Généalogie de la morale, de Nietzsche à Lévinas

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Mais la parole existe en vue de manifester l’utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l’injuste. C’est ce qui fait qu’il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux : la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et autres notions de ce genre ; et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité.
Aristote, Politique

Le monde humain peut être défini comme un monde moral, monde de la parole et de la liberté qui n'est pas celui des déterminismes de la science et de l'économie mais des rapports humains et de la vie en société. En fait, il faut ajouter que se dresse entre le monde matériel et celui des rapports humains, un monde de fictions, récits communs qui permettent de vivre ensemble mais s'interposent entre nous et l'autre. Le dualisme ne suffit pas du Réel et du Symbolique, il faut y ajouter l'Imaginaire du langage narratif et des mythes, donc de l'histoire. C'est ce qui empêche de parler d'une morale inséparable de notre essence humaine alors qu'il y en a plusieurs et qu'elles évoluent dans le temps.

Le mérite qu'on peut attribuer à Nietzsche est d'avoir pris en considération cette historicité bien qu'en reconstruisant une généalogie complètement fantaisiste avec ses propres obsessions. Il est assez incompréhensible qu'on prête un si grand crédit à l'explication délirante donnée par Nietzsche du passage de la morale aristocratique à la morale chrétienne vue comme la victoire des Juifs, des esclaves, et de la populace contre l'Empire romain et ses nobles vertus. On se demande comment cette révolte des esclaves aurait pu être victorieuse d'une telle puissance dominatrice ! Nietzsche a bien vu l'importance du basculement de l'Empire romain dans la religion chrétienne mais fait simplement étalage de son incompréhension de la faillite des idéaux antiques, ce dont il ne peut trouver d'autres raisons que le ressentiment des faibles et des ratés, explication si appréciée des snobs et des arrivistes. Il n'est pas question de nier l'existence du ressentiment dans l'histoire mais ce n'est certes pas le ressort principal du christianisme (ou des morales compassionnelles comme le bouddhisme). Dans sa haine du christianisme qu'il prétend effacer pour revenir à la morale des maîtres, Nietzsche ne veut pas voir que la conversion religieuse des élites résultait de l'échec des philosophies du bonheur enfermées dans le souci de soi et les plaisirs du corps, comme en témoigne Augustin. Ce n'est pas le ressentiment de l'esclave contre le maître mais bien la vanité du maître et de son narcissisme qui a condamné la morale aristocratique. Il y a bien passage d'une morale à l'autre, qu'il faut expliquer, mais ce qui apparaît dans sa généalogie imaginaire qui prétend rétablir l'intensité perdue de la vie, c'est plutôt le ressentiment de Nietzsche, comme individu brimé, contre la morale chrétienne !

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Dieu et la science

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Un physicien brésilien, Marcelo Gleiser, vient d'être récompensé du prix Templeton pour avoir osé affirmer que l'athéisme ne serait pas scientifique, ce qui est un comble ! Il n'est pas question de s'imaginer que les sciences pourraient énoncer des vérités dernières comme les religions le prétendent, mais on ne peut faire comme si on avait affaire à des domaines entièrement séparés, position conciliatrice traditionnelle entre la foi et la raison mais qui n'est plus tenable, faisant comme si les diverses sciences n'auraient rien à dire sur les religions (histoire, sociologie, psychologie, neurologie, biologie, physique). Tout au contraire, les religions sont bien objets de sciences qui en réfutent incontestablement tous leurs dogmes, que ça plaise ou non, en premier lieu l'existence d'un Dieu dont il n'y a nulle trace dans tout l'univers - hors de la tête des croyants et de leurs temples. Comme disait déjà Pierre-Simon Laplace à Napoléon qui lui reprochait l'absence de Dieu dans son Traité de mécanique céleste : "Je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse".

Il n'y a certes jamais de preuve absolue d'une inexistence, qui peut toujours rester cachée comme une supposée matière noire qui n'interagirait pas du tout avec la matière ordinaire, mais ce Deus otiosus avec lequel on n'aurait aucune relation ne nous intéresse guère. On a beau faire, il faut bien admettre que Dieu est un concept que nous avons et dont on a bien du mal à se défaire (notamment les philosophes). C'est le contenu que nous lui donnons qui doit être confronté aux faits.

Or, la réalité, c'est que l'athéisme progresse en même temps que les sciences, ce qu'on appelle avec nostalgie le désenchantement du monde. Cela se comprend bien car il y avait avant tant de choses étranges que nous ne comprenions pas qu'il était à peu près impossible de ne pas leur supposer des causes mystérieuses, dieux ou diables, mais à mesure que les explications scientifiques s'accumulent, inévitablement l'obscurantisme recule qui consistait à expliquer un mystère par un mystère encore plus grand et l'intervention d'un esprit invisible. Ce qui est moins compréhensible, c'est qu'il y ait encore tant de scientifiques croyants (de moins en moins). Cela ne peut pas aller sans une dose de mauvaise foi, voire de schizophrénie entre deux mondes séparés, se rassurant sans doute après Francis Bacon et Pasteur que si "un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène" devant l'inexplicable restant mais ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. C'est bien du côté des scientifiques croyants qu'il y a une contradiction, pas des athées (comme le sont les plus grands scientifiques de nos jours).

Partir du concept de Dieu pose cependant un problème, car il y en a plusieurs et qu'on amalgame en général bien qu'ils soient peu compatibles, confusion revendiquée de trois personnes en une (je, tu, il) entre le dieu rationnel (éternel, Un, connaissance, universel), le dieu révélé (historique, dogme, foi, particulier), le dieu éprouvé (relation, amour, crainte, jugement, singulier). On retrouve d'ailleurs ces trois dimensions dans la place donnée au dieu créateur à l'origine du cosmos puis de la vie (de l'évolution) et enfin de l'esprit, supposé donc intervenir trois fois - après de très longues absences - pour expliquer ces inexplicables miracles. Sauf que ce n'est plus si inexplicable désormais.

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