L’insouciante tragédie de l’existence

Temps de lecture : 13 minutes

Il est irresponsable d'inciter les gens à chercher la vérité alors qu'il n'y a que la vérité qui blesse et qu'ils risquent de tomber sur le cadavre dans le placard. Rien de plus naïf que de s'imaginer qu'il suffirait de sortir de l'ignorance pour s'accorder sur ce qu'il faudrait faire et que tout s'arrange soudain. Il n'est pas étonnant que les religions prospèrent partout : c'est qu'à ne plus croire en Dieu, il n'est plus possible de diviniser l'humanité comme ont cru pouvoir le faire aussi bien les communistes ou nos républicains rationalistes que la plupart des philosophes. Que reste-t-il donc si on ne suit plus Hegel dans son épopée de l'Esprit, ni Marx dans son histoire sainte, ni Heidegger dans sa quête de l'Etre ?

Comment une conception écologique, reconnaissant nos déterminations extérieures qui nous font le produit de notre milieu, pourrait-elle garder une haute idée de l'humanité dès lors qu'on ne la croit plus maître de son destin ? Ce que l'accélération technologique rend plus palpable, c'est qu'au lieu d'être sortis de l'évolution, comme on nous l'enseigne, tout au contraire, c'est l'évolution technique qui nous a forgés et que nous continuons de subir de plus belle, loin d'en avoir la maîtrise, jusqu'à la modification de notre génome.

De plus, on est bien obligé de constater qu'en dépit de la haute opinion que nous avons de nous-même, l'Homo sapiens se montre si peu rationnel et si souvent inhumain - même s'il y a tout autant de gestes émouvants d'humanité. Il ne s'agit pas de noircir le tableau, il n'en a pas besoin quand la bêtise régnante s'étale partout, aussi bien sur les réseaux sociaux qu'en politique ou philosophie, nul n'en est à l'abri semble-t-il, mais au plus haut qu'on remonte on ne trouve qu'obscurantisme et l'absurdité des mythes ou de la religion de la tribu, justifiant souvent quelques cruautés au nom de grands mots et de l'ordre du monde. Il n'y a pas à s'en émerveiller.

Difficile, de toutes façons, de prétendre s'extirper par l'esprit de notre part biologique, animale, c'est-à-dire de notre destin de mortels qui ne nous grandit pas non plus dans les mouroirs modernes où l'on attend la mort sans aucun héroïsme. On peut toujours s'être illustré par de hauts faits, croire à la valeur de nos exploits passés et à notre haute moralité, à la fin, cela ne compte plus guère, mort presque toujours minable, aussi loin des clichés de Hegel que de Heidegger.

Nous ne nous réduisons certes pas à notre biologie et appartenons bien au monde de l'esprit, du sens, des idées et du récit de soi, mais revendiquer notre haute culture ne suffira pas à rehausser notre image quand elle ne fait que nous divertir de notre tragique réalité en nous racontant de belles histoires. Le plus trompeur, c'est de se croire toujours, par notre position, à la fin de l'histoire, du monde, de l'humanité pour en être les derniers représentants vivants. Par suite, l'Histoire a beau être pleine de massacres insensés, on fait comme si tout cela était du passé, comme si nous étions devenus maîtres et possesseurs de ce monde hostile par la force de la raison, heureux contemporains d'une fin radieuse, d'un dimanche de la vie où il ne devait se passer plus rien...

Lire la suite

1 763 vues

Heidegger et la phénoménologie de l’existence (1925)

Temps de lecture : 26 minutes

La plupart des cours de Heidegger sont consacrés à l'histoire de la philosophie et la critique de la métaphysique, au nom de la différence ontologique entre l'Etre et l'étant qui le mènera à une forme de mystique. Ce n'est pas du tout le cas de ce cours de l'année 1925, bien qu'il était intitulé "Histoire du temps" car il n'en sera presque pas question. C'est pourquoi les éditeurs ont cru devoir le renommer "Prolégomènes à l'histoire du concept de temps", ce qui n'est guère mieux car, en réalité, il y a une première partie qui est une critique et une refondation de la phénoménologie débouchant sur une deuxième partie consacrée à la phénoménologie de l'existence qui en fait un de ses cours les plus intéressants, contemporain de la rédaction d'Etre et temps (paru en 1927) qui en reprendra l'essentiel. C'est, en effet, une de ses dernières tentatives de pratique de la phénoménologie et qu'il reniera d'ailleurs en partie, donnant trop prise pour lui à une anthropologie philosophique alors que c'est bien ce qui a fait tout le succès d'Etre et temps, inaugurant la période existentialiste dans laquelle il ne se reconnaissait pas du tout.

La position de Heidegger envers la phénoménologie est effectivement très ambivalente. Il avait été admiratif des Recherches logiques et était devenu l'assistant de Husserl qui l'incitera à faire une phénoménologie de la vie religieuse (1918-1921), ce qu'on peut considérer comme le précurseur de sa phénoménologie de l'existence, de la vie, en passant par une phénoménologie de l’intuition et de l’expression (1920) qui ira jusqu'à en faire une "Théorie de la formation des concepts philosophiques". Il passera cependant son temps à décrier la phénoménologie, notamment dans sa (si mal nommée aussi) "Introduction à la recherche phénoménologique" (1923-1924), dénonçant parfois violemment les banalités auxquelles elle aboutissait. C'est donc pour répondre aux insuffisances de la phénoménologie de Husserl qu'il élabore cette philosophie de l'existence, Etre et temps étant dédié à son maître en même temps qu'il l'abandonne. Son projet était effectivement de dépasser le subjectivisme de l'intentionalité et de l'ego transcendantal par l'ouverture du Dasein au monde extérieur et à l'historicité, par la primauté de l'attitude existentielle sur la théorie de la connaissance dominant toute la philosophie. C'est un apport considérable qu'on ne peut ignorer même si on ne peut oublier que cela ne l'a pas empêché de devenir un nazi convaincu et que ses descriptions évacuent la dimension morale et plus généralement le rapport à l'autre (au profit exclusif du "On" et "des autres" anonymes).

Surtout, y revenir permet de montrer qu'on gagne beaucoup à éclairer l'origine mystérieuse, "ontologique", de la temporalité du Dasein, par son ancrage dans le langage narratif (et pas seulement expressif ou communicatif), la prose du monde, le récit qui parle de ce qui n'est pas là et change complètement les perspectives existentielles de notre nature d'animal parlant ou de parlêtres, plutôt animal fabulateur ou mythomane, Homo demens comme Heidegger l'a honteusement illustré.

Lire la suite

1 911 vues