Le temps de l’après-coup

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Depuis Kant et la Révolution française jusqu'à Hegel et Marx, l'histoire s'est voulue la réalisation des finalités humaines - menant directement au conflit des finalités, des idéologies, des conceptions du monde, des valeurs. L'existentialisme insistera aussi, mais au niveau individuel cette fois, sur la prévalence du futur, du projet, de nos finalités encore. Et certes, malgré le poids du passé, notre monde est bien celui des fins, des possibles, de ce que nous pouvons faire, de nos libertés donc. Nos représentations comme nos émotions sont puissances d'agir, intentionalités tendues vers un objectif, mais ce n'est pas pour autant ce qui suffit à spécifier notre humanité alors que le règne des finalités est celui du vivant et du monde de l'information, au principe de la sélection par le résultat inversant les causes.

Ce qui change tout avec l'humanité, c'est d'en faire un récit constituant un monde commun, en dehors du visible immédiat, et dont nous connaissons la fin : conscience de la mort qu'on tentera sans cesse de renier. C'est de s'inscrire dans un récit commun, dont nous épousons les finalités, que nous pouvons avoir un avenir, une "précompréhension de l'être", de la situation et de nous-mêmes, du rôle que nous y jouons. Ce n'est pas une communion mystique avec l'Être, l'ouverture directe de l'existence à sa vérité alors qu'il n'y a d'être et de vérité que dans le langage (qui peut mentir, faire exister ce qui n'existe pas). Ce qui rend trompeurs les grands récits qui nous rassemblent, c'est de toute façon leur caractère linéaire et simplificateur, où le début annonce déjà la fin qui de plus se terminerait forcément bien, règne de la finalité et des héros de l'intrigue, refoulant les causalités matérielles et l'après-coup qui réécrit sans cesse l'histoire.

La question des finalités reste bien sûr l'affaire constante de la liberté, même dans les tâches utilitaires, mais ces finalités, toujours sociales, se heurtent à un réel extérieur qui ne se plie pas à nos quatre volontés et se moque bien de nous. C'est la première leçon de l'existence, qu'il n'y a pas d'identité de l'être et du devoir-être et qu'il faut constamment s'y confronter. Il y a assurément de nombreuses réussites, des finalités concrètes qui sont atteintes quotidiennement, sans quoi nous ne serions pas là, mais impossible d'ignorer tous les ratés de la vie et la dureté du réel, toutes les illusions perdues et d'abord les illusions politiques, rêves totalitaires qui tournent mal de réalisation de l'idée. En ne se pliant pas à nos finalités, ce qui se manifeste, c'est bien l'étrangeté du monde et la transcendance de l'être, son extériorité. De quoi nous engager non pas à baisser les bras ni à foncer tête baissée à l'échec mais à régler notre action sur cet écart de l'intention et du résultat pour corriger le tir et se rapprocher de l'objectif.

Le matérialisme doit être pris au sérieux contre les utopies, l'idéalisme, le subjectivisme. L'histoire reste une histoire subie car effectivement déterminée en dernière instance, c'est à dire après-coup (post festum dit Marx) par la (re)production matérielle et, donc, d'abord par le progrès technique. Il y a un progrès incontestable, le progrès des connaissances qui ne dépend pas tellement de nous ni de nos finalités puisqu'on ne peut savoir à l'avance ce qu'on n'a pas encore découvert et qui bousculera encore nos anciennes évidences. Par contre, il est clair que nous dépendons complètement de ces avancées et de cette accumulation de savoirs, tout comme du monde extérieur et de notre écologie.

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L’écologie est politique (pas individuelle)

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Il a fallu une révolte populaire pour que les écologistes admettent enfin que les écotaxes sont absurdes appliquées à des personnes qui n'ont aucune autre alternative. L'évidence des écotaxes pour les écologistes était tel jusqu'ici que les critiquer était complètement inaudible, preuve qu'on n'était pas écologiste ! C'est qu'elles ont une véritable utilité appliquées aux entreprises qui peuvent investir dans des économies de consommation et des énergies renouvelables, ce que le système des quotas assurerait mieux cependant avec un prix du carbone plus élevé.

Le problème, c'est que, justement, on ne peut pas trop taxer les entreprises, souvent exonérées au contraire pour ne pas grever leur rentabilité et qu'elles se délocalisent ! La concurrence internationale est l'élément déterminant ici, ce pourquoi l'urgence serait d'avoir un prix du carbone mondial. Croire que la taxation des individus pourrait compenser l'absence d'un tel mécanisme ciblant les plus pollueurs relève de l'aveuglement et finalement d'une conception marchande, libérale et individuelle de la société alors que nos modes de vie sont entièrement déterminés par l'organisation sociale de la production et de la distribution, ce n'est pas une simple taxe qui peut y changer quoi que ce soit, sans aucun bénéfice écologique donc. L'écologie n'a rien d'une question personnelle comme on nous en rebat les oreilles, c'est uniquement une question politique. Certes, une fois le tri des déchets organisé, il faut s'y plier individuellement, mais c'est d'abord une organisation collective.

En fait, non seulement l'écologie ne peut pas être individuelle - ce qui n'a aucun sens, l'individu ne faisant que participer à son milieu - mais, on l'a vu, elle ne peut se réduire au local non plus, même si le local est bien un maillon indispensable dans la diversité des situations et des solutions. L'essentiel de notre avenir se joue désormais en Inde après la Chine et avant l'Afrique (ou le Brésil), c'est à dire le développement des pays les plus peuplés dont les émissions montent en flèche bien qu'étant encore loin des nôtres par habitant. Les petites économies qu'on pourra faire ici seront de peu de poids si ces pays ne se convertissent pas rapidement aux énergies renouvelables au lieu du pétrole et du charbon. Plutôt que se regarder le nombril en voulant être un écologiste irréprochable et culpabiliser les autres, c'est donc bien sur l'action politique et globale qu'il faut se concentrer si on veut avoir une chance de dépasser notre impuissance individuelle. Pour que des mesures écologiques ne soient pas insignifiantes, il faut qu'elles soient absolument massives.

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