Toute négation est partielle

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La dialectique marxiste a donné de la dialectique une vision simpliste très éloignée de celle de Hegel, n'en retenant pas la leçon principale : que toute négation est partielle. En effet, lorsque Paul dit que l'Amour "abolit" la Loi (katargein que Luther traduit par aufheben, terme repris par Hegel), ce n'est pas pour renier le contenu de la Loi mais sa forme, et la porter à un niveau supérieur. De même, dans la dialectique hégélienne, l'aufhebung n'est pas une pure négation mais un dépassement qui conserve et ne supprime pas complètement le passé qu'il surmonte, ce passé ne pouvant être sans raison et juste effacé de nos mémoires alors qu'il doit seulement être corrigé, amélioré, redressé - voie réformiste même à prendre des allures révolutionnaires. C'est ce dont on ne veut rien savoir, semble-t-il, à rêver de victoires totales et définitives, avec l'anéantissement de l'ennemi et la fin de l'histoire - ce à quoi mène de traduire trop souvent aufhebung par "négation", comme le fait Kojève notamment.

La lecture de Kojève est fascinante, donnant l'impression d'une logique implacable qui rend le système hégélien limpide, mais c'est en le trahissant sur des points fondamentaux, notamment en substituant l'Homme à l'Esprit. Il réduit ainsi explicitement sa philosophie à une anthropologie, donnant du coup une place démesurée à l'être-pour-la-mort (hérité de Heidegger) mis en scène dans la dialectique du Maître et de l'Esclave - purement mythique. En effet, même si "c'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve la liberté" (p159), ce n'est pas ainsi qu'on devient maître (ou esclave) et "leur confrontation est la négation abstraite, non la négation de la conscience qui supprime de telle façon qu'elle conserve et retient ce qui est supprimé, et par là même survit au fait de devenir supprimé" (p160). Pour Hegel, l'Esprit n'est pas du tout une négation totale de la nature ou de la vie, l'Esprit est la vérité de la nature et une négation du particulier au profit de l'universel, ce qui est très différent. Ce qui importe le plus, ce n'est pas la négation de la vie par le Maître, s'élevant au-dessus de l'animal, mais bien la soumission de l'esclave, "la discipline du service et de l'obéissance" (p166) permettant la rationalisation et le Droit. Même dans l'interprétation de Kojève, l'essentiel n'est pas le risque de la mort mais le désir de désir qui est son apport le plus important et n'a rien d'une négation totale. La lutte pour la reconnaissance est d'ailleurs plutôt présentée par Hegel comme une impasse initiale (ou le premier temps de la dialectique) et reste relativement anecdotique chez lui, expédiée en 2 pages dans son Encyclopédie où il précise :

La violence [meurtrière], qui, dans ces phénomènes, est un fondement, n'est pas pour autant un fondement du droit, encore qu'il constitue le moment nécessaire et justifié dans le passage qui s'opère de l'état de la conscience noyée dans le désir et dans la singularité à l'état de la conscience-de-soi universelle. C'est le commencement extérieur, ou phénoménal, des États, non point leur principe substantiel. §433

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Le sens de l’histoire dépassé par l’évolution

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L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
E. Kant, Idée d'une histoire universelle

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être : c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.
K. Marx

Le doute sur le rôle des individus dans l'histoire ne date pas d'hier - au moins de Kant, Hegel et Marx - mais les marxistes eux-mêmes n'ont pu l'accepter et, pour justifier leur propre importance, n'ont eu de cesse de faire de la conscience politique (voire de l'hégémonie idéologique) la condition de la réalisation de l'idéal communiste - à l'opposé exact de leur matérialisme affiché. Cet idéalisme fatalement voué à l'échec de la Révolution Culturelle ne se heurte pas seulement à l'infrastructure productive mais tout autant à nos limites cognitives, trop sous-estimées par l'optimisme démocratique. Inutile de revenir sur la connerie humaine, qui s'étale partout, mais si l'irrationalité d'Homo sapiens s'explique par le langage narratif, qui nous fait habiter des fictions plus ou moins délirantes, la difficulté est du coup de rendre compte de ce qui fait de nous un animal "rationnel", tout comme du progrès de l'Histoire. C'est ce qu'on va essayer de comprendre à faire de la raison un produit de l'Histoire justement et de l'Histoire un processus de rationalisation imposé par la pression extérieure (notamment par la guerre qui est "Père de toutes choses"), ceci comme toute évolution, y compris technique, échappant aux volontés humaines, et faisant de notre espèce plutôt le produit de la technique.

Il faut renverser les représentations habituelles de notre rôle dans l'histoire et se déprendre de l'évidence à la fois que la raison nous serait naturelle, et que ce seraient les hommes qui font l'Histoire (et la raison) en poursuivant leurs fins. En effet, si c'est bien par les récits que nos nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont accédé à la culture, c'est-à-dire à l'humanité et à "l'esprit", ce n'est pas par la pensée rationnelle mais bien par une profusion de mythes et de causalités imaginaires (sorts, esprits des morts, transgressions, etc) attribuées systématiquement à des volontés mauvaises (sorciers ou démons). On en fait l'accès primitif à la causalité, grâce au langage narratif, sauf que ce ne sont pas encore des causes rationnelles mais des causes fictives et de faux coupables (boucs émissaires). En perdant l'immédiateté animale, les fictions nous on surtout fait entrer dans l'obscurantisme du monde des morts et de forces invisibles. Avec le besoin de sens des récits, ce n'est pas la vérité qui est au départ mais bien la fabulation, l'ignorance, l'illusion, le délire, le mensonge... du moins quand rien n'y fait obstacle.

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On est trop cons

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Voilà, c'est un fait massif auquel il faut bien se résoudre à la fin. On ne peut pas dire que ce soit une découverte pourtant, on peut même dire qu'on le savait depuis toujours - comme tout ce qu'on refoule - mais il faut croire qu'on ne peut pas s'y faire, que c'est même interdit de le dire, très mal vu et désobligeant, à l'opposé du respect exigé et de ce qu'on nous enseigne partout, flattant au contraire notre supposé "bon sens" démocratiquement partagé et notre intelligence supérieure. Il est clair que tout dialogue s'adresse à cette intelligence supposée (sinon à quoi bon?) et considérer les autres comme des imbéciles est ce qu'il y a de plus insultant (même si c'est la triste réalité). A l'instar de toute ma génération élevée au temps du marxisme triomphant et de sa confiance rationaliste en l'Homme, j'ai donc soutenu longtemps avec enthousiasme cette conception trop optimiste, à la fois sur mon intelligence et celle des autres - ce qui n'a pas pu résister si longtemps à l'épreuve...

C'est seulement petit à petit, d'échecs en échecs qu'il a fallu reconnaître notre rationalité limitée, d'abord par une information imparfaite, puis la commune connerie des biais cognitifs, mais bien plus encore par l'irrationalité d'Homo sapiens et son conformisme congénital - sans doute nécessaire à la transmission de savoirs traditionnels mais complètement borné, inaccessible à la critique et adoptant sans sourciller les croyances les plus folles pourvu que ce soient celles de son groupe (les idoles de la tribu). La démonstration n'est plus à faire de notre propension à croire n'importe quoi, mythes ou religions qui signent simplement nos appartenances, influence sociologique primordiale de récits fondateurs, d'idéologies ou de simples modes, bien trop sous-estimés par l'épistémologie (il ne s'agit pas de perspectivisme), ce qu'on ne peut considérer comme purement accidentel et dont nous serions maintenant délivrés.

Les leçons du passé, pourtant innombrables, n'ont pas découragé pour autant une utopie rationaliste renouvelée à l'ère du numérique donnant accès à tous les savoirs mais qui a sombré en bulles informationnelles sur les réseaux sociaux où s'étale au grand jour, en même temps que notre socialité tyrannique, un niveau de connerie qu'on avait quand même peine à imaginer avant, malgré tant d'exemples dans notre histoire. Avec le succès des populistes, il semble qu'on ait franchi en effet un nouveau seuil, celui d'une revendication démocratique à la connerie et aux vérités alternatives au même titre qu'aux religions. Il y a vraiment de quoi désespérer de l'humanité, ne plus rien en espérer en tout cas - du moins en dehors de la solidarité qu'elle manifeste quand même régulièrement dans les catastrophes, tout aussi bien que dans les mouvements de libération actuels, utilisant cette fois les réseaux de façon beaucoup plus positive (sans pour autant que ceux-ci puissent se substituer aux traditionnelles manifestations de rue). Le paradoxe des médias, c'est que, s'ils propagent trop rapidement les pires rumeurs et imbécilités, cela n'empêche pas qu'ils donnent accès aussi au meilleur et à de précieuses connaissances bien plus durables.

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Renverser l’idéalisme de Hegel

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"Toute vraie philosophie est un idéalisme" affirme très justement Hegel, puisqu'elles ne font que manier des idées, mais, en fait, cela veut dire qu'elles sont trompeuses, reprenant les fausses promesses des religions dans la prétention de tout expliquer et nous guérir de la conscience de la mort par quelque formule bien frappée. Même en philosophie, on voudrait nous faire croire à des bobards. Les philosophies qui prétendent donner accès à une béatitude imbécile soustraite à l'extériorité, le Bien suprême à portée de main, rejoignent ainsi par les subterfuges de la raison ce que les Hindous atteignent par des pratiques du corps. L'alternative à cet idéalisme rationalisé n'est pas autre chose que la science et la théorie de l'évolution comme "philosophie" de l'extériorité où les causalités sont extérieures et non pas intérieures.

Pour autant, ce n'est pas une raison suffisante pour rejeter tout ce que ces philosophies idéalistes ont produit. La négation doit porter sur l'idéalisme tout en conservant ce qu'ils ont pu mettre au jour. Le meilleur exemple de ce renversement d'un idéalisme est sans doute celui de Platon avec sa fumeuse théorie des Idées et des âmes ailées supposées immortelles, théories avec lesquelles Aristote prendra très tôt ses distances, ce qui ne l'empêchera pas de recueillir et prolonger tout le travail considérable réalisé par Platon et son Académie sur tous les sujets. Si son biologisme se distinguait radicalement du monde des idées et qu'il ne croyait pas à l'immortalité de l'âme (liée au corps), il faut quand même remarquer que, dans sa Métaphysique, il donne une place éminente à un Dieu cause première qui serait tout occupé, comme le philosophe, à penser sa pensée. Ce qu'on retrouve chez Hegel :

L'Esprit parvient à un contenu qu'il ne trouve pas tout fait devant lui, mais qu'il crée en se faisant lui­ même son objet et son contenu. Le Savoir est sa forme et son mode d'être, mais le contenu est l'élément spirituel lui-même. Ainsi, de par sa nature, l'Esprit demeure toujours dans son propre élément, autrement dit, il est libre. p75

Ainsi tout se ramène à la conscience de soi de l'Esprit. Quand il sait qu'il est libre, c'est tout autre chose que lorsqu'il ne le sait pas. p76

Si l'on dit que l'Esprit est, cela semble d'abord signifier qu'il est quelque chose de tout fait. Mais il est actif. L'activité est son essence. Il est son propre produit, il est son commencement et sa fin. Sa liberté n'est pas une existence immobile, mais une négation constante de tout ce qui conteste la liberté. Se produire, se faire l'objet de soi-même, se connaître soi-même, voilà l'activité de l'Esprit. C'est de cette manière qu'il est pour soi. p76

Alors l'Esprit jouit de lui-même dans cette œuvre qui est son œuvre et dans ce monde qui est son monde. p89

On voit donc bien ce même court-circuit chez Hegel, la grande fresque historique qu'il déploie étant ramenée à la conscience de soi de l'Esprit - ou de Dieu ou de l'humanité. Pour être impressionnante, la grande unification qu'il arrive à construire n'est pas tenable jusqu'au bout et l'ipséité supposée de l'Esprit a tout d'une réflexivité narcissique un peu débile. Il ne faut pas croire que la volonté de garder la figure de Dieu, personnification de l'Esprit universel, soit de pure forme, aussi bien pour Hegel que Spinoza, quand elle assure la clôture du système, sa théodicée garantissant la bonne fin, son ambition religieuse initiale d'une unité supérieure, globalité de l'entièreté de l'Être, supprimant toute extériorité, toute altérité dans un savoir absolu ou connaissance du troisième genre. C'est bien ce qu'un point de vue scientifique ne peut accepter même si pour les sciences aussi tout est rationnel.

Lié à des enjeux plus immédiats, la critique de l'idéalisme des essences doit permettre de remettre en cause ce prétendu esprit du peuple au nom duquel on fait encore la guerre, voulant opposer sa particularité à l'Etat universel en construction. Justement, le petit livre consacré à cet esprit des peuples, "La raison dans l'histoire", rassemble des exposés adressés à un large public et considérés comme offrant un accès plus facile à la philosophie hégélienne. Sauf qu'on est là très loin de la rigueur des ouvrages majeurs de Hegel et qu'il donne l'exemple même d'un discours purement idéologique (un peu comme "L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État" d'Engels), prenant son aise avec les faits soigneusement choisis pour illustrer sa philosophie, quitte à inverser la chronologie (entre Chrétienté et Islam notamment), colportant sans retenu les préjugés et pires calomnies sur les autres peuples. C'est assez incroyable, véritable caricature d'une dialectique plaquée sur des connaissances parcellaires et qui a un fort pouvoir de conviction sur les ignorants mais révèle surtout ainsi les aspects douteux de cette conception populiste (héritée de Herder et de Fichte). En particulier, comme on le verra, alors que la Logique se terminait, par l'extériorité de notre position dans l'espace et dans le temps, les cours sur la philosophie de l'histoire évacuent d'emblée les causes extérieures dans l'autonomie donnée à l'Esprit et au destin de chaque peuple, idéalisme qu'il faut justement renverser au profit des causes matérielles.

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Les politiques des philosophes

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La philosophie apparaît en général comme une sagesse individuelle, Alain la définissant même comme une "doctrine du salut sans Dieu", même si Dieu y était bien présent jusqu'à Hegel et Schelling au moins. La philosophie politique apparaît par contre assez marginale tout au long de l'histoire de la philosophie mais c'est un peu comme la religion qui semble consister dans l'expérience mystique de l'adepte, sa foi, alors qu'elle a une fonction éminemment sociale (d'adhésion à un récit collectif et d'appartenance à un monde commun, celui de sa secte). De même, on va voir comme les différentes philosophies, opposées entre elles, s'avèrent en fait fonder des politiques et des idéologies encore vivaces, qui toutes promettent un salut, collectif cette fois.

Même Descartes, qui ne s'est guère occupé de politique, a pu faire dire à Tocqueville que la Révolution française était le fait de "cartésiens descendus dans la rue", ce qui est bien sûr exagéré, et peu conforme aux faits, mais n'est pas faux pour autant. Ainsi, la table rase du passé et la tentative de reconstruction rationnelle de la société par les révolutionnaires rejoignent bien la reconstruction rationnelle entreprise par Descartes comme par chaque système philosophique, reconstruction qui s'avère à chaque fois fautive. L'affirmation un peu trop optimiste d'un bon sens qui serait la chose la mieux partagée - ce que tout dément pourtant, notamment les sciences - participera beaucoup aussi à la légitimation de la démocratie, dans une conception "cognitive" de la démocratie, au moins très prématurée, et d'une volonté générale ne pouvant se tromper (pas de malin génie qui nous trompe).

En tout cas, pour ma part, c'est effectivement par souci politique surtout que je me suis intéressé à la philosophie, d'abord sous l'égide de Hegel et Marx, dans le sillage de Mai68, mais ayant fini par adopter une "philosophie" écologique de l'extériorité, je suis devenu plutôt antiphilosophe puisque réfutant aussi bien les promesses d'un salut personnel que d'un salut collectif dans une fin de l'histoire idyllique qui escamote l'extériorité du réel et les causalités écologiques. Les philosophies, qui ont fait avancer les connaissances et permis les sciences rationnelles, ne pêchent pas seulement en effet par ce qu'elles ignorent mais par ce qu'elles veulent refouler in fine grâce à quelque formule magique bien trouvée, le vrai n'étant plus qu'un moment du faux.

L'actualité politique illustre cependant qu'il ne suffit pas de simplement rejeter toute la tradition philosophique pour ne se fier qu'aux sciences car l'influence des diverses métaphysiques est bien réelle, elle aussi, motivant les différents mouvements de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, les illusions révolutionnaires et démocratiques tout comme les revendications identitaires ou d'un retour à la nature. Ces illusions métaphysiques prennent des formes opposées entre Marx, Heidegger, Deleuze, etc., mais à chaque fois nous promettent la lune, une vie tout autre. Examiner l'histoire de la philosophie sous cet angle politique est en tout cas assez éclairant (rejoignant d'ailleurs des analyses marxistes).

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Théories du complot et critique sociale

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Les théories du complot sont, tout comme les mythes et religions, une des manifestations massives des limites de notre rationalité et de nos tendances paranoïaques au délire d'interprétation, manifestant à quel point Homo sapiens est tout autant Homo demens. C'est ce dont on semble refuser absolument de prendre toute la mesure pour ne pas attenter à notre narcissisme et continuer d'entretenir l'illusion de notre fabuleuse intelligence - illusion qui est justement le ressort du complotiste persuadé d'avoir tout compris et de n'être plus dupe de la vérité officielle, ressort plus généralement des militants plus ou moins révolutionnaires.

Ces contre-récits réapparaissent, en effet, à chaque fois que nos anciens modes de vies sont perturbés, que ce soit par la guerre, une épidémie ou une crise économique, les Juifs servant dans tous les cas de boucs émissaires à portée de main (accusés de profanations d’hosties ou de crimes rituels et d’empoisonnements des puits dès le XIIe siècle, jusqu'à la seconde guerre mondiale dont on voulait les rendre responsables). Ce n'est pas si différent d'Oedipe chargé de la culpabilité d'une peste décimant Thèbes, sauf que s'y ajoute l'idée, plus proche de la sorcellerie, d'une volonté humaine agissante derrière de fausses apparences qui masquent les véritables commanditaires et qu’il faut démasquer publiquement afin d'y mettre un terme et retrouver l'harmonie, la transparence et la souveraineté d'un temps passé idéalisé.

Ce dont il faudrait s'étonner, ce serait donc plutôt de notre étonnement pour ce qu'on peut considérer comme une constante tendance de l'esprit humain et de la psychologie des foules que les réseaux ne font qu'étaler aux yeux de tous. Ce qui devrait nous étonner, c'est l'idéalisation, en dépit de toutes les preuves du contraire, de notre intelligence humaine au nom des savoirs péniblement accumulés au cours des siècles, les sciences étant pourtant explicitement basées sur notre ignorance première et la fausseté de nos représentations ou convictions méthodiquement réfutées par l'expérience. C'est pourquoi on peut espérer que la place prise par les théories du complot les plus absurdes constituent un véritable tournant historique nous obligeant à reconnaître enfin notre rationalité limitée contre toutes les utopies rationalistes ?

D'un certain côté, on peut dire qu'il n'y a là rien de neuf depuis les théories fumeuses aussi bien sur l'inexistence que sur la création du virus du sida dans les années 1980 ou, plus récemment, les climatosceptiques s'opposant à la "pensée unique" en s'imaginant déjouer le complot mondial des climatologues (pour capter les budgets de la recherche !). Il y en a eu bien d'autres et à toutes les époques (notamment en 1789 au moment où la Révolution affirmait que ce sont les hommes qui font l'Histoire) mais il faut bien admettre un renouveau depuis le 11 septembre 2001, illustré entre autres par le succès du Da Vinci Code en 2003. Il est quand même remarquable que ce renouveau recycle le plus souvent d'anciennes traditions complotistes, en particulier avec les Illuminati qui en ont constitué une sorte de modèle, simple remake des anciennes théories du complot qui sont toujours des sortes de complots du diable. Le numérique et la globalisation leur donnent cependant une toute autre dimension.

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La fin de la philosophie

Temps de lecture : 20 minutes

  ni sagesse ni savoir absolu ni surhomme
Les éléments d'une philosophie écologique que je viens de rassembler ont toute l'apparence d'une philosophie (écologique, dualiste matière/information) et prolongeant l'histoire de la philosophie (Hegel, Marx, etc). Pourtant, je me suis senti très souvent obligé de préciser qu'on pouvait contester que cette philosophie sans consolation soit encore de la philosophie car ne promettant aucune sagesse et plutôt nouvelle version d'une vision scientifique du monde qui est souci écologique, conformément à l'époque, et qui ne procède pas d'un philosophe particulier ni d'un système a priori mais de résultats scientifiques pouvant toujours être remis en cause par l'expérience, après-coup.

On serait donc bien dans la fin de la philosophie au sens que lui donne Heidegger pour qui "Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'occident européen. La fin de la philosophie au sens de sa ramification en sciences" (Questions IV p118). Ce point de vue "positiviste" vide toujours plus la philosophie de substance au profit des diverses sciences, poursuivant la déconstruction des philosophies idéalistes et de leurs illusions, y compris le matérialisme dogmatisé du marxisme prouvant qu'il ne suffit pas de se vouloir scientifique (car sans Dieu) pour l'être et ne pas tomber dans un nouveau dogmatisme idéaliste. C'est la leçon de l'histoire, raison pour laquelle il y a une histoire nous faisant avancer quoiqu'on dise. Tant que nous ferons des erreurs et que nous aurons des illusions sur la réalité, il y aura donc toujours une histoire de la philosophie mais qu'on pourrait considérer malgré tout comme une sortie de la philosophie et de la métaphysique. Nous serions ainsi dans l'histoire, qui n'est pas finie, de la fin de la philosophie absorbée par les sciences, et se réduisant finalement à la morale, à l'éthique comme philosophie première (Lévinas).

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Introduction à une philosophie écologique

Temps de lecture : 33 minutes

Il est sans doute contestable d'appeler philosophie ce qui ne promet aucune sagesse, philosophie sans consolation s'affrontant à une vérité déceptive et qu'on pourrait appeler à meilleur escient une anti-philosophie. Parler de philosophie écologique paraîtra tout autant spécieux par rapport à ce qu'on entend généralement sous ce terme puisqu'à rebours de l'unité supposée du vivant, il sera question ici de ses contradictions et d'un dualisme irréductible, d'une détermination par le milieu, par l'extériorité au lieu du développement d'une intériorité ou d'une essence humaine originaire. La question n'est donc plus celle de notre identité éternelle mais de notre situation concrète, d'une existence située qui précède bien notre essence, ce qu'on est et ce qu'on pense (conformément à l'ethnologie et la sociologie). La difficulté est de reconnaître le primat des causes matérielles en dernière instance (après-coup), opposant le matérialisme notamment économique à l'idéalisme volontariste, cela sans pour autant renier la dimension spirituelle et morale, le monde du langage et des récits, dualisme non seulement de la pensée et de l'étendue, de l'esprit et de la matière, du software et du hardware, mais de l'entropie et du vivant anti-entropique, du monde des finalités s'opposant au monde des causes, division de l'être et du devoir-être sans réconciliation finale. Ce matérialisme (ou plutôt réalisme) dualiste s'ancre à la fois dans l'évolution biologique ou technique et dans une philosophie de l'information et du langage, philosophie actuelle, qu'on peut dire post-structuraliste et reflétant les dernières avancées des sciences et des techniques (informatiques et biologiques) mais aussi la nouvelle importance prise par l'écologie en passe de devenir le nouveau paradigme du XXIème siècle.

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Eloge et réfutation de Guy Debord

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Que l’on cesse de nous admirer comme si nous pouvions être supérieurs à notre temps; et que l’époque se terrifie elle-même en s’admirant pour ce qu’elle est. VS-80

On dira ce que Guy Debord avait malgré tout d'admirable mais on montrera d'abord sur quels errements il a vécu, et on verra que c'étaient les poncifs de l'époque plus que les siens et dont nous récoltons les décombres. S'il nous a légué une exigence de vérité et de liberté, dont nous devons reprendre le flambeau, ce qui apparaît avec le recul, c'est en effet un échec à peu près complet et, sous une rhétorique brillante, la consternante naïveté sur le sexe et le pouvoir, sur la liberté et l'idéologie, sur la technique et la démocratie, sur le capitalisme et le travail, sur la représentation et la chose même, sur la vie enfin comme jeu. Ça fait beaucoup.

C'est bien une conception du monde fausse mais complète et cohérente, se réclamant de l'hégélo-marxisme et qui n'est donc pas du tout celle d'un individu, étant plutôt caractéristique d'une idéologie qui régnait alors, celle d'un monde enchanté perdu mais à retrouver (et dont le tragique est évacué), ce qui en fait toute la séduction. On se demande comment on a pu y croire, mais comme pour la foi religieuse, il y a toujours deux raisons : c'est à la fois ce qu'on veut entendre et l'argument d'autorité, ce qu'on croit parce que des penseurs éminents l'ont affirmé qui n'ont pas pu nous tromper !

On ne peut d'ailleurs pas dire que Debord revendiquait une quelconque originalité, pratiquant ouvertement plagiat et détournement, son effort étant seulement d'en tenter une synthèse rigoureuse. On verra effectivement tous les auteurs qu'il convoque, formant la vulgate d'un certain romantisme révolutionnaire. Il est clair qu'on a affaire à une révolte qui cherche sa théorie. Toujours les révolutionnaires vont adopter les pensées critiques disponibles et tenter de se justifier en s'inscrivant dans une tradition révolutionnaire. Ainsi, parti de la poésie moderne et de la provocation lettriste, Guy Debord se rattachera ensuite de façon très problématique au marxisme par cet hégélo-marxisme du jeune Marx et de Lukács, de même qu'en se frottant à Henri Lefebvre et Socialisme ou barbarie.

Il faut d'abord reconstituer la constellation intellectuelle du temps du communisme triomphant et de la domination du marxisme dans les universités, avec toute une production désormais renvoyée aux poubelles de l'histoire, mais surtout s'imposant alors dans tous les mouvements d'émancipation, nourrissant les espoirs les plus fous de fin de l'histoire dans la réconciliation finale d'une société sans classes. En effet, cette fin de l'histoire n'est pas une invention de Kojève, mais une perspective assez largement partagée, des staliniens aux situationnistes, d'aller non seulement dans le sens de l'histoire et du progrès, mais bien à la révolution finale comme réalisation de la philosophie ! La fin du capitalisme ne relevait pas d'une décision mais du "mouvement réel qui abolit l'état de choses existant". Examiné après sa faillite et quasi-disparition, le marxisme apparaît comme une construction idéologique très hétéroclite. Ainsi, en 1930, au temps où il était communiste, Max Eastman prétendait dans "Les schémas moteurs du socialisme" qu'il y avait 3 raisons bien différentes d’être communiste : 1) les rebelles, en lutte contre la domination, l’exploitation, l’aliénation; 2) la nostalgie de la totalité (négation de l’individualisme partagée par les fascismes); 3) le désir d’un système de production plus rationnel (planification, organisation intelligente). En dépit de cette combinaison improbable d'idéalisme volontariste et de matérialisme affiché, de rationalisation et d'émancipation, le marxisme passait donc pour l'horizon indépassable du temps et c'est bien à l'intérieur de ses dogmes que se situe La société du spectacle - bien qu'anti-léniniste et n'en retenant guère que le fétichisme de la marchandise, le thème de l'aliénation, et l'idéal conseilliste (le peu de textes qui y est consacré témoigne cependant du caractère purement mythique de ces conseils ouvriers).

Cette adhésion ambigüe au marxisme aura paradoxalement l'avantage de permettre une critique impitoyable du communisme existant, que ce soit sous ses formes stalinienne, trotskyste, maoïste, tiers-mondistes, mais on pouvait d'autant plus mettre en doute son marxisme que Debord ne s'intéressait pas du tout au travail, c'est le moins qu'on puisse dire, son slogan "Ne travaillez jamais" étant celui d'un bourgeois pour lequel les autres doivent travailler. Il faut dire que c'était déjà le temps de l'utopie d'une fin du travail, du remplacement de l'homme par la machine (distributisme de Jacques Duboin) et se dirigeant "Vers une civilisation du loisir" (1962) ! Debord a juste pris un peu trop au sérieux l'Homo ludens de Johan Huizinga (1938) qui avait fait de la vie humaine un jeu créatif. On est là on ne peut plus loin du matérialisme de la production.

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Kojève et l’illusion de la fin réconciliatrice

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Kojève a été très important en France pour la compréhension de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dont il a donné une lecture limpide... mais qui en était une réinterprétation marxisante, anthropologique, matérialiste, assez différente de l'original sur de nombreux points (Etat universel, fin de l'histoire, rejet de la dialectique de la nature). Ses innovations (notamment le désir de désir) étaient cependant très éclairantes, parfois trop, constituant en fait une dogmatisation du système hégélien, transformé en système clos, définitif, et supposé ouvrir sur une prétendue sagesse.

On pouvait y voir cependant une mise à jour du système hégélien au temps du communisme triomphant (ayant donc perdu sa pertinence), la Révolution soviétique redoublant alors l'élan de la Révolution française et Kojève voulant être à Staline ce que Hegel avait été à Napoléon, sa conscience historique. S'il faut aujourd'hui dépasser Kojève, c'est sans doute qu'on est plutôt au temps de la contre-révolution, ou du moins de la fin du mythe révolutionnaire tel que Hegel, comme tant d'autres philosophes allemands, l'avait si profondément ressenti :

D’un seul coup, c’était l’idée, le concept du droit qui prévalait, et contre cela le vieil échafaudage de l’injustice ne pouvait résister. C’est sur l’idée de droit qu’on a donc érigé maintenant une Constitution et c’est sur cette base que tout devait désormais reposer. Depuis que le soleil brille au firmament et que les planètes gravitent autour de lui, on n’avait pas vu encore l’homme se dresser sur la tête, c’est-à-dire sur l’idée, et construire la réalité selon l’idée. Anaxagore avait dit le premier que le “nous”, la raison, gouverne le monde : mais voilà que l’homme en est venu à reconnaître que l’idée doit gouverner la réalité spirituelle. Ce fut ainsi un magnifique lever de soleil. Tous les êtres pensants se sont associés à la célébration de cette époque. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde entier, comme si l’on assistait pour la première fois à la réconciliation du divin avec le monde.
Hegel, Philosophie de l’histoire

Tout est là, la réconciliation finale entre l'être et le devoir-être était en marche, attestée par l'histoire vécue, "le ciel allait se trouver transporté sur la terre" (Ph, II, 129). Les esprits étaient assez échauffés pour produire toutes sortes d'utopies comme "le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand" qu'il avait rédigé, même si Hegel deviendra bien plus réaliste par la suite. Il est frappant de trouver chez presque tous les philosophes une étonnante capacité à soutenir des positions intenables par excès de logique. Ces absurdités sont d'ailleurs souvent ce qui fait tenir tout le système, y croire étant censé apporter bonheur et sagesse au niveau personnel comme au niveau de la société future ! Si nous ne sommes pas encore dans le meilleur des mondes, comme le prétend la Théodicée de Leibniz, Hegel tout autant que Marx nous promettent que c'est pour bientôt, déjà en cours. C'est bien ce qui est contestable, cet aboutissement de la dialectique hégélienne ou de la lutte des classes abolissant les contradictions dans une réconciliation finale.

Le paradoxe, c'est de partir de la reconnaissance de la contradiction et de son caractère inéliminable pour s'imaginer pouvoir y mettre un terme ainsi ! Kojève sera justement celui qui assumera jusqu'au bout ce paradoxe avec le thème de la fin de l'histoire identifiée à l'Etat universel et sans classes, redoublant la fausse interprétation rétroactive de la Révolution Française comme rationalisation et réalisation de l'idée alors que, non seulement elle échappait constamment à ses acteurs, mais surtout qu'elle avait lamentablement échoué - sauf que Napoléon était censé en réaliser les principes en propageant le Code civil, ce qui servira même de modèle à la dialectique historique.

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Le temps de l’après-coup

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Depuis Kant et la Révolution française jusqu'à Hegel et Marx, l'histoire s'est voulue la réalisation des finalités humaines - menant directement au conflit des finalités, des idéologies, des conceptions du monde, des valeurs. L'existentialisme insistera aussi, mais au niveau individuel cette fois, sur la prévalence du futur, du projet, de nos finalités encore. Et certes, malgré le poids du passé, notre monde est bien celui des fins, des possibles, de ce que nous pouvons faire, de nos libertés donc. Nos représentations comme nos émotions sont puissances d'agir, intentionalités tendues vers un objectif, mais ce n'est pas pour autant ce qui suffit à spécifier notre humanité alors que le règne des finalités est celui du vivant et du monde de l'information, au principe de la sélection par le résultat inversant les causes.

Ce qui change tout avec l'humanité, c'est d'en faire un récit constituant un monde commun, en dehors du visible immédiat, et dont nous connaissons la fin : conscience de la mort qu'on tentera sans cesse de renier. C'est de s'inscrire dans un récit commun, dont nous épousons les finalités, que nous pouvons avoir un avenir, une "précompréhension de l'être", de la situation et de nous-mêmes, du rôle que nous y jouons. Ce n'est pas une communion mystique avec l'Être, l'ouverture directe de l'existence à sa vérité alors qu'il n'y a d'être et de vérité que dans le langage (qui peut mentir, faire exister ce qui n'existe pas). Ce qui rend trompeurs les grands récits qui nous rassemblent, c'est de toute façon leur caractère linéaire et simplificateur, où le début annonce déjà la fin qui de plus se terminerait forcément bien, règne de la finalité et des héros de l'intrigue, refoulant les causalités matérielles et l'après-coup qui réécrit sans cesse l'histoire.

La question des finalités reste bien sûr l'affaire constante de la liberté, même dans les tâches utilitaires, mais ces finalités, toujours sociales, se heurtent à un réel extérieur qui ne se plie pas à nos quatre volontés et se moque bien de nous. C'est la première leçon de l'existence, qu'il n'y a pas d'identité de l'être et du devoir-être et qu'il faut constamment s'y confronter. Il y a assurément de nombreuses réussites, des finalités concrètes qui sont atteintes quotidiennement, sans quoi nous ne serions pas là, mais impossible d'ignorer tous les ratés de la vie et la dureté du réel, toutes les illusions perdues et d'abord les illusions politiques, rêves totalitaires qui tournent mal de réalisation de l'idée. En ne se pliant pas à nos finalités, ce qui se manifeste, c'est bien l'étrangeté du monde et la transcendance de l'être, son extériorité. De quoi nous engager non pas à baisser les bras ni à foncer tête baissée à l'échec mais à régler notre action sur cet écart de l'intention et du résultat pour corriger le tir et se rapprocher de l'objectif.

Le matérialisme doit être pris au sérieux contre les utopies, l'idéalisme, le subjectivisme. L'histoire reste une histoire subie car effectivement déterminée en dernière instance, c'est à dire après-coup (post festum dit Marx) par la (re)production matérielle et, donc, d'abord par le progrès technique. Il y a un progrès incontestable, le progrès des connaissances qui ne dépend pas tellement de nous ni de nos finalités puisqu'on ne peut savoir à l'avance ce qu'on n'a pas encore découvert et qui bousculera encore nos anciennes évidences. Par contre, il est clair que nous dépendons complètement de ces avancées et de cette accumulation de savoirs, tout comme du monde extérieur et de notre écologie.

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L’utopie artistique

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Depuis le romantisme, s'est constituée une utopie artistique fort peu questionnée qui se combinera aux utopies sociales, faisant de l'art la composante essentielle de l'épanouissement de l'individu, ou plutôt de l'homme total et de l'accès aux formes supérieures de la vie - ce qu'on retrouvera jusque dans les utopies numériques glorifiant la créativité et l'innovation. Dans cette préfiguration de l'existentialisme, qu'on peut définir par l'extension de l'exigence de vérité à l'existence elle-même, c'est bien un mode de vie qui est visé par la survalorisation de l'Art et de l'artiste, qui se distinguerait ainsi des animaux (et des autres hommes) par ses aspirations élevées. On peut quand même s'étonner de ces promesses publicitaires d'épanouissement de soi et de carrière artistique quand on voit la vie tourmentée des plus grands artistes ! Il y a erreur quelque part...

La curieuse alliance de la poésie et de la peinture moderne avec le marxisme se manifestera brillamment au début de la révolution bolchévique - avant qu'elle ne sombre dans le réalisme socialiste qui ravale la production artistique à la communication et la propagande - ce qu'elle avait toujours été jusque là. Cela n'empêchera pas la révolution surréaliste de se rêver en révolution politique. Les situationnistes aussi se voulaient au départ un mouvement artistique, mariage de Cobra et du lettrisme, avant de rompre avec le milieu artistique pour ne plus être qu'un mouvement politico-philosophique (hégélo-marxiste) dont la "critique artiste" sera opposée à la "critique sociale", la révolution devenant une affaire personnelle. On peut noter que cette période verra une identification massive de la jeunesse révolutionnaire avec le rock et la pop culture dans leur transgression des normes.

De nos jours, la place de l'artiste, ou plutôt du "créatif", a complètement changé dans l'économie numérique, un peu comme lorsque les étudiants s'étaient massifiés, et c'est désormais la misère en milieu artistique des intermittents qu'on recouvre d'une exaltation de leur prétendu privilège au nom d'un passé glorieux. Après avoir mis en cause le rôle de l'homme dans l'histoire (soumise à des causalités matérielles extérieures), c'est bien cette prétention à la créativité et l'invention de l'artiste qui doit être questionnée. Certes, si on peut facilement admettre que les sciences ne dépendent pas tellement des scientifiques (la part humaine est celle de l'erreur, dit Poincaré), il est bien sûr un peu excessif de le prétendre des artistes. On considère habituellement, tout au contraire, que les grandes oeuvres d'art sont les seules véritables productions humaines qui seraient irremplaçables - ce n'est pas si certain pourtant.

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De Kant à Fichte

Temps de lecture : 24 minutes

  De l'incertitude de nos représentations à l'autonomie de la volonté
Le premier texte philosophique que j'ai lu, encore très jeune, était la Critique de la raison pratique de Kant (empruntée à mon grand frère), qui m'avait fait une très forte impression. Les commandements de la Bible pouvaient donc être déduits par simple raison, "Agis uniquement d'après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle", retrouvant d'ailleurs ainsi le rabbin Hillel (-110/+10!) résumant la Loi au principe : "Ce qui est détestable à tes yeux, ne le fais pas à autrui. C'est là toute la Torah, le reste n'est que commentaire". Les croyants s'imaginent qu'ils n'auraient pas de principes s'ils n'obéissaient pas à leur Dieu, que la morale est basée sur la crainte. Kant prouve le contraire, le devoir étant une conséquence de la raison, de notre pensée (on devrait dire du langage), ce qui ouvre donc bien malgré lui la voie à l'athéisme alors qu'il croyait le combattre en faisant de l'existence de Dieu un postulat de la raison pratique au même titre que le temps et l'espace pour la raison pure. Après avoir rejeté la métaphysique, empêtrée dans ses contradictions, ainsi que le Dieu des philosophes et des théologiens comme chose-en-soi inaccessible, au-delà de ce qu'on peut connaître, il permettait de concevoir que la loi morale en nous pouvait se passer de commandements divins.

L'opposition entre le dogmatisme de la critique de la raison pratique et le scepticisme de la critique de la raison pure a suscité beaucoup de perplexité, comment pouvait-on tirer des impératifs catégoriques inconditionnels de la critique des conditions de possibilités de nos savoirs, de leurs limites ? Généralement, c'est effectivement la critique de la raison pure qui est considérée comme le fondement de la philosophie moderne, la plupart du temps restreinte à sa portée épistémologique et la place donnée au sujet de la connaissance comme synthèse unifiante, les catégories et formes a priori de la pensée organisant les sensations. En fait, comme le montrera Heidegger, il ne s'agit pas seulement de connaissance mais bien de constitution de l'objet, des cadres de la perception. En tout cas, cette philosophie post-newtonienne (avec un temps et un espace absolus mais devenus subjectifs) établissait ainsi une séparation radicale de la pensée et de l'être, de la représentation et de l'être en soi, ce qui allait plutôt nourrir le subjectivisme et le relativisme des cultures ou des époques (depuis Herder jusqu'aux post-modernes et cultural studies) alors que Kant voulait tout au contraire fonder une morale universelle (qui sera celle des Droits de l'homme). Il faudrait en effet comprendre la reprise du scepticisme de Hume par Kant, limitant ce qu'on peut savoir aux conditions de possibilité de nos connaissances, comme l'équivalent du doute cartésien balayant tous les anciens dogmatismes métaphysiques, les fausses certitudes sur le monde extérieur et les choses-en-soi, mais pour atteindre à la certitude absolue de la pensée et de la liberté du sujet affirmée par la morale qui la contraint. Le contraste se veut d'autant plus frappant entre la loi morale éprouvée et les incertitudes de la représentation.

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Toujours étranger en terre étrangère

Temps de lecture : 23 minutes

La fin de l'histoire hégélo-marxiste n'aura pas lieu
L'homme n'est pas chez soi ni dans le monde ni dans l'universel et pas plus dans l'Etat de droit. Bien que notre situation historique soit celle de la conscience de soi de l'humanité nous promettant une fin de l'histoire radieuse, c'est surtout la conscience du négatif de notre industrie et sans que cette conscience de soi globale arrive à une grande effectivité. Cette ineffectivité est notre actualité, dont il faut prendre conscience pour en tenir compte, non pour rêver la supprimer. Les grandes conférences internationales et la prise de conscience climatique ne sont pas rien mais elles rendent manifeste l'insuffisance des mesures prises et les limitations d'un pouvoir politique qui ne va guère au-delà, comme en économie, d'une gouvernance à vue. On est loin d'un Homme créateur du monde à son image, de l'idée qui donne forme à la réalité et commande au réel alors qu'on court plutôt après, en se contentant de colmater les brèches la plupart du temps. Ce dont il faut prendre conscience, c'est qu'il ne saurait en être autrement. L'existence est l'expérience de cette scission de la pensée et de l'être, du vouloir et du possible (du moi et du non-moi).

L'Etat universel en formation changera certainement la donne (après un conflit majeur?) mais il n'aura pas la toute-puissance totalitaire qu'on lui prête, plus proche de la commission européenne sans doute. Comme nous, dans nos vies, comme tout pouvoir, l'Etat universel devra prendre conscience de ses limitations, d'un devoir-être qui se cogne à un réel qui lui résiste, à l'extériorité du monde où le nécessaire n'est pas toujours possible pour autant. Le réel ne disparaît pas dans l'Etat, même s'il n'a plus d'extérieur étatique. S'il y a une compréhension ultime du monde, la vérité de la nature et de l'existence, c'est celle de la contradiction, du conflit et de la division qui règnent sur toutes choses. En reconnaître la nécessité ne peut en annuler la douleur dans une réconciliation finale alors que c'est tout au contraire notre juste révolte contre l'ordre établi qu'il faut affirmer, et aucun amor fati célébrant ce monde inégalitaire, aucune appartenance mystique à l'Être ou béatitude d'une connaissance du troisième genre qui nous ferait prendre le point de vue de Dieu pour justifier l'injustifiable.

Ce n'est pas parce que nous sommes un produit du monde que ce serait pour autant notre monde, ce n'est pas parce que ce serait le meilleur des mondes possibles - car le seul réel - que nous pourrions nous en satisfaire et nous y sentir chez nous. En fait, la contradiction entre ce réel et nos idéaux rend plutôt difficile à comprendre qu'on puisse y être heureux. Certes, la nature est généreuse, nous procurant de quoi nous réjouir de très peu parfois, des bonheurs petits ou grands, en proportion de nos malheurs ordinairement. On peut goûter aussi des jouissances transgressives mais pourtant, dans son fond, l'être parlant, l'homme de culture vit la contradiction de sa nature avec l'universel, c'est une conscience malheureuse et inquiète même si elle connaît des moments intenses de satisfaction et de victoire. Qu'on cherche à dépasser cette contradiction est la prétention de toutes les sagesses, philosophies, mystiques, jusqu'à la promesse de fin de l'histoire de Hegel et Marx, mais la seule sagesse serait au contraire de reconnaître cette contradiction comme irréductible, affirmation d'un matérialisme dialectique et du dualisme matière/esprit ne s'unifiant que dans la pratique.

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Hegel et les extraterrestres

Temps de lecture : 18 minutes

A l'exemple de Kant dans son "Idée d'une histoire universelle", on va se servir ici des extraterrestres pour dépasser l'humanité comme espèce et l'universaliser, mais aussi pour insister sur la séparation de la pensée et de l'être, de l'Esprit et de la Nature qu'on ne peut unir qu'en reconnaissant leur contradiction. Dépasser cette contradiction n'est pas l'annuler comme on le croit trop souvent, mais implique une certaine négation de l'Esprit, science soumise à la discipline de l'expérience, à la Nature donc, à l'extériorité ainsi intériorisée (plus qu'intentionalité extériorisée).

S'il apparaît nécessaire, depuis Marx, de renverser l'idéalisme hégélien au profit de déterminations plus matérielles, on peut dire, comme l'avait d'ailleurs bien vu Lénine, que Hegel avait opéré lui-même ce renversement à la fin de sa Logique qui s'achève par "l'idée pratique", idée qui n'est plus abstraite mais part du possible actuel, "fait face au réel effectif en tant que réel effectif", et se comprend comme nécessité, où le subjectif renonce à son arbitraire et sa particularité pour s'unir à l'objectif. Il reste malgré tout chez Hegel (et ceux qui s'en réclament) un primat de la causalité logique et spirituelle à laquelle on doit opposer la prépondérance des causalités matérielles, ainsi que la temporalité de l'après-coup à la place du projet initial ou de l'incarnation d'un logos (jouissance divine supposée à la fin de l'Encyclopédie!).

Il reste aussi chez lui une certaine identification de l'Esprit à l'Homme, qu'on peut dire inévitable à son époque mais qui a pour conséquence de biologiser l'Esprit en quelque sorte. Or, le simple fait que des scientifiques se soient mis à la recherche de signes d'une civilisation extraterrestre suffit à faire vaciller une identité humaine biologisante (sans parler de l'Intelligence Artificielle et des Transhumanistes). Cela relativise aussi notre rôle dans l'histoire. L'existence hypothétique de civilisations extraterrestres implique en effet une vision de l'évolution cognitive largement indépendante de nous et de notre espèce. C'est tout-à-fait conforme à la conception hégélienne d'une action souterraine de la raison dans l'histoire, en dépit des passions humaines, mais la supposition d'autres civilisations technologiques renforce l'autonomie de l'histoire et de l'Esprit au détriment de la liberté de l'Homme - qui n'en est plus qu'un agent quelconque.

Une conception cosmologique de l'évolution cognitive, avec des lois scientifiques identiques dans tout l'univers, constitue un nouveau progrès dans l'universalité. Du coup, c'est l'Esprit qui apparaît d'abord radicalement indépendant de la Nature et purement nécessaire en soi, progrès scientifique et processus de civilisation. Mais si la Nature semble l'inessentiel dans ses particularités planétaires par rapport à la logique ou la physique, en même temps, cet Esprit apparaît comme le résultat nécessaire de l'évolution naturelle et de la sélection par le résultat, restant dès lors un degré de la Nature malgré tout, soumis à l'urgence (histoire subie et non conçue). Cet "Esprit vivant", qui agit dans le monde, reconstitue certes l'unité du concept et du réel mais pas sans leur douloureuse contradiction, Esprit qui se cogne à une Nature qui lui résiste et sur laquelle il doit se régler dans la pratique.

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Le réel au-delà de la technique

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On se croit facilement le centre du monde. Ainsi, il est tout aussi naturel de croire que le Soleil tourne autour de la Terre que de croire que ce sont les hommes qui font leur histoire ou que l'économie est déterminée par nos désirs alors que la réalité, c'est que nous sommes les produits de l'évolution (biologique et technique) aussi bien que de notre milieu social, ballotés par les événements et soumis à des puissances matérielles (militaires ou économiques). Nos désirs eux-mêmes sont déterminés socialement comme nos besoins le sont par l'organisation matérielle.

Croire que l'histoire serait voulue la rend incohérente sauf à imaginer un esprit mauvais qui se repaît de nos malheurs. Quand on est jeune on accuse facilement la génération de ses parents d'être responsable de ce monde sans âme et de toutes ses inadmissibles turpitudes. Quand on est plus grand, le bouc émissaire pourra être l'étranger, l'élite ou quelques complots puisqu'il faut un coupable au désastre. Beaucoup vont s'en prendre à des entités plus abstraites comme la technique, le capitalisme ou le néolibéralisme, mais personnalisées, comme si elles avaient des intentions, et conçues comme étant l'émanation d'une volonté perverse, d'une avidité sans limite, dont la domination serait plus totale que dans les régimes autoritaires, arrivant à coloniser les esprits par la publicité ou la propagande des médias. Ces concepts abstraits cherchent encore à désigner des coupables. Il y en a, incontestablement, mais en se focalisant sur les personnes, on ne fait pas que se tromper de cause, c'est le réel lui-même qui disparaît derrière ces accusations ad hominem.

Après s'être laissé aller dans sa jeunesse à ces indignations morales, Marx a voulu ensuite, avec le concept de système de production et d'infrastructure, revenir aux véritables causes matérielles du capitalisme qui s'imposait par sa productivité et "le bon marché des marchandises" (Manifeste). Il ne fait aucun doute que ce n'est plus pour lui le résultat d'un dérèglement individuel ou moral mais un stade nécessaire de notre développement, malgré toutes ses horreurs - qui devait seulement être dépassé par un communisme supposé encore plus efficient et rationnel. Pour Marx, il y avait bien un déterminisme de l'histoire et du système de production par le progrès des techniques, ne laissant guère de place aux acteurs, sinon celle d'accélérer le pas (ou le ralentir) vers un avenir tout tracé, supposé être miraculeusement ce dont on a toujours rêvé puisque la technique nous délivrant de la nécessité ouvrait enfin sur le règne de la liberté ! Comme c'est la lutte des classes qui devait assurer le passage au communisme, aboutissement de la grande industrie, le déterminisme technologique passait cependant au second plan dans l'action politique (mais on n'attendait pas la révolution de pays arriérés comme la Russie ou la Chine).

Jacques Ellul remettra (comme Kostas Axelos) la technique au centre du marxisme, mais cette fois comme système technicien devenu autonome et se retournant contre nous (déshumanisant et limitant notre liberté) - tout en maintenant l'illusion, au nom des sociétés du passé mais en contradiction avec son analyse systémique, que ce ne serait qu'un effet de l'idéologie progressiste, d'un bluff technologique, d'une perte de nos valeurs humaines. Il voudrait donc conjurer le déterminisme technologique par l'idéalisme (écolo ou religieux) ! Pourtant, s'il est vraiment autonome, le système technicien ne dépend plus de nous puisque c'est de son propre mouvement qu'il arraisonne le monde - et c'est bien ce qu'on constate - causalité extérieure à l'homme qui ne fait que courir après, ayant souvent du mal à suivre. Encore faut-il éclairer les raisons matérielles de cette course en avant (guerre, concurrence, profit, rareté) au lieu d'y opposer vainement des valeurs spirituelles et la nostalgie d'une nature perdue.

La dernière façon de réintroduire le désir humain dans l'évolution technique, c'est de considérer toute technique comme ambivalente, ce que Bernard Stiegler appelle des pharmaka, au nom du fait que les instruments techniques ne sont pas biologiquement régulés, étant hors du corps (exosomatiques), pouvant donc servir au bien autant qu'au mal, de remède (néguentropique) comme de poison (entropique). Nous resterions ainsi les acteurs de l'histoire par ses bons côtés (nos rêves) en le payant de ses effets pervers (cauchemardesques) mais en fait, Ellul montre que souvent on ne peut séparer les deux faces de la même pièce et, surtout, on rate ainsi la dynamique propre de l'évolution et sa détermination par le milieu.

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Critique de l’aliénation

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La question de l'aliénation est relativement nouvelle, du moins sous ce nom car on pourrait en faire l'origine de la philosophie qui est née dans les riches villes commerçantes de l'Ionie grecque d'abord comme condamnation des richesses excessives et du caractère aliénant de l'argent. L'homme aliéné, ce serait le sophiste vénal qui délaisse la vérité pour le semblant, l'apparence, le divertissement. On pourrait dire aussi que l'aliénation est au coeur des religions du salut qui exigent de se purifier de nos fautes pour retrouver l'innocence première, surtout, cela rejoint tous les ésotérismes, la gnose et le platonisme avec le thème d'une chute de l'âme (de sa divinité) dans le corps, enfermé dans la matière. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'on ne vise pas ainsi véritablement l'humanité de l'homme, son aliénation, mais bien plutôt ce qui dépasse l'homme. On pourrait également appeler aliénation chez les stoïciens ou Spinoza le fait de ne pas réaliser son destin, puisque nous aurions une essence individuelle donnée dès le départ, juste appelée à s'épanouir comme expression de soi (deviens ce que tu es). L'aliénation serait ici de briser cet élan vital, de faire obstacle à cette volonté de puissance - qui sera reprise par Nietzsche mais pour le petit nombre des surhommes. En fait, l'aliénation se définira comme atteinte à notre humanité elle-même seulement dans la postérité de Hegel alors que, chez lui, loin d'être un défaut à combattre, l'aliénation désigne l'objectivation, la liberté objective du Droit qui est un progrès de la liberté, de son effectivité, même si elle contraint la liberté subjective.

La question de l'aliénation posée au regard d'une essence de l'homme commence donc, bien que sous un mode mineur, avec les jeunes hégéliens qui prétendent réaliser la philosophie et dont Marx a été l'un des représentants (jusqu'à ses manuscrits de 1844). Mauvaise compréhension de Hegel sans doute, pour qui la philosophie vient toujours trop tard et ne saurait dicter au réel sa conduite, mais tirant vers l'anthropologie : D'abord religieuse chez Feuerbach, qui prend au sérieux la présentation de la religion par Hegel comme projection de notre conscience collective qui doit devenir conscience d'elle-même. Puis économique avec l'émergence du prolétariat industriel dans toute son inhumanité et une production devenue autonome qui se retourne contre les producteurs. Les deux formes cardinales de l'aliénation, qui en imposeront le thème, sont effectivement l'aliénation religieuse et l'aliénation dans le travail. Mais c'est seulement des années 1920 à 1970 que l'aliénation deviendra centrale. De l'existentialisme à Lukàcs et l'Ecole de Francfort, aux situationnistes, à Mai68, aux féministes ou écologistes, le thème de l'aliénation aura tendance à se répandre un peu partout, dessinant en creux une essence humaine idéalisée.

Même si la lutte contre l'aliénation est moins omniprésente aujourd'hui, elle n'en structure pas moins nos représentations sous-jacentes d'un homme complet, transparent à lui-même, nourrissant tout un imaginaire utopique - assez paradoxal pour un marxisme se voulant matérialiste mais qui n'avait pas peur de prophétiser amour et bonheur universel dans un communisme où l'humanité serait réconciliée avec elle-même ! D'autres sortes de matérialismes oseront les mêmes promesses insensées de réconciliation finale que les religions du salut, que ce soit le sexo-gauchisme s'imaginant, par une mauvaise lecture de Freud cette fois, retrouver une nature harmonieuse dans la transgression de la loi et la levée de tous les tabous, ou encore les écologistes voulant nous faire revenir à un mode de vie naturel censé permettre l'épanouissement de nos qualités humaines.

Bien sûr, les promesses ne sont jamais tenues car l'état originel supposé n'existe pas ni la chute dans l'aliénation comme dans le péché. L'homme est un être inachevé, une espèce invasive adaptable à tous les milieux mais qui y reste comme étranger, inadéquat, déraciné. Son identité n'est pas donnée, encore moins immuable alors que, ce qui le caractérise serait plutôt le questionnement et le non-identique (même à me renier, je reste moi-même). L'être parlant que nous sommes ne contient pas sa finalité en lui (Je est un Autre), il est parlé plus qu'il ne parle, constitué des rapports sociaux et des discours ambiants, de sorte qu'on peut dire avec raison que pour un tel être, l'existence précède l'essence. Il faut rétorquer aux tentatives de fonder une norme humaine, une identité originaire de l'humanité qui serait opposable aux robots comme aux transhumains, que nous sommes plutôt les produits d'un apprentissage et d'une évolution qui nous dépasse, que nous ne sommes pas au centre de l'univers, pas plus que ses créateurs, et que ni nos capacités cognitives, ni les sciences ne sont propres à notre espèce encore moins à une tradition ou une race. Ce qui nous distingue des animaux n'est guère que l'ensemble des conséquences du langage et de la technique - ce qui ferait d'éventuels extraterrestres évolués nos frères en humanité.

Cependant, si nous étions de purs produits, un simple réceptacle intériorisant l'extériorité, quelque chose comme un appareil photo, le noeud d'un réseau ou encore une éponge absorbant son milieu, la notion d'aliénation n'aurait bien sûr aucun sens. Ce n'est pourtant pas exactement le cas et ce pourquoi il faut l'examiner plus précisément si on veut en critiquer l'usage.

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Note sur le négatif et l’entropie

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Dans la conception positive des choses existantes, la dialectique inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire.
K.Marx I, 559 

On peut dire qu'il y a deux moteurs principaux de l'histoire et de l'évolution, l'entropie qui dissout toute existence et le négatif qui s'y oppose. Depuis Schrödinger, le vivant se définit en effet par ce qu'on appelle néguentropie ou entropie négative mais on pourrait finalement parler simplement de négatif car, d'une certaine façon, toute négation procède d'une inversion de l'entropie comme réaction opposée au laisser faire (on se pose en s'opposant, négation de ce qui nous nie).

Interpréter le négatif comme néguentropie a l'avantage d'éclairer son rôle paradoxal dans la dialectique hégélienne. En effet, le "travail du négatif" a de toute évidence quelque chose de contradictoire avec son produit positif. Il est tout aussi difficile d'identifier, comme le fait Marx, le travail à la simple négation de l'existant que d'en faire une auto-création de soi-même. On est bien plutôt, dès l'origine, dans la négation de la négation (comme le dit Sartre dans "Question de méthode"). La première négativité est d'abord extérieure, c'est l'entropie diabolique qui sépare ce qui était uni. La négativité du vivant est donc bien dès l'origine négation de la négation puisqu'entièrement tournée contre ces menaces de destruction entropique qui nous attirent vers le néant : forces qui résistent à la mort, organismes qui se multiplient et s'adaptent aux changements, on a là effectivement un négatif plutôt positif !

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L’erreur de Marx

Temps de lecture : 29 minutes

MarxMarx est incontestablement l'un des philosophes les plus importants, ayant eu des effets considérables dans le réel jusqu'en Chine qu'il contribuera à occidentaliser. Il y a eu un nombre incalculable de travaux intellectuels se réclamant de lui et qui ont été un peu vite rejetés aux poubelles de l'histoire. On a là encore une fois une philosophie qui se veut scientifique, rationalisme triomphant qui se heurtera là aussi aux limites de notre rationalité comme aux démentis du réels. L'échec historique du marxisme oblige à revenir sur son erreur de fond mais ne signifie pas pour autant qu'on pourrait se passer de Marx désormais, en particulier de l'analyse magistrale qu'il a faite du capitalisme industriel et plus encore du matérialisme historique dont il a posé les bases, théorie scientifique de l'histoire qui est à reprendre.

Ce qu'il faut souligner dans la position de Marx, c'est qu'il se trouve dans un entre-deux, suivant l'introduction de l'histoire et de sa dialectique dans la philosophie par Hegel mais précédant l'explication scientifique de l'évolution de Darwin, publiée en 1859 alors qu'il venait tout juste de définir sa propre conception du matérialisme historique dans la préface de sa "Contribution à la critique de l’économie politique" :

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Anthropolitique

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Connaître notre ignorance
Il y a des gens qui sont contents de faire de la philosophie et contents d'eux. Ce n'est pas mon cas. Ils prétendent arriver ainsi à la vérité et au Bien suprême. Il ne faut douter de rien ! Ma propre expérience est plutôt celle de la déception permanente et de la désillusion, si ce n'est de la rage. On sait pourtant bien qu'il n'y a que la vérité qui blesse, comment pourrions nous trouver une consolation dans une philosophie cherchant sincèrement la vérité ? Ce qu'on découvre n'est pas ce qu'on cherchait, encore moins ce qu'on espérait et plus on apprend, plus on découvre ses limites et l'étendue de ce qu'on ignore encore.

Bien sûr, ce n'est pas le cas des méditations plus ou moins religieuses qui ne trouvent cette fois que ce qu'elles cherchent, jusqu'à donner corps à des abstractions par une sorte d'auto-hypnose. On peut dire la même chose de tous ceux qui se prétendent adeptes de la pensée critique alors qu'ils adoptent simplement un dogme opposé au discours dominant et passent leur temps à renforcer leurs convictions les plus délirantes en restant entre-soi. Une philosophie véritablement critique ne va pas prendre ses désirs pour la réalité mais commence par s'informer à diverses sources, soumettre ses propres conceptions à la question, en récoltant les objections qu'on peut y faire. L'écriture (démocratisée chez les Grecs grâce aux voyelles) est sans doute une condition de cette réflexivité, en plus de donner accès à la diversité des opinions et des cultures. Voilà bien ce qu'internet devrait amplifier si chacun ne s'enfermait pas dans son petit monde (réduisant les autres à des ennemis ne cherchant qu'à nous tromper) ! Ce moment négatif de la critique mine forcément nos anciennes certitudes et nos traditions, opposées à d'autres traditions, introduisant la division dans la société et une indéniable "insécurité culturelle", détruisant la belle unité originaire par le poison du doute et de la liberté de pensée. Le recul critique, la non-identité à soi, est incontestablement une épreuve dépressive qui nous confronte à nos illusions perdues et n'encourage certes pas les enthousiasmes naïfs ni un quelconque unanimisme. C'est politiquement incorrect car constituant une voie solitaire, en rupture de notre groupe (de pensée) et qu'on peut à bon droit accuser de désespérer Billancourt, tout comme de pervertir la jeunesse...

Il y a un troisième temps à cette dialectique qui ne s'arrête pas au travail du scepticisme, intenable jusqu'au bout, et réaffirme positivement la nécessité de l'action ou de l'expérience. Ce ne peut être cependant un retour pur et simple au point de départ, oubliant le négatif, mais seulement à partir de sa prise de conscience et de tout ce qui s'oppose à nos bonnes volontés comme à notre unité - ce qui va du caractère déceptif du réel aux limites de notre rationalité, en particulier d'une intelligence collective qui brille la plupart du temps par son absence. Ce n'est pas drôle et même assez déprimant, ne laissant qu'assez peu d'espoir de servir à quelque chose en dehors de notre rayon d'action local alors que nous voulons penser la totalité qui est l'autre nom de la société comme ce qu'on intériorise au plus intime. L'enjeu est pourtant bien de tenir le pas gagné, intégrer nos erreurs passées, notre capacité à nous illusionner et la déception de nos espoirs dans les nouveaux combats à mener, condition pour avoir une chance de les gagner au lieu de vouloir de nouveau soulever les foules d'ivresses messianiques et répéter vainement les mêmes échecs, croyant pouvoir remplacer une raison défaillante par le sentiment. Ce qui peut paraître trop défaitiste et passer pour un manque d'ambition est pourtant tout-à-fait la méthode mise en pratique par les sciences, avec le succès que l'on sait. Cependant, il vaut bien avouer que la plupart des philosophies semblent faites pour refouler ce savoir de l'ignorance et de notre in-conscience, constructions largement fantasmatiques flirtant le plus souvent avec la théologie et surestimant le pouvoir de l'esprit comme la béatitude promise, où la vérité n'est plus qu'un moment du faux.

Mettre en cause notre intelligence, reste trop choquant pour la plupart, notamment pour les démocrates convaincus, alors que c'est quand même la base des sciences expérimentales et de la méthode socratique. Ce n'est pas d'hier que les sciences ont renoncé à s'en tenir au discours et à une raison raisonnante, pour ne se fier qu'au résultat effectif, aussi contrariant soit-il. Malgré cela, on en reste globalement à une confiance à peu près universelle dans une providence divine où tout devrait finir par s'arranger. Il y a certes des prophètes de malheur qui annoncent régulièrement la fin du monde, ainsi que des vigiles clairvoyants qui nous alertent sur les menaces bien réelles que nous faisons peser sur notre environnement, mais il faut bien dire que nous faisons preuve habituellement d'une confiance excessive dont il est difficile de se défaire, y compris les philosophes surestimant les bienfaits de la prise de conscience, ce qu'on retrouve en politique alors qu'on constate plutôt, notamment pour les menaces écologiques, que les informations ne sont pas toujours bonnes ni porteuses d'espoir ou d'action...

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