En plus de ces généralisations abusives et hors contexte, une autre erreur courante, comme celle de la "loi des débouchés" de Say, consiste à ignorer les médiations (la monnaie), les inégalités, les séparations, supposant réels un équilibre général ou une valeur-travail qui sont tout au plus le terme d'un processus déséquilibré. Ainsi pour Marx notamment c'est seulement la concurrence qui ramène les prix aux coûts, à la valeur-travail. Lorsque la concurrence n'a pas le temps d'égaliser les prix, la valeur-travail perd sa valeur d'étalon. Elle reste vraie dans une grande partie de l'industrie mais perd son sens dans la production immatérielle où les prix sont remplacés par des abonnements, fixés par des réseaux plutôt que des marchés et où les effets subjectifs de marque, de prestige, d'image, d'identité mais aussi de pure opportunité prennent de plus en plus d'importance par rapport au travail incorporé (c'est ce que Jean-Joseph Goux appelle "la frivolité de la valeur"). Ce ne sont pas des produits qui ont une véritable valeur d'échange, hors d'un milieu restreint (on revend difficilement un logiciel), et dont la valeur peut s'effondrer aussi subitement que les valeurs de la Bourse (par effet de mode ou d'obsolescence technique) mais aussi dont la gratuité même peut faire toute la valeur !
La dernière erreur à ne pas commettre, enfin, est de trop
croire à l'économie, à son autonomie, à ses
lois car il y a toujours derrière des groupes sociaux, des classes
qui défendent leurs intérêts (Marx, Perroux, Braudel)
et changent les lois qui les menacent. Comme l'ont montré Bourdieu
et Lebaron, l'économie relève d'abord de la sociologie avant
de relever de mécanismes économiques, mais elle dépend
aussi d'une histoire et d'un environnement, d'une écologie enfin
comme Braudel appelle ce projet d'une histoire totale. François
Perroux a donc raison d'y réintroduire rigidités sociales,
contrainte et rareté. Même si elle dépend de sa base
matérielle, c'est toujours la société qui décide
en dernier ressort, du moins qui accepte ou refuse. S'il faut des règles
du jeu, un code de la route, nous pouvons en changer.
Le mode de production capitaliste se distingue fondamentalement par deux traits caractéristiques.
1° Ses produits sont des marchandises. Mais ce qui le distingue des autres modes de production, ce n'est pas le fait de produire aussi des marchandises ; ce qui constitue le caractère dominant et déterminant de ses produits, c'est le fait d'être avant tout des marchandises. Cela implique en premier lieu que le travailleur lui-même se présente uniquement comme vendeur de marchandises, donc comme travailleur salarié libre, de sorte que le travail apparaît essentiellement comme travail salarié. Il n'est pas besoin de démontrer une fois de plus que le rapport entre capital et travail salarié détermine le caractère tout entier du mode de production. Quant aux agents principaux de ce mode de production, le capitaliste et le salarié, ils sont de simples incarnations, des personnifications du capital et du travail salarié; des caractères sociaux déterminés que le processus social de production imprime aux individus; des produits de ces rapports sociaux de la production.
Le caractère, 1°, du produit en tant que marchandise et, 2°, de la marchandise en tant que produit du capital, implique déjà l'ensemble des rapports de circulation, c'est-à-dire un processus social déterminé que les produits doivent subir et au cours duquel ils adoptent des caractères sociaux déterminés; il implique également des rapports particuliers des agents de production dont dépendent la mise en valeur de leur produit et sa reconversion en moyens de subsistance ou en moyens de production. Même en dehors de cela, c'est de ces deux caractères du produit en tant que marchandise ou de la marchandise en tant que produit capitaliste que découlent toute la détermination de la valeur et la régulation de l'ensemble de la production par la valeur. Dans cette forme très spécifique de la valeur, le travail fonctionne uniquement comme travail social : sa répartition, l'intégration réciproque et l'échange de ses produits, la subordination au mécanisme social, tout cela est abandonné aux agissements aléatoires des capitalistes individuels dont les actes s'annulent mutuellement. Comme ils s'affrontent uniquement en tant que propriétaires de marchandises, chacun cherchant à vendre le plus cher possible (et n'obéissant apparemment, dans l'organisation de la production, qu'à son bon plaisir), la loi interne s'impose uniquement à travers leur concurrence et les pressions qu'ils exercent les uns sur les autres, de sorte que les écarts se compensent mutuellement. La loi de la valeur agit ici uniquement comme loi immanente et, vis-à-vis des divers agents, comme loi naturelle aveugle, réalisant l'équilibre social de la production au milieu des fluctuations accidentelles de celle-ci.
En outre, il est de la nature de la marchandise et, plus encore, de la marchandise en tant que produit du capital que les caractères sociaux de la production se fixent dans des choses et que ses fondements matériels s'incarnent dans des personnes: voilà ce qui caractérise le système de production capitaliste.
2° Ce qui distingue tout particulièrement l'économie capitaliste, c'est que la production de la plus-value est son but immédiat et son mobile déterminant. Le capital produit essentiellement du capital, et il ne le fait que dans la mesure où il produit de la plus-value. Dans l'analyse de la plus-value relative, puis de la transformation de la plus-value en profit, nous avons vu comment, sur cette base, se constitue un mode de production particulier à l'ère capitaliste, une forme particulière du développement de la productivité sociale du travail; mais ces forces productives se dressent face au travailleur comme des puissances autonomes du capital et s'opposent directement à son développement individuel. La production en vue de la valeur et de la plus-value implique, comme nous l'a montré l'analyse antérieure, la tendance, toujours opérante, à réduire au-dessous de la moyenne sociale existante le temps de travail nécessaire à la production d'une marchandise, c'est-à-dire sa valeur. La tendance à réduire le coût de production à son minimum devient le levier le plus puissant de l'accroissement de la productivité sociale du travail; mais ce processus prend ici l'apparence d'un accroissement constant de la productivité du capital.
L'autorité que le capitaliste assume en tant que personnification du capital dans le processus direct de la production, la fonction sociale qu'il exerce comme directeur et maître de la production, diffèrent essentiellement de l'autorité fondée sur le système esclavagiste, féodal, etc.
Sur la base de la production capitaliste, la masse des producteurs directs affronte le caractère social de leur production sous forme d'une sévère autorité dirigeante et d'un mécanisme social complètement organisé et hiérarchisé du processus de travail; mais cette autorité n'appartient à ses détenteurs qu'en tant qu'ils personnifient les conditions du travail vis-à-vis du travail, et non, comme dans les anciens modes de production, en tant qu'ils agissent comme maîtres politiques ou théocratiques. En revanche, il règne parmi les détenteurs de cette autorité, les capitalistes eux-mêmes, qui ne s'affrontent qu'en tant que propriétaires de marchandises, l'anarchie la plus complète, au sein de laquelle la cohésion sociale de la production s'affirme uniquement comme une loi naturelle toute-puissante vis-à-vis de l'arbitraire individuel.
C'est seulement parce que le travail s'est fixé sous la forme du travail salarié et les moyens de production sous la forme du capital - donc uniquement à cause de ce caractère social spécifique des deux facteurs essentiels de la production - qu'une partie de la valeur (et du produit) se présente comme plus-value et cette plus-value comme profit (et rente) : c'est le gain du capitaliste, et c'est à lui qu'appartient cette richesse additionnelle disponible. Mais c'est seulement parce que cette plus-value se présente comme profit du capitaliste que les moyens de production additionnels qui sont destinés au développement de la reproduction et constituent une partie du profit apparaissent comme du capital additionnel nouveau, et que l'extension du processus de reproduction se présente comme processus d'accumulation capitaliste tout court.
Bien que, sous sa forme de travail salarié, le travail soit décisif pour tout le processus et le mode spécifique de la production, ce n'est pas le travail salarié qui détermine la valeur. Dans la détermination de la valeur, il s agit uniquement du temps de travail social, de la quantité totale de travail dont la société peut disposer et dont l'absorption relative par les différents produits en fixe, pour ainsi dire, le poids social respectif. Toutefois, la forme dans laquelle le temps de travail social agit sur la détermination de la valeur des marchandises est intimement liée à la forme du travail en tant que travail salarié et à la forme correspondante des moyens de production en tant que capital; à la vérité, c'est uniquement à partir de cette base que la production marchande devient la forme générale de la production, etc.
A mesure que la grande industrie
se développe, la création de richesses en vient à
dépendre moins du temps de travail et de la quantité de travail
utilisée, que de la puissance des agents qui sont mis en mouvement
pendant la durée du travail. L'énorme efficience de ces agents
est, à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat
que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du
niveau général de la science et du progrès de la technologie
ou de l'application de cette science à la production.
[...]
Dés que le travail, sous
sa forme immédiate, a cessé d'être la source principale
de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa
mesure, et la valeur d'échange cesse donc aussi d'être la
mesure de la valeur d'usage
Grundisse I