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"Un nouveau modèle économique", Amartya
Sen, Odile Jacob, 08/2000
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Il peut montrer ainsi que la pauvreté ne se réduit pas au revenu puisque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une privation de capacités. Cette définition de la richesse comme pouvoir, capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (D. Méda) car sa première conséquence est de légitimer la "productivité" du développement humain et Sen remarque que l'éducation ou les soins peuvent être effectués à moindre coût dans les pays pauvres à bas salaires. C'est donc bien une liberté qui dépend du collectif et qui doit donner toute sa place aux libertés collectives. Amartya Sen insiste d'ailleurs à juste titre sur les libertés réelles comme condition de la responsabilité envers la société, ainsi que sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives.
Il escamote cependant, par là même, l'opposition bien réelle de ces libertés dans la construction de l'économie de marché contre l'intervention politique, ou de l'individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n'est pas de droit et peut être dépassée, il n'empêche que la reconstruction de la société et d'un projet commun n'est pas donnée non plus, constituant l'urgence du moment. On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d'information" alors que la justice est au moins relative au moment du cycle (risque, égalité, avantages acquis, productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes, des conflits d'intérêt, et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l'idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.
La loi de la valeur elle-même n'a aucune objectivité, c'est une construction sociale qui ne correspond jamais vraiment à la réalité. La "liberté concrète" permet de dépasser cette notion économique de valeur. Elle se rapproche sans doute de la conception néo-classique de la valeur d'usage comme utilité marginale mesurée par la demande, plus que par la valeur d'échange et de reproduction (valeur-travail), mais si cela semble inévitable dans une économie immatérielle dont le coût marginal de reproduction est presque nul (il n'y a plus que des coûts fixes), ce qui s'en produit est une économie de service, de formation, de valorisation, de développement personnel au service du "capital humain", des capacités de chacun.
Alors que ce livre prétend à une simple relecture d'Adam Smith, il faut souligner au contraire les nouvelles conditions historiques qui permettent le passage d'une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut dire que la liberté est la vérité de l'homme et de l'économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (esclave, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l'agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l'esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.
Dès lors, Sen peut dire que la valeur du marché n'est pas le développement, c'est la liberté elle-même, à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais alors qu'auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait aussi la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu'on appelle cyniquement l'incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu'il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien qu'il y ait là une défense ferme et mesurée du marché comme liberté, c'est un marché limité et régulé démocratiquement dans le cadre d'une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.
La liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée
première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen il ne faut
négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit)
ni liberté réelle (possibilité réelle, aide
sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant
sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet,
ses choix effectifs, mais aussi dans la réaction qu'elle permet,
c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction
permettant
de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique,
qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté
s'identifie donc avec le non-savoir du choix à faire comme
le montre Heidegger dans "L'essence de la vérité". C'est
cette liberté de l'avenir, suspendue à nos actes, qui fait
toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire
la liberté au choix rationnel de l'égoïste calculateur,
Sen a raison d'insister pour finir sur la "liberté individuelle
comme engagement social". Nous avons ainsi des bases, encore incomplètes,
pour construire les valeurs de la nouvelle économie comme développement
soutenable car humain.