La beauté sauvage de l’évolution

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Ainsi l'homme doute et désespère, en se fondant il est vrai sur bien des expériences apparentes de l'histoire ; et même en une certaine mesure cette triste plainte a pour elle toute l'étendue superficielle des événements mondiaux; c'est pourquoi j'en ai connu plus d'un qui sur l'immensité océanique de l'histoire humaine cherchaient en vain le Dieu que sur la terre ferme de l'histoire naturelle ils voyaient avec les yeux de l'esprit et avec une émotion toujours renouvelée dans chaque brin d'herbe et chaque grain de sable.

Dans le temple de la création, tout leur apparaissait plein de toute-puissance et de bienveillante sagesse. Au contraire sur le théâtre des actions humaines auquel notre durée de vie est proportionnée, ils ne voyaient que le conflit permanent de passions aveugles, de forces déréglées, d'armes de destruction ne servant aucun dessein positif. L'histoire pour eux ressemblait à une toile d'araignée, dans le coin de ce merveilleux palais, dont les fils entremêlés conservent encore les traces d'un carnage bien après que l'araignée qui la tissa se soit dérobée aux regards.

Cependant, s'il est un Dieu dans la Nature, il existe aussi en histoire.
Herder, Histoire et cultures, p187

Bien sûr, en tant qu'évêque réformé, le pré-romantique Herder prêche pour sa paroisse en s'opposant au Voltaire de l'Essai sur l’histoire générale après le désastre de Lisbonne impossible à justifier aux yeux de ceux qui voulaient croire à la providence divine. Pour nous convaincre que nous vivons malgré tout dans le meilleur des mondes possibles, Herder reprend l'argumentation de Leibniz dans sa Théodicée faisant de l'imperfection du monde et de l'existence du mal l'indispensable condition de la biodiversité sans quoi nous serions certes dans un paradis de créatures parfaites, semblables à Dieu mais toutes identiques. Ce rôle fondamental donné à la biodiversité devrait nous parler, à notre époque d'extinctions de masse mais aussi pendant cette période de pandémie, mal dont la fonction biologique est notamment la régulation des populations trop nombreuses, et donc la préservation de la biodiversité justement...

Le bon côté des religions, c'est qu'attribuer à Dieu la création du monde suscite l'admiration pour son oeuvre et engage à lui rendre grâce pour ses bienfaits et la magnificence de la nature, gratitude des enfants pour leurs parents qui veillent sur eux malgré tous les dangers, alors que, sans cette garantie divine, injustices et malheurs nourrissent plutôt la révolte et le désespoir en dépit de tous les paysages somptueux, des grandes civilisations et leurs créations artistiques, ou même des trop rares mouvements de solidarité et générosité. Impossible de célébrer la sauvagerie régnante. On ne peut nier pour autant les beautés de la nature et l'exaltation qu'elles peuvent produire. Si on doit les attribuer à l'évolution plutôt qu'à un projet divin, substituant au nom de Dieu dans la citation en exergue celui d'évolution, on comprendra mieux le ressort du progrès humain qui semblerait sinon trop paradoxal au milieu du désastre et de la connerie universelle, en l'absence de toute providence divine ou rationnelle.

Il faut, en effet, qu'on soit contraint par la pression extérieure d'être raisonnable et de s'unir, c'est ce que ça veut dire, sinon la folie et l'avidité dominent. Pas d'évolution sans catastrophes, sans échecs répétés. Il ne s'agit pas d'un développement endogène, de la réalisation d'une essence (humaine), d'un sens de l'histoire, d'une production de notre liberté. Il faut y voir plutôt un processus d'optimisation, de complexification, ou un apprentissage, une intériorisation souvent douloureuse de l'extériorité plus que l'expression d'une intériorité préalable, relevant ainsi d'une causalité écologique. De même les beautés de la nature ne sont pas tombées du ciel mais les vestiges de grandes destructions, des difficultés rencontrées par la vie et d'une sélection féroce (de l'adaptabilité). L'évolution biologique est jonchée de cadavres et ce n'est pas par un malheureux hasard car sans la mort, pas d'évolution des organismes, tout comme, sans la guerre et la disparition d'anciennes civilisations, il n'y aurait pas d'histoire. Dans l'amour de la nature le plus naïf, la violence naturelle est beaucoup trop déniée de même que le fait qu'il n'y a d'évolution que forcée. C'est oublier le travail du négatif et le processus dans le résultat, le cri de la créature derrière la beauté des paysages, des ruines même, tout comme l'émerveillement de l'improbable miracle d'exister en gomme les plus terribles épreuves.

S'il y a bien une orientation de l'évolution et de l'histoire vers le meilleur, c'est seulement à long terme, et pas sans régressions ni sans passer par le pire à court terme. L'espérance peut donc être rationnelle, l'optimisme de la raison, mais elle ne peut être l'assurance d'un but à atteindre (de l'apothéose d'une fin de l'histoire paradisiaque), juste d'améliorations ponctuelles ou de finir par surmonter les problèmes rencontrés - hélas en général dans l'urgence et l'après-coup de crises vitales nous obligeant à corriger nos erreurs antérieures.

Une telle vision évolutionniste de l'histoire s'oppose aux visions de l'histoire providentielles (de Herder, Hegel, Marx, Heidegger, Castoriadis), d'une conscience de soi de l'Esprit (du prolétariat, de l'Être) qui serait l'aboutissement de la liberté ou de l'autonomie, alors qu'il ne s'agit que d'adaptations aux contraintes écologiques et aux progrès techniques (à l'évolution du système de production), où la liberté est productive mais où les gains et pertes de liberté sont difficiles à mettre en balance. Ainsi, il y a bien globalement un gain d'autonomie des individus dans la différenciation de leurs parcours, jusqu'à l'autonomie subie, mais qui se paie d'une perte d'autonomie collective et d'une surveillance généralisée. C'est ce qui oppose la liberté des anciens et des modernes. La liberté a des significations complètement contradictoires, en effet, selon qu'elle désigne la raison universelle nous délivrant des contingences ou une passion débridée sans retenue, l'ascétisme du sage dominant ses pulsions (ataraxie) ou l'hédonisme cultivant ses plaisirs, enfin l'autonomie permettant de faire le nécessaire ou de s'en délivrer. Surtout il y a opposition frontale entre la solide liberté objective procurée par l'Etat de droit et la spontanéité inconstante d'une liberté subjective qu'il encadre, entre la sécurité comme première liberté et la liberté transgressive ou la simple liberté de penser.

On ne peut assimiler l'histoire à un progrès de la liberté qui tournerait à vide dans l'autoréférence et pourrait commander aux choses, s'affranchir de la nécessité par une puissante volonté collective. Il faut au moins reconnaître qu'il y a des cycles de libération et d'autoritarisme, montrant bien que ce n'est pas la liberté qui est le moteur de l'évolution (notamment technique) et plutôt la vérité ou l'efficacité, dont la liberté, sa réactivité, ne constitue que l'une de ses conditions. Ainsi, les protections sociales ne sont pas seulement un progrès des libertés (ce qu'elles sont), mais elles procurent un avantage social réel, elles sont productives et surtout reproductives. Le progrès de l'histoire de la philosophie est lui aussi à l'évidence un progrès de la vérité plus que de la liberté invoquée à tout propos. Les sciences en sont le prolongement dont le progrès cumulatif ne dépend pas de nous pas plus que les mathématiques. Notre part est celle de l'erreur, sinon penser notre histoire à la lumière de l'évolution, c'est ne plus la faire tellement dépendre de nous - semblable sans doute sur d'autres planètes ?

Les beautés de l'évolution et de notre histoire ainsi que les progrès de la liberté et des connaissances sont bien réels mais ne seraient ainsi que la conséquence de contraintes extérieures, de la dureté du réel sur lequel on se cogne, de la sauvagerie d'une évolution sans foi ni loi. On doit en payer la livre de chair à chaque fois. Il ne faut pas en rajouter, les dévastations doivent malgré tout rester relativement rares, laissant la vie se développer (ce pourquoi on est dans un endroit très calme du cosmos), on ne peut pour autant les éviter ou croire échapper à toutes, nous n'avons pas le contrôle. Il y aura toujours des simplifications brutales ainsi qu'une course entre prédateurs et proies comme entre virus et système immunitaire décimant la population. La mort fait bien partie de la vie, condition de l'évolution vers une complexification. Destruction créatrice où le mal est condition du bien, loin d'une marche triomphale vers notre épanouissement ou domination, d'un plan divin ou d'une "histoire conçue" d'avance. Et comme il n'y a pas de Dieu, il n'y a aucune garantie que cela se termine bien pour nous - la situation étant incontestablement désespérée, mais nos moyens quand même considérables, il n'est pas encore tout-à-fait sûr non plus qu'on ne finisse pas par s'en sortir en beauté !

Impossible de ne pas reconnaître cette part du négatif, trop massive, mais il est tout aussi impossible de ne pas en reconnaître le positif. S'il n'y avait pas de moments où la vie est belle, nous n'existerions pas et il ne pourrait y avoir aucun progrès. Il ne faut d'ailleurs pas réduire la sélection naturelle à l'élimination des plus faibles et organismes non-viables quand elle est plutôt la reproduction avantagée des plus adaptés ou performants dans une niche écologique. Cependant, même si la colonisation de nouvelles niches constitue un plus grand facteur de diversification génétique que la compétition entre espèces, cela ne se fait pas sans "création destructrice" cette fois, modifiant radicalement son nouveau milieu. La sélection n'est pas toujours cruelle mais l'important, c'est qu'elle se fait après-coup, sous la pression du milieu par causalité descendante, dans une sorte d'apprentissage de ce qui n'est pas donné d'avance et donc qu'on ne maîtrise pas, qui ne correspond à aucun projet ou création volontaire et qu'on découvre à neuf à chaque fois malgré tout l'acquis préalable (vérité qui ex-siste au savoir). Le réel qu'on tente de contrôler et d'orienter avec plus ou moins de succès reste extérieur et mouvant, nous surprendant encore, aussi bien par son inhumanité que par ses éventuelles merveilles.

Ce n'est pas un Dieu, ni l'Humanité, abstraction vide, qu'il faut féliciter de ses réalisations et du progrès historique pas plus qu'on ne peut faire reproche à ces abstractions de toutes les horreurs passées. Il n'y a pas de trésor d'humanité se déployant dans l'histoire, pas de génie d'un peuple, mais la dynamique écologique de l'évolution (génétique, technique, démographique, culturelle) qui n'est effectivement pas sans beautés malgré toute sa sauvagerie. Nous ne sommes pas sortis de la nature (nous sommes la nature qui se défend en même temps que nous sommes les responsables de la dévastation de cette nature, de nos propres conditions de vie). L'étonnant, c'est que cette évolution aveugle produise du positif, diversité biologique ou droits humains, pas seulement la guerre, la souffrance, l'arbitraire. L'ambivalence est totale. C'est un monde qui m'est hostile, réalité qui fait mal, mais qui a tant de richesses et de promesses - pas seulement des menaces bien réelles - beautés de l'évolution qu'on peut célébrer incontestablement avec raison.

C'est, en tout cas, ce procès sans sujet qui se moque bien de moi qui est le monde qui m'intéresse, me contient, m'embarque et que j'essaie d'améliorer à mon niveau, au moins d'empêcher le pire par mes réactions informées - sans autre portée que très locales la plupart du temps. Du moins, la leçon à tirer de l'évolution, lorsqu'on est au temps des catastrophes, c'est qu'il y aura sans doute des renaissances, des jours meilleurs, pour nous ou nos lointains descendants, que ce ne sera pas forcément la fin du monde. Exister, c'est toujours ne pas savoir l'avenir, exposé à la surprise de l'événement comme aux coups du sort et au risque de ne plus exister. On suit les informations pour savoir ce qu'il se passe, cours du monde et mauvaises nouvelles que nous découvrons chaque jour sans y être pour rien, quoiqu'on en pense, spectateur engagé sans doute, mais sans beaucoup de prise sur ce qui passe ainsi devant nos yeux étonnés (ou désolés) et fera peut-être les beautés futures ?

Il y a une grandeur dans cette vision de la vie, avec ses puissances diverses insufflées primitivement par le Créateur dans un petit nombre de formes, voire une seule ; Et tandis que notre planète a continué imperturbablement son cycle, conformément à la loi fixe de la gravitation, depuis un début si simple, les formes infinies les plus belles et les plus merveilleuses n’ont pas cessé et continuent d'évoluer.
Darwin, fin de "l'origine des espèces".

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2 réflexions au sujet de “La beauté sauvage de l’évolution”

  1. La question de la création et l'existence ou la non existence d'un ou de Dieux qui semble importer à bien des gens ne me préoccupe pas. Pour autant que je sache, "avant le big bang", ça n'a pas de sens, le temps n'existait pas plus que ça. Si ça fait plaisir, je dis que c'est vrai et faux à la fois, en même temps.

    • C'était bien l'interprétation dominante (notamment de Hawking) jusqu'à ces dernières années où l'avant-Big Bang est devenu accepté aussi bien par la théorie des cordes que par la gravitation quantique à boucles supposant le rebond d'un univers après son effondrement en trou noir trop massif ou la transformation d'un trou noir en fontaine blanche, créateur d'univers.

      Tout ceci reste très spéculatif car, effectivement, le temps est supposé par la relativité générale se figer dans les trous noirs massifs, jusqu'à ne jamais atteindre leur centre. Il y a bien des contradictions non résolues dans la théorie empêchant de se fier à une vérité scientifique comme celle de la création du temps qui est liée au mouvement dans un univers qui n'est jamais statique. La physique actuelle pose beaucoup de questions ne pouvant se considérer comme complète, obligeant à reconnaître notre ignorance et nos limites cognitives (éprouvées aussi bien par Einstein que Feynman bien plus que par ceux qui n'y connaissent rien).

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