers les dieux, l'impiété, les sacrilèges. C'est cette intransigeance, inaccessible à la raison, qui rend la guerre des religions à peu près inévitable puisque guerre entre populations différentes n'ayant pas les mêmes lois, le même totem, la même vérité.

La personnalité religieuse (psychologie)

Bien que la fonction des religions soit entièrement sociale, elles illustrent parfaitement l'intériorisation du social par les individus en suscitant une véritable expérience personnelle du divin, expérience intense, profonde, existentielle (ébranlant tout notre être) dont l'authenticité est toujours douteuse car jouée sous son regard. C'est pourtant ce vécu, de la prière ou des chants de grâce, de l'abandon ou de la culpabilité, auquel la plupart réduisent les religions, y compris Aristote quand il en rend compte par l'expérience intérieure du sacré, de la dévotion, de l'enthousiasme, de la crainte et du respect qui nous saisissent devant la divinité, devant ce qui est supérieur aux hommes. Ces raisons sont purement individuelles mais seraient communes, on ne sait pourquoi (sauf à considérer que les dieux existent vraiment). En fait, si le sentiment est individuel, le sacré est bien social de même que l'enthousiasme des foules, la sorte d'ivresse de l'unanimité, le bonheur de la communauté, exaltation incontestablement réelle même si elle s'apaise une fois sortis du temple.

L'expérience religieuse individuelle est purement suggestive, hallucinée, incarnation de la puissance du social et de son intériorisation vécue comme spontanée (ce ne sont pas les mêmes dieux ou démons qui apparaissent selon les idoles de la tribu). Il ne s'agit donc pas tant de conversion individuelle (du don de soi) que d'un rite social dont nous sommes les pantins - mais qui structure profondément la représentation de soi en dialogue avec un Autre, sous son regard omniprésent, produisant un type bien particulier de personnalité, très centrée sur soi malgré les apparences et qui sera d'ailleurs à l'origine de l'existentialisme depuis Kierkegaard, personnalité qui diffère radicalement de la personnalité scientifique à venir.

Il faudra examiner plus précisément toutes les implications d'une personnalité religieuse dont il n'est pas si simple de se débarrasser, mais on se contentera d'évoquer ici les conséquences au niveau individuel du dualisme entre raison et fictions auquel elle est confrontée, des contradictions de la vérité qui s'y déchaînent, car le paradoxe est de prétendre à une vérité vraie, purement illusoire, opposée à la vérité prosaïque, rationnelle, effective mais qui reste imparfaite, qualifiée d'apparence trompeuse nous empêchant d'accéder à la clarté de l'être. C'est bien le fond de toute religion de promettre de nous délivrer de la fausseté de notre identité extérieure pour retrouver notre âme comme notre identité profonde, et perdue pourtant. Comme on vit forcément dans l'illusion sociale et le monde des fictions (du spectacle), rien de plus normal que de rêver d'un être véritable, celui de la chose-en-soi, suprême illusion ! C'est toujours au nom de la vérité et de l'authenticité qu'on nous trompe et qu'on finit par vivre dans le mensonge. Où l'on voit que notre quête de vérité aboutit aux prétentions les plus folles, le désir de savoir se réduisant le plus souvent au besoin de réponse à nos questions, de causalités simplistes, figures du diable, simples boucs émissaires de nos angoisses. Il y a certainement un désir de savoir plus sérieux, plus exigeant, dont les sciences témoignent contre les préjugés mais il ne faut pas surestimer cette libido sciendi quand on se nourrit constamment d'illusions, illusions qui ne relèvent pas tant de l'imaginaire cérébral que de récits collectifs.

Il ne suffit pas de rendre compte des raisons de l'enthousiasme religieux et d'explications magiques car le plus étonnant, c'est que ces récits résistent au temps malgré tout ce qui les dément. Il y a une véritable dissonance cognitive, aveugle aux faits, un refoulement du savoir. "Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances" dit Proust. Il faut y être forcé par l'expérience douloureuse du réel pour renoncer à son petit monde imaginaire. De nos jours, cette résistance à l'évolution prend même la forme d'une revendication à la connerie assumée et aux vérités alternatives comme exigence démocratique ! On sait comme l'obstination dans l'erreur au nom de l'idéologie mène au désastre. De simples animaux ne pourraient pas réussir à agir comme ça. Il faut être un être humain pour être vraiment stupide. L'intelligence collective espérée est visiblement absente, notamment en temps de guerre, enterrée par les propagandes.

Enfin, non seulement on veut croire à des fadaises, pourvu qu'elles nous plaisent, satisfassent quelques aspirations psychologiques et soient celles de nos amis, mais il y a toujours des bonnes raisons de ne pas voir la vérité, encore plus de ne pas la dire par crainte du fanatisme de tout croyant, de cette sorte de terrorisme intellectuel inaccessible à la raison que produit l'obstination à s'identifier à des fictions, ce qu'on appelle des convictions entre lesquelles la laïcité et la démocratie peinent à maintenir une cohabitation pacifique. Décidément, la part de la raison se réduit comme peau de chagrin.

Science

Il faut donc bien distinguer nos capacités cognitives très limitées, même si elles surpassent largement nos cousins chimpanzés, d'avec notre part de rationalité difficilement acquise : science, droit et morale civilisée, qui sont le fruit de nos apprentissages et de l'histoire cumulative, nous donnant accès à l'universel, mais dont il faut distinguer d'autre part tout l'irrationnel et le particulier des histoires qu'on se raconte, mythes, fictions, médisances, commérages, ragots, rumeurs, fake news qui se transmettent tout autant et même mieux. La persistance de l'irrationnel et du sacré dans les mythes, rites et religions, ne relève pas pour autant de causes psychologiques mais répond, comme on l'a vu, à des fonctions sociales essentielles au stade pré-scientifique. Ce n'est pas une raison pour en faire une nécessité absolue, voire ce qui serait l'essence de l'homme comme on l'a longtemps professé, et surtout ne veut pas dire qu'il ne serait pas possible de s'en passer au stade scientifique, l'homme de science succédant à l'homme religieux (rien d'original là dedans mais tâche toujours en souffrance).

En effet, c'est essentiellement la science qui remet en cause les religions en expliquant ce qui semblait inexplicable sans une intervention divine et ne trouvant plus aucune trace du divin nulle part. Désolé pour les croyants mais il n'y a plus aucun mystère en ce monde ni vie après la mort - sinon dans le souvenir des vivants. Avant, il était incontestablement difficile de ne pas croire à l'intervention d'esprits invisibles, il est devenu impossible d'y croire sérieusement désormais. Faire des religions une vérité alternative aux expériences scientifiques réfutant leurs dogmes n'est plus tenable, d'autant qu'à l'époque de la mondialisation, les religions côtoient inévitablement d'autres religions beaucoup plus qu'avant. Or, la seule façon de s'accorder universellement est de remplacer la religion par le droit et la science qui, loin d'être les produits du génie humain, comme on les présente toujours, encore moins d'un peuple particulier, se construisent explicitement contre l'opinion, nécessaire rupture épistémologique qui donne accès aux sciences universelles complètement indépendantes de nous, fondant la transcendance du réel et fournissant un langage commun, une référence commune, ouvrant la voie à l'écologie en tant que reconnaissance de la transcendance du monde et de ses limites. Notons qu'en contredisant nos représentations, en réfutant nos croyances, les sciences démontrent à quel point notre intelligence est trompeuse et nous fait vivre dans l'erreur mais l'ironie, c'est que d'une certaine façon elle réitère ainsi la prétention des religions de nous faire accéder à un réel plus réel que celui de l'existence empirique.

La sortie de la religion n'est pas seulement politique, réduisant son rôle social, ni même une simple émancipation de la domination religieuse, mais elle est essentiellement cognitive et s'impose à nous, que ça nous plaise ou non, à la fois par la multiplicité des religions (la guerre des religions) et par les progrès des sciences. Les religions elles-mêmes se plaignent du déclin des religions, tout comme l'homme de science du désenchantement du monde, de la perte de sens d'un univers sans Dieu qui sombre dans l'insignifiance (c'est à voir). La sortie de la religion peut paraître impossible, c'est pourtant un mouvement enclenché depuis longtemps. Même si c'est un peu abusif, on a même pu faire de la religion chrétienne la religion de la sortie de la religion, de l'homme-dieu. Bien sûr, notre propension à délirer et nous raconter des histoires ne se limite pas aux religions qui tentent d'y mettre de l'ordre, le mal est plus profond et les idéologies (marxistes, racistes, patriotiques) prennent facilement la relève.

Si les religions, la métaphysique, les idéologies ont constitué un stade cognitif incontournable dans notre évolution, cela n'empêche pas que la science universelle les rend obsolètes, ce qu'il est devenu difficile d'ignorer, et si les sciences ne laissent plus de place aux élucubrations spiritualistes, nous nous y adapterons comme au numérique et au reste, même si la rupture avec notre passé en sera incontestablement profonde. En tant que produits de l'évolution, nous évoluons encore mais il faut souligner à quel point nos sciences sont effectivement très récentes, même si on disposait depuis Aristote des bases d'une réelle rationalité malgré ses limites et ses erreurs. Par rapport aux débuts de notre espèce, c'est un temps très court.

Evolution

Il faut y insister : l'idée d'une intelligence première qui serait recouverte par de faux dogmes comme un péché originel est une fable idéaliste, la rationalité a dû être conquise pas à pas sous la pression des faits. De même l'idée du bon sauvage épargné par la civilisation est un mythe, victimes au contraire de superstitions, de sorcelleries, de vendettas, de violences - en particulier envers les femmes (ce qui choquait tant les ethnologues). Les quelques exceptions ne sont pas la règle et n'ont pas été durables. La rationalité scientifique comme l'Etat de Droit sont vraiment choses nouvelles et toujours fragiles, on le voit bien, progressant toujours contre l'opinion et la tradition.

Nous ne sommes pas au bout de notre évolution cognitive, loin de là, en transition difficile entre religions traditionnelles et sciences universelles où les anciennes croyances sont devenues caduques, jusqu'à déclencher une panique identitaire dans la rencontre avec les "sous-développés", retardataires de l'évolution. On est dans une dynamique qui n'est pas linéaire mais soumise à une dialectique historique qui peut prendre beaucoup de temps. Ce n'est pas en tout cas pur ethnocentrisme que de constater qu'il y a une différence entre "sauvages" et civilisés, différence qui est bien une supériorité dans la rationalité, la domestication, le contrôle de soi (l'inhibition), un progrès de la civilisation qui n'est pas forcément un progrès pour la personne, bien que l'individu en tant que tel y gagne par rapport au groupe. C'est tout simplement un progrès historique dont il n'y a pas de retour en arrière - comme pour l'agriculture malgré une visible dégradation des conditions de vie au Néolithique. Ce n'est pas une question de choix, de valeur, de finalité mais une évolution contrainte. Ce n'est pas le résultat de l'affrontement de technophiles et de technophobes, de modernistes et de conservateurs, de la lutte du Bien contre le Mal, mais de l'accumulation de connaissances, des urgences vitales et de la simple confrontation aux faits.

Il n'est donc pas inapproprié de considérer objectivement les retardataires de cette évolution des sciences et techniques comme des arriérés ou sous-développés sans que ce soit en rien un jugement moral, seulement le jugement de l'histoire. Chacun peut bien vivre comme au temps de la préhistoire, ce n'est pas ce qui va changer l'avenir. Il est bien sûr souhaitable de préserver la diversité des cultures et défendre les peuples menacés mais cela ne peut que retarder d'une génération ou deux l'intégration dans la mondialisation des échanges. Il est non seulement impossible mais dangereux de vouloir, à l'instar du racisme, s'opposer à notre métissage, à une entropie humaine inéluctable, comme si les peuples pouvaient être des monades isolées et figées dans le temps. L'hybridation est un trait de notre espèce et l'homogénéisation n'a fait qu'augmenter avec l'agriculture, les échanges, les migrations, les empires pour aboutir à l'Etat universel et homogène où les conditions de vie se ressemblent de plus en plus, complètement changées par rapport à celles qui avaient forgé les anciennes traditions devenues simples nostalgies plus ou moins folkloriques. Comme les sociétés originaires, on se raccroche à nos habitudes, qui sont notre seule familiarité avec le monde, en espérant s'opposer à tout changement, mais sans pouvoir l'empêcher quand l'environnement change. Il nous faut être résolument modernes (ou se retirer du jeu).

La théorie de l'évolution éclairée par l'hypothèse de civilisations extraterrestres permet de mieux comprendre la genèse de notre part rationnelle, universelle, dont les progrès devraient faire reculer l'obscurantisme qui la suivait comme son ombre jusqu'ici. En effet, si on admet que la rationalité n'est pas à l'origine, dans une essence humaine, puisqu'elle serait partagée par d'hypothétiques extraterrestres, c'est qu'on suppose une convergence évolutive - non par un finalisme évolutionniste, une cause finale préalable, mais dans l'expérience du réel, partout pareil, dans tout l'univers (gravitation, électro-magnétisme, entropie, reproduction/sélection, information, logique, mathématique).

Le darwinisme et la découverte de cette évolution progressive aura permis de s'affranchir du créationnisme et d'un finalisme divin mais il aura mené aux mauvaises interprétations opposées des différentes idéologies politiques qui l'ont suivi comme concurrence individuelle (libéralisme), compétition de groupe (racisme) ou lutte des classes qui restent volontaristes et essentialistes alors que la première leçon de l'évolution, c'est qu'elle ne procède pas d'un plan volontaire mais d'une sélection par le résultat, après-coup, où le réel extérieur fait la loi. C'est l'environnement qui sculpte les corps, la nécessité matérielle qui s'impose. De même, le progrès de la rationalisation ne vient pas de notre génie, du gène de l'intelligence, mais de la confrontation à l'expérience.

C'est l'expérience pas le manque de foi qui a causé la rupture avec les traditions irrationnelles. La science ne relève pas d'une tradition occidentale opposée aux autres traditions, c'est, de par sa méthode, la sortie des croyances traditionnelles. On peut constater que les sciences pleines de controverses et en constante évolution ne peuvent absolument pas prétendre à la vérité, se substituant aux vérités religieuses immuables, et ne sont pas indemnes pour autant de tout dogmatisme et autres biais cognitifs, mais c'est justement ce que la méthode et l'expérience sont supposés trancher, réfutant les faux savoirs hérités, un à un. La validation expérimentale procède de la reconnaissance de nos limites cognitives pour les dépasser pas à pas, processus objectif dont une Intelligence Artificielle (ou apprentissage automatique) peut prendre le relais, même si on en est aux balbutiements et qu'elle n'a rien de notre intelligence encore. Le fait qu'elle ne soit pas humaine pourrait au contraire être un atout en certains domaines. Il ne faut sans doute pas en attendre des miracles et plutôt de nouvelles errances, mais il est possible que l'IA puisse à l'avenir se substituer avantageusement à nous en de nombreuses circonstances, nous éviter bien des déboires ou décisions hasardeuses, faisant reculer un peu notre irrationalité peut-être - et notre irresponsabilité écologique ?

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10 réflexions au sujet de “L’irrationalité d’Homo sapiens”

  1. Oui, homo sapiens a une grande facilité à croire tout et son contraire. C'est peut être un défaut nécessaire (ou pas) de ses réseaux de neurones lui permettant d'apprendre rapidement. Espérons que les travaux sur l'IA nous éclairerons un jour.
    En attendant nous pouvons tenter de maîtriser cette facilité : apprendre à croire.

  2. Beaucoup d'optimisme quant a notre capacité de faire sens commun pour un avenir commun autrement, que forcer par un réel qui nous exigeras de s'ajuter au fur a mesure du temps ,toujours et encore par essai/ erreur ,en apres-coup sans vision commune et sans nécéssairement s'améliorer autrement que matériellement.

    • Non, je ne crois pas, c'est une conséquence d'un langage commun et de récits communs. Il y a plutôt plusieurs communs. La tendance post-moderne était plutôt d'une équivalence entre ces cultures incompatibles et d'un éclatement en communautés. On parlait dans ma jeunesse de science prolétarienne ou de science occidentale mais j'avais découvert dans un colloque de l'Unesco que les scientifiques d'autres traditions revendiquaient le fait qu'il n'y avait pas de science asiatique ou nationale mais que c'était la même science pour tous. La science a donc la possibilité d'unifier la planète dans un récit commun depuis le Big Bang et surtout de l'écologie ou du climat, bien mieux que de très anciennes religions dépassées. Ce n'est pas fait mais peut-être pas une illusion sauf à idéaliser ce commun en une sorte de paradis mais de même qu'une guerre soude la population, il ne faut pas sous-estimer la solidarité qui se manifeste devant les catastrophes et pourrait unifier toute la planète dans la lutte contre le réchauffement (ou les pandémies, etc).

      • Personnellement je suis convaincu que le pari de la lucidité est un jeu a somme nulle.Pessimiste ,optimisme,réalisme,ne sont que des moyens de défense selon notre tempérament pour maintenir notre stabilité psychique (espoir et désespoir ou étonnement).Notre après-coup sur notre condition humaine n'offre que de légère modifications toujours en continuelle combat et rien n,en garanti son maintien.Progrès,régression est sa dynamique sans réelle vision d'ensemble.

  3. Ce qui distingue l'homme de l'animal c'est la richesse, la variété de son rapport au monde. Alors que l'animal a un rapport purement pratique au monde, l'homme a un rapport multiple au monde qui passe par des questionnements qu'on ne trouve que dans son espèce.
    S’il fallait ramener toutes les formes de rapport possibles à des formes simples nous pourrions les classer en trois groupes correspondants à trois grands types de questionnement : Pourquoi ? Comment ? Qu’est-ce que ?

    A la question « Pourquoi ? » répond la religion (comme forme de rapport de la pensée au monde). Le questionnement sur le pourquoi des phénomènes, sur leur sens et leur origine mène à l’idée de forces élémentaires aux intentions bienveillantes ou malveillantes qu’il faut se rendre favorables. Pourquoi Poséidon fait-il détruire les vaisseaux d’Ulysse ? Parce qu’Ulysse a rendu aveugle son fils le cyclope. Ulysse doit se protéger de cette colère ou l’apaiser. D’où les idées de sacrifice, de divinité protectrice ou de faute et de rédemption.

    Comment la tempête ? — Zeus a ouvert les cavernes où étaient enfermés les vents. La réponse à la question « Comment ? » conduit à la science comme forme de compréhension du déroulement des choses qui permet de s’en protéger ou de les utiliser pour agir. Il faut réduire la voilure face à la tempête, chercher un havre où s’abriter. Ici la pensée s’engage vers la recherche d’une connaissance efficace et d’un rapport pratique au monde.

    Qu’est-ce que? Ce type de questionnement est celui de la philosophie. Il s’agit de connaitre la nature des choses, de comprendre à quel ordre elles appartiennent, comment elles sont reliées entre elles et ce qui fait leur spécificité. La tempête, par exemple, est un phénomène naturel, c’est un dérèglement du cours habituel des phénomènes météorologiques. Comprendre ainsi la tempête conduit à s’interroger sur ce qu’est un phénomène ou ce que sont l’ordre et le désordre – questions qui sont spécifiquement philosophiques.

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