Changement de monde

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   Rien ne sera plus comme avant
Il est devenu quasiment impossible de se projeter dans le monde futur tant il devrait être différent du nôtre, malgré les vaines tentatives d'arrêter le temps. On peut juste lister un certain nombre des bouleversements attendus dans les dizaines d'années qui viennent, bouleversements technologiques, climatiques, géopolitiques. Les incertitudes sont au plus haut, et pas seulement l'ampleur du réchauffement climatique, qui semble avoir été sous-estimé (notamment la fonte du pôle Nord et du permafrost), mais il apparaît que les plus grandes incertitudes sont politiques et géopolitiques aujourd'hui avec une montée des risques de guerre, y compris nucléaire (ou de cyber-guerres), que seuls les risques économiques semblent pouvoir empêcher. L'opposition des mondialistes aux souverainistes prend ici tout son sens.

Si le réchauffement n'est pas maîtrisé d'ici 2050, ce qui est une question (géo)politique plus que technique, les conséquences en seront démesurées même si ce n'est pas la disparition de la civilisation humaine. J'ai toujours combattu les exagérations absurdes mais il est un fait que les nouvelles ne sont pas bonnes et n'incitent certes pas à l'optimisme même si le pire n'est jamais sûr et qu'il y a des améliorations sur certains plans. Ce ne sera donc pas la fin du monde ni de l'humanité mais de toutes façons la fin de notre monde actuel assurément. Nous ne sommes plus dans le temps arrêté d'une fin de l'histoire, d'un dimanche de la vie où l'individu n'aurait plus qu'à s'épanouir et jouir d'un éternel présent, mais pris dans les mouvements de l'histoire qui nous dépassent et menacent de toutes parts. On n'est pas prêts de sortir d'une crise permanente si la crise est le nom d'un réel qui nous échappe et nous déstabilise.

L'inquiétude est d'autant plus justifiée que pour l'instant, nos émissions continuent à monter. Il n'empêche que tout n'est pas désespéré car la première partie du siècle aura été celle de la prise de conscience planétaire nous engageant dans la transition énergétique sinon écologique - même si cet unanimisme affiché n'a pas eu beaucoup d'effets depuis l'accord de Paris de 2015. Il faut se rappeler, en effet, que dans cette première période, des relevés semblaient indiquer un plateau des températures, ce qu'on appelait le "hiatus climatique", qui avait de quoi nourrir les soupçons sur les modèles. Cela avait pu donner un peu plus de crédit aux climato-sceptiques mais n'est plus le cas avec un progrès des mesures et les effets de plus en plus sensibles du réchauffement - sans parler des boucles de rétroaction positives sous-évaluées jusqu'ici et qui menacent d'un emballement (fonte des glaces, bombe méthane). Ce n'est qu'une conséquence du nouveau consensus mondial (qui ne peut être que celui de l'état de la science), si le climato-scepticisme est devenu dés lors un simple marqueur politique (d'extrême-droite ou de connerie), anti-système, anti-science, anti-mondialisme. Sinon, un cap a bien été franchi, dans la conscience au moins, et surtout des jeunes, même si le secrétaire général de l'ONU, avertit que "Nous continuons de perdre la bataille". Du moins, il est clair qu'il s'agit maintenant de passer aux actes.

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Eloge et réfutation de Guy Debord

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Que l’on cesse de nous admirer comme si nous pouvions être supérieurs à notre temps; et que l’époque se terrifie elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est. VS-80

On dira ce que Guy Debord avait malgré tout d'admirable mais on montrera d'abord sur quels errements il a vécu, et on verra que c'étaient les poncifs de l'époque plus que les siens et dont nous récoltons les décombres. S'il nous a légué une exigence de vérité et de liberté, dont nous devons reprendre le flambeau, ce qui apparaît avec le recul, c'est en effet un échec à peu près complet et, sous une rhétorique brillante, la consternante naïveté sur le sexe et le pouvoir, sur la liberté et l'idéologie, sur la technique et la démocratie, sur le capitalisme et le travail, sur la représentation et la chose même, sur la vie enfin comme jeu. Ça fait beaucoup.

C'est bien une conception du monde fausse mais complète et cohérente, se réclamant de l'hégélo-marxisme et qui n'est donc pas du tout celle d'un individu, étant plutôt caractéristique d'une idéologie qui régnait alors, celle d'un monde enchanté perdu mais à retrouver (et dont le tragique est évacué), ce qui en fait toute la séduction. On se demande comment on a pu y croire, mais comme pour la foi religieuse, il y a toujours deux raisons : c'est à la fois ce qu'on veut entendre et l'argument d'autorité, ce qu'on croit parce que des penseurs éminents l'ont affirmé qui n'ont pas pu nous tromper !

On ne peut d'ailleurs pas dire que Debord revendiquait une quelconque originalité, pratiquant ouvertement plagiat et détournement, son effort étant seulement d'en tenter une synthèse rigoureuse. On verra effectivement tous les auteurs qu'il convoque, formant la vulgate d'un certain romantisme révolutionnaire. Il est clair qu'on a affaire à une révolte qui cherche sa théorie. Toujours les révolutionnaires vont adopter les pensées critiques disponibles et tenter de se justifier en s'inscrivant dans une tradition révolutionnaire. Ainsi, parti de la poésie moderne et de la provocation lettriste, Guy Debord se rattachera ensuite de façon très problématique au marxisme par cet hégélo-marxisme du jeune Marx et de Lukács, de même qu'en se frottant à Henri Lefebvre et Socialisme ou barbarie.

Il faut d'abord reconstituer la constellation intellectuelle du temps du communisme triomphant et de la domination du marxisme dans les universités, avec toute une production désormais renvoyée aux poubelles de l'histoire, mais surtout s'imposant alors dans tous les mouvements d'émancipation, nourrissant les espoirs les plus fous de fin de l'histoire dans la réconciliation finale d'une société sans classes. En effet, cette fin de l'histoire n'est pas une invention de Kojève, mais une perspective assez largement partagée, des staliniens aux situationnistes, d'aller non seulement dans le sens de l'histoire et du progrès, mais bien à la révolution finale comme réalisation de la philosophie ! La fin du capitalisme ne relevait pas d'une décision mais du "mouvement réel qui abolit l'état de choses existant". Examiné après sa faillite et quasi-disparition, le marxisme apparaît comme une construction idéologique très hétéroclite. Ainsi, en 1930, au temps où il était communiste, Max Eastman prétendait dans "Les schémas moteurs du socialisme" qu'il y avait 3 raisons bien différentes d’être communiste : 1) les rebelles, en lutte contre la domination, l’exploitation, l’aliénation; 2) la nostalgie de la totalité (négation de l’individualisme partagée par les fascismes); 3) le désir d’un système de production plus rationnel (planification, organisation intelligente). En dépit de cette combinaison improbable d'idéalisme volontariste et de matérialisme affiché, de rationalisation et d'émancipation, le marxisme passait donc pour l'horizon indépassable du temps et c'est bien à l'intérieur de ses dogmes que se situe La société du spectacle - bien qu'anti-léniniste et n'en retenant guère que le fétichisme de la marchandise, le thème de l'aliénation, et l'idéal conseilliste (le peu de textes qui y est consacré témoigne cependant du caractère purement mythique de ces conseils ouvriers).

Cette adhésion ambigüe au marxisme aura paradoxalement l'avantage de permettre une critique impitoyable du communisme existant, que ce soit sous ses formes stalinienne, trotskyste, maoïste, tiers-mondistes, mais on pouvait d'autant plus mettre en doute son marxisme que Debord ne s'intéressait pas du tout au travail, c'est le moins qu'on puisse dire, son slogan "Ne travaillez jamais" étant celui d'un bourgeois pour lequel les autres doivent travailler. Il faut dire que c'était déjà le temps de l'utopie d'une fin du travail, du remplacement de l'homme par la machine (distributisme de Jacques Duboin) et se dirigeant "Vers une civilisation du loisir" (1962) ! Debord a juste pris un peu trop au sérieux l'Homo ludens de Johan Huizinga (1938) qui avait fait de la vie humaine un jeu créatif. On est là on ne peut plus loin du matérialisme de la production.

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