Karl Jaspers, l’existentialisme de l’échec

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Karl Jaspers (1883-1969) reste assez méconnu en France. Ce qu'on peut considérer comme son premier ouvrage philosophique, "Psychologie des conceptions du monde" (1919), n'est même pas traduit alors qu'il fondait ainsi ce qui sera l'existentialisme à partir d'une typologie caractérielle de la relation au monde des différentes personnalités : attitude enthousiaste ou pragmatique, aspiration à l'élévation spirituelle, etc. Avec ce livre, il passait en fait de la psychologie à la philosophie, à ce qu'il appelait une philosophie de l'existence, toute existence étant "située" par rapport au monde, étant "orientation dans le monde". Le moi n'était plus ainsi une pure intériorité mais renvoyait désormais à la place où il se trouve, au rôle qu'il joue dans la situation, à son environnement extérieur (ce qui fait penser aux thérapies familiales ou systémiques).

On avait certes beaucoup de raisons de ne pas le lire, non seulement il était anti-scientiste, anti-communiste, anti-freudien, anti-darwinien, mais il défendait la foi, accusant l'athéisme de nihilisme. Il n'était pas vraiment chrétien car il considérait Dieu comme irreprésentable, pur concept englobant, et identifiait la transcendance au désir de tout humain à s'élever par la foi à quelque chose qui le dépasse. Il faut dire qu'avant de se lancer dans la philosophie, il avait été le fondateur d'une psychiatrie compréhensive (biographique) inspirée d'une psychologie phénoménologique. Sa "Psychopathologie générale" (1913), devenue un classique et que Sartre a traduite, était certainement un progrès à l'époque même si Lacan l'avait trouvé critiquable, sa propre thèse psychiatrique de 1932 répondant à l'article inaugural de Jaspers sur "L'origine de la paranoïa en rapport avec la personnalité" (1910).

Il faut dire aussi que sa philosophie n'avait pas la flamboyance prophétique de celle de Heidegger qui l'a éclipsé, mais on ne peut comprendre Heidegger pourtant sans Jaspers avec qui il avait constitué au début de sa carrière une "communauté de lutte sûre d'elle-même". Leurs chemins se sépareront assez vite mais il est intéressant de les confronter. Ainsi, ce que Jaspers appelle l'englobant, qui n'est pas objet, est remplacé chez Heidegger par l'Être, qui n'est pas l'étant. Il semble bien que Heidegger dans "Chemins qui ne mènent nulle part" polémique à plusieurs reprises avec Jaspers ("L'époque des conceptions du monde") qui l'avait d'ailleurs fait interdire d'enseignement après-guerre à cause de son nazisme non repenti.

Surtout l'existentialisme chrétien (au moins d'esprit) avait de quoi rebuter la jeunesse en soulignant le côté tragique de l'existence dans un monde hostile, pleine d'échecs et de déceptions, proche en cela de Pascal. D'être "située" rendrait toute existence "coupable" de sa partialité, de sa finitude qui fait d’elle une existence individuelle concrète. L'expérience privilégiée pour Jaspers, c'est ce qu'il appelle les situations limites où se révèle l’impossibilité radicale de l'existence qui se cogne au réel, conduite à l'échec et au "naufrage" de toutes ses possibilités. Rien de séduisant, en effet. On est loin des expériences existentielles positives et dans le sens de l'histoire, tout comme d'une liberté triomphante. Chez Heidegger, l'angoisse elle-même est positivée, comme l'être-pour-la-mort et l'ennui, supposés révéler nos possibilités les plus propres. Avec l'Être, on nage en pleine positivité jusqu'à la poétisation de la finitude et l'exaltation de l'existant, refoulant le négatif inhérent à toute vie pour le reporter sur la métaphysique ou la technique. C'est très différent chez Jaspers pour qui la liberté de choix qui caractérise l'existence nous mène immanquablement à la faute, révélant nos limites plutôt. C'est d'autant plus sans issue que, si je dois choisir, en réalité je suis déjà choisi, engagé, par la situation - ce qui est indéniable, cependant, aller jusqu'à dire que la liberté se réduirait alors à l'acceptation de sa propre destinée témoigne cette fois d'un manque de négativité...

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Du référendum et des conceptions naïves de la démocratie

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La révolte contre l'injustice et le mensonge des écotaxes, imposées de plus par celui qui apparaissait comme le président des riches, a manifesté un déficit de démocratie accaparée par les élites parisiennes. La revendication de justice fiscale s'est muée ainsi en revendication démocratique qui s'est fixée sur le référendum d'initiative citoyenne (RIC), vieille revendication qu'on retrouve de l'extrême-droite à la gauche populiste et qui semble évidente (qui pourrait être contre?) mais qui existe déjà et dépend largement de son cadre, n'étant pas l'instrument rêvé d'une démocratie directe qui serait l'expression du peuple (parmi les thèmes qu'on voudrait soumettre à référendum, on entend souvent le rétablissement de la peine de mort et la suppression du RSA, il n'est pas dit qu'ils obtiendraient la majorité mais il y a beaucoup de haine pour les plus pauvres aussi, plus que pour les riches parfois).

Comme c'est une revendication qui ne coûte rien au pouvoir, elle sera sans doute octroyée, occupant les esprits plus que les rond-points dans les mois qui viennent. On peut soutenir une forme de RIC mais il n'a pas l'importance qu'on lui donne. C'est une mauvaise réponse à l'aspiration légitime à plus de démocratie mais qui témoigne surtout de conceptions très naïves de la démocratie, s'appuyant d'ailleurs en grande partie sur l'idéologie officielle de notre république avec sa si belle proclamation des droits de l'homme et du citoyen.

Ainsi, les insurgés peuvent invoquer le récit national pour réclamer ce pouvoir du peuple promis et toujours confisqué par le parlementarisme, ce qui est en fait l'appel à un pouvoir fort et une dictature de la majorité, dont le référendum est l'instrument privilégié, alors qu'il faudrait défendre des politiques de dialogue, une démocratie des minorités et des municipalités, à l'opposé du mythe d'un peuple uniforme (qui se tourne contre les étrangers avant de se retourner contre l'ennemi intérieur). Le piège, c'est que chacun se croit majoritaire (être le peuple) mais finit par se découvrir minoritaire, la majorité ne pensant décidément pas comme nous ! Ce qui est étonnant, c'est que les intellectuels eux-même donnent foi à ces vieilles illusions unanimistes de la démocratie, toujours divisée pourtant (au moins entre droite et gauche), comme s'ils ne retenaient pas les leçons de l'histoire - la vraie, pas la reconstruite. Le démocratisme ne sort pas de la tête de quelques idéologues plus ou moins illuminés mais se nourrit de toute une littérature donnant l'impression d'une régression de la sociologie, de l'histoire et de la philosophie politique.

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La stabilisation du climat comme objectif économique

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Il faut revenir sur l'assimilation abusive du caractère effectivement dramatique du réchauffement climatique à la "fin du monde" et la fin de l'humanité, ou même à un effondrement général mal défini. Il est clair qu'on sort ainsi des prévisions scientifiques pourtant déjà assez alarmistes, annonçant bien l'effondrement de nombreux écosystèmes mais pas de tous, et une multiplication des catastrophes, voire une "terre étuve" si on ne fait rien, ce qui est incontestablement très grave mais n'a rien à voir avec une fin de l'humanité.

On peut s'interroger sur le besoin d'en rajouter à ce point comme si seule la montée aux extrêmes pouvait nous toucher. Il n'est pas question de minimiser les risques qui peuvent aller jusqu'à l'empoisonnement de l'atmosphère à très long terme alors que des boucles de rétroaction positives sont enclenchées, notamment la fonte du permafrost. On peut difficilement imaginer pire mais ce n'est pas tout-à-fait la même chose malgré tout que l'événement grandiose d'un effondrement final.

Il faut bien dire que lorsqu'on entend les scientifiques égrener avec prudence les conséquences probables du réchauffement, cela ne nous fait ni chaud ni froid en général (que la mer monte de 7m, qu'importe ?), on n'en est pas ébranlé dans notre être, chacun imaginant comment il pourrait s'en tirer, ce qui n'est plus possible si c'est l'humanité elle-même qui est menacée d'extinction. Il y a cependant un gros problème avec cette présentation. En dehors du fait qu'elle paraît bien absurde alors qu'on n'a jamais été aussi nombreux, elle suppose qu'on pourrait se mobiliser contre cette fin du monde catastrophique pour l'éviter alors que la question est plutôt de stabiliser le climat et d'empêcher la multiplication des catastrophes même si nous ne pourrons les empêcher toutes. Ce n'est pas tout ou rien, ce n'est donc pas la fin du monde qu'on aura évité, et ce sera toujours la fin du monde pour tous ceux qui resteront victimes des catastrophes futures, même à contenir le réchauffement (ce qui n'est pas encore le cas).

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Les prix du pétrole vont flamber

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Selon l'International Energy Agency (IEA) les prix du pétrole devraient repartir nettement à la hausse à partir de 2020 au moins. Bien sûr, les prédictions là-dessus ne sont jamais complètement assurées car cela dépend de nombreux facteurs (politiques, économiques, financiers, techniques) mais c'est tout de même plus que probable pour deux raisons principales : le développement de l'Inde et l'arrêt des prospections depuis la chute des prix.

Il est important de souligner cet état de fait alors qu'une relativement faible augmentation des taxes sur les carburants à provoqué un mouvement général de protestation mais il est tout aussi important de faire le bon diagnostic sur les causes de cette raréfaction à distinguer d'une prétendue fin du pétrole. On a déjà montré comme le thème de l'effondrement était trompeur dans sa supposée instantanéité où la clef de voûte retirée, toute la biosphère s'écroulerait alors qu'on a des situations très diversifiées et des temporalités en jeu souvent considérables. En fait cette conception de l'effondrement global se réfère plutôt aux crises économiques systémiques, dont la soudaineté surprend effectivement, mais aussi à une supposée fin du pétrole qui se traduirait en effondrement économique (alors que celui-ci diminuerait la demande d'énergie). La difficulté, c'est qu'on peut s'attendre malgré tout à un nouveau choc pétrolier même si ce n'est pas la fin du pétrole - de la même façon qu'il y a un choc robotique, pas une fin du travail, et qu'il y a bien un choc climatique même si ce n'est pas la fin du monde.

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Les contradictions au sein du peuple

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Ce qui fait événement dans l'histoire est toujours sa relative imprévisibilité, la surprise d'un élément déclencheur souvent dérisoire par rapport à l'étendue de ses conséquences, illustrant comme nous subissons l'histoire plus que nous la faisons, même à participer activement aux troubles. Personne ne sait à l'avance où cela aboutira.

On a bien du mal à déchiffrer le sens de l'événement qu'on découvre au fil du temps, prenant de l'ampleur, faisant ressortir de vieilles rancoeurs accumulées, agrégeant de toutes autres revendications et catégories de population qui recréent du collectif, suscitant l'enthousiasme des foules et l'emballement des propositions de toutes sortes, dans une sorte de bulle spéculative qui décolle des réalités avant l'inévitable krach des illusions créées (comme pour les révolutions arabes ou "de couleur"). A la fin, ce sont toujours les causes matérielles qui sont déterminantes, pas les bonnes intentions.

Il faut comprendre d'abord ce qu'a d'inédit le mouvement des gilets jaunes et qui tient entièrement à l'environnement technologique, puisqu'on peut dire que c'est le produit de la conjonction de Facebook et BFM : le réseau permettant la constitution d'un mouvement inorganisé et contradictoire alors que les chaînes d'information continue donnent une grande visibilité à des mobilisations pourtant assez faibles, leur apportant le soutien d'une grande majorité de la population - c'est cela le plus étonnant, malgré les violences, avec l'alliance des extrêmes.

Que sa forme soit nouvelle et déroutante, spécifique de l'époque, ne disqualifie aucunement cette protestation informelle qui n'est pas du tout sans cause réelle et sérieuse. J'ai rappelé immédiatement mes anciennes dénonciations de la logique des écotaxes, de leur injustice et de leur inutilité sans offrir d'alternatives - ce que les Verts ne voulaient pas entendre mais que la réalité rattrape. Ce qui est immédiatement apparu à ceux qui devaient la payer, c'est le mensonge sur la motivation écologique, voyant bien que cela ne pouvait modifier leur utilisation de la voiture et ne servait qu'à leur prendre dans les poches pour compenser les cadeaux faits aux riches. Il ne faudrait pas nous prendre pour des cons. Ce qui a renforcé la colère, par dessus le marché, c'est de ressentir le mépris de classe du président des riches, s'ajoutant au mensonge et à l'injustice.

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