Le potentiel subversif du logiciel libre, comme mode de production (version 2.1.2)

 
Le système d'exploitation Linux, qui est le coeur des logiciels libres, connaît actuellement un certain succès médiatique et financier ; une entreprise du secteur a vu le cours de son action multiplié par 8 le
jour de son introduction en Bourse. Ce succès est aussi la consécration
d’une croissance fulgurante avec 20 millions d’utilisateurs à ce jour.
Mais qu’est-ce donc que ce phénomène : le produit d’un marketing à la
recherche de nouveautés, une nouvelle forme d’exploitation du travail
intellectuel ou comme nous le pensons la mise en place d’un nouveau mode
de production coopératif antinomique avec l’actuel mode de production
hiérarchique.

Une fois explicité ce qu’est le logiciel libre (définitions, typologie,
législation), nous en verrons l’efficacité de son mode de production,
puis les limites potentielles. Nous ouvrirons ensuite sur les
changements induits sur nos systèmes de production et l’importance
grandissante des savoirs dans la production

Pour commencer, quelques définitions. Le logiciel est un bien
d’information particulier qui dans nos économies de plus en plus
informatisées, prend une place prépondérante. Un bien d’information est
un bien qui a la propriété de ne rien coûter à sa reproduction,
l’essentiel du coût de production se limitant à sa création. Un logiciel
est l’ensemble d’instruction donné à un ordinateur ou à toute machine
électronique, écrit dans un langage de programmation. Deux niveaux se
confondent : il est tout autant le programme, l’ensemble du code source
que la forme exécutable, dite compilée dudit programme. Pour
l’utilisateur, seule le second niveau importe.

Un logiciel libre (free software) est un logiciel fourni avec son code
source (i.e. le programme du logiciel), donnant le droit à toute
personne de l'utiliser, le copier, le modifier librement et le
distribuer (y compris dans ses versions modifiées). Il peut être
commercialisé dans une version exécutable mais il est toujours possible
d’obtenir le code source et souvent, il est disponible gratuitement par
téléchargement depuis un site Internet ou par copie d'un CD-ROM. Au
logiciel libre, on oppose le logiciel propriétaire, c'est-à-dire un
logiciel dont les sources sont cachées ou un logiciel qui ne peut être
modifié sans l’accord du propriétaire initial.

Parmi les logiciels, on distingue deux catégories :
- Le système d'exploitation qui est l’élément central d’un ordinateur
car il permet son utilisation et la gestion des périphériques. Il se
compose d’un noyau mais inclut également des compilateurs, des éditeurs,
des formateurs de texte, des logiciels de courrier, etc. L'écriture d'un
système d'exploitation complet et cohérent est un travail essentiel pour
garder sa liberté et son autonomie face aux logiciels propriétaires.
- Les logiciels d’application pour l’utilisateur (traitements de texte,
tableurs, jeux, etc.)

Linux ou plus exactement GNU/linux est le système d’exploitation libre
le plus utilisée dans le monde. Il est disponible dans de nombreuses
plates-formes informatiques (Mac, PC, Amiga, …). Historiquement, le
logiciel libre comme concept est né dans les années 80. Il a été inventé
par Richard Stallman. Par l’intermédiaire de la Free Software Foundation
(FSF) et à travers du projet GNU, il a programmé la majeure partie des
fonctions du système d’exploitation. Mais, il manquait encore le noyau.
Celui-ci a été développé par un finlandais, Linus Torvalds, d’où le nom
de GNU-Linux.

Cependant toute la pertinence du projet GNU vient de la formalisation
juridique du logiciel libre par Richard Stallman car avant lui existent
déjà des logiciels libres mais très souvent, au bout d’un certain temps,
le code source était privatisé et le logiciel, marchandisé. Afin de
s’opposer à la brevetisation des logiciels, il a détourné la notion de
copyright en inventant le concept juridique de copyleft.

Au logiciel libre du projet GNU sont associés des licences spécifiques :
la GPL (General Public License), licence qui spécifie les conditions de
distribution des logiciels et la LGPL (Library General Public License)
pour les bibliothèques de sous-programmes. Ces licences sont basées sur
le principe du droit d’auteur (copyright) mais donnent ensuite
l'autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou modifier le
logiciel (notion de copyleft, ou "gauche d’auteur" selon la traduction
de Richard Stallman). Il existe cependant des licences de logiciel libre
qui n’interdisent pas la privatisation et la fermeture des codes des
versions modifiées (licence BSD). Dans ce cas-là, le logiciel se
rapproche de la catégorie des logiciels du domaine public. A la
différence d’un programme du domaine public, un programme libre peut
appartenir à ses auteurs (copyright) mais en aucun cas ses auteurs et
ceux qui vont l’acquérir ne peuvent refuser la diffusion des codes
sources initiaux et ceux des versions successives (copyleft).

L’efficacité de la diffusion du logiciel libre vient du caractère
coopératif et subversif du processus productif. Car du fait de la nature
même du logiciel, nous ne sommes pas dans la sphère non marchande de
l’économie mais bien au cœur de la sphère productive. Au sein de
l'économie capitaliste émerge ainsi le nouveau modèle productif du
logiciel libre, construit autour d'un rejet de l'appropriation privée
des sources de l'innovation et de l’affirmation de la coopération.
Aucune entreprise, aucun processus productif ne peut se passer de
logiciels. Il n’est pas anecdotique de rappeler des événements récents
comme l’ouverture du code du logiciel de Conception Assistée par
Ordinateur de Matera, l’utilisation d’ordinateurs sous systèmes
GNU-Linux pour faire les effets spéciaux du film Titanic ou encore la
décision d’IBM d’installer du logiciel libre sur ses ordinateurs. Des
entreprises capitalistes sont ainsi obligées pour des raisons diverses
d’abandonner leurs droits de propriétés si elles veulent continuer à
croître. Mais alors, elles abandonnent aussi une partie de leur pouvoir
à la communauté des informaticiens et indirectement à l’ensemble de
l’humanité.

La disponibilité du code permet à chacun de corriger les bogues mais
aussi à ajouter des fonctions, le tout dans un processus interactif.
Internet permet cela et devient un instrument autonome aux mains de
communautés de ceux que Richard Stallman dénomme les hackers qui loin
d’être uniquement des pirates informatiques sont de véritables
innovateurs. Mais le réseau permet aussi aux non-programmeurs de
s’exprimer en testant les logiciels et en indiquant les erreurs. Ainsi
comme le disent Aris Papathéodorou et Laurent Moineau dans Multitudes «
ce qui circule via les lignes téléphoniques (par le mail, les listes de
diffusion dans les newsgroups) est bien plus qu'une somme de simples
données académiques : la communication électronique devient le vecteur
d’agrégation de microcommunautés d'intérêts, de coopération sur des
projets communs » ou encore « le développement du procès coopératif de
production du logiciel libre autour du système GNU/Linux - avec son fort
contenu d'innovation -, sans pour autant se faire hors de la dynamique
de production capitaliste, met en œuvre des forces sociales qui se
déterminent dans une large mesure en dehors des seuls mécanismes de
l'économie. La circulation des savoirs, l'identification collective à
une éthique du partage cognitif, les pratiques de création collectives
en réseau, ou les tentatives de "moralisation" du rapport marchand, etc.
suggèrent bien que nous sommes en présence de sujets sociaux hybrides,
acteurs d'une formidable embolie productive, mais aussi acteurs d'une
véritable mobilisation pour la conquête de nouveaux droits. »

Actuellement, nous assistons cependant à un détournement de plus en plus
important de la philosophie du logiciel libre par l'introduction de
nouvelles licences (Netscape Public Licence, Mozilla Public Licence,
etc.) Cela ne signifie pas pour autant que le modèle du logiciel libre
soit en danger du fait de l’efficacité de son mode de production. A ce
jour, toutes les études faites montrent la supériorité comme système
d’exploitation de GNU/linux sur Windows NT. La principale limite mais
qui tend à se résorber se situe au niveau de l’interface graphique et
des logiciels d’application. De même, nous pouvons citer comme autre
réussite, le serveur libre http Apache qui détient aujourd’hui plus 50 %
du marché et est plus facile à installer que ses concurrents
propriétaires.

Mais la bataille du logiciel libre n’est pas gagnée d’avance. De
nombreux dangers existent, en particulier celui de la brevetabilité du
code source. Tout comme pour le code génétique, les firmes
transnationales essayent de privatiser le code en fin d’empêcher toute
innovation ou du moins de les garder sous leur emprise. Certaines comme
Sun essayent de privatiser le langage de programmation lui-même. C’est
comme si une multinationale essayait de privatiser les quatre pierres du
code génétique que sont l’adénine, la thymine, la guanine, et la
cytosine. D’autres essayent de privatiser les protocoles de
communication, comme si on voulait privatiser le mécanisme de
réplication de l’ADN, et l’ARN, lui-même.

Le grand danger est donc la privatisation de la propriété
intellectuelle. Sous prétexte de préserver les droits moraux des
innovateurs, on sclérose tout mécanisme de recherche. Le logiciel doit
être au contraire analysé comme un bien public universel, c'est-à-dire
un bien appropriable par tous tout comme le sont théoriquement l’eau,
l’air, le savoir,… Il est universel car sa genèse tout comme son usage
est mondial. L’Indien et le Français sont à égalité pour l’améliorer, le
produire libre mais aussi pour l’utiliser. Pour l’anecdote, confronté à
un problème de compatibilité entre la carte mère de mon ordinateur et
une version de GNU/linux, j’ai trouvé la solution de mon problème au
Pakistan grâce à l’utilisation de moteurs de recherche, de listes de
diffusions, de mails,… en 48 heures !

Même si nous faisons l’impasse sur ces dangers, il ne faut pas non plus
négliger la production matérielle et idéaliser la production
immatérielle. La valeur de la première devient de plus en plus faible.
Il n’est qu’à voir comment a évolué le poids respectif du hardware et du
software au cours de ses vingt dernières années. Microsoft a supplanté
IBM qui a commis l’erreur de ne pas voir l’importance du système
d’exploitation dans un ordinateur. Il a permis à Microsoft en déléguant
tous ses droits sur les logiciels d’avoir une rente de situation. Une
fois le système d’exploitation MS-DOS écrit, le profit était maximal,
égal au chiffre d’affaires puisque le coût de production est quasiment
nul. Le profit a augmenté régulièrement au rythme de la croissance des
ventes de micro-ordinateurs.

Mais cette situation monopolistique est intenable. Une nouvelle fois, le
capitalisme ne se confond pas avec l’économie de marché. Les mécanismes
de marché sont détournés pour permettre à des entreprises de faire un
profit indécent au détriment du plus grand nombre. Afin de limiter toute
fuite, le capitalisme essaie de mettre en place des mécanismes qui
limite la liberté des individus et mieux les assujettir. La justice
américaine a condamné Microsoft mais cela est insuffisant. De cette
décision, le libéralisme puise sa puissance pour nous détourner des
véritables enjeux du procès : faire du logiciel, un bien public, commun,
non privatisable.

Nous devons maintenant reconnaître le rôle indirect joué par le savoir
abstrait dans la productivité. Il s'agit du savoir social abstrait
transféré dans les machines et objectivé dans le capital fixe, ce que
Marx qualifie de general intellect. Cette productivité induite amène à
se poser des questions sur le financement de ces activités. Dans le cas
du logiciel libre, le financement est essentiellement indirect. Des
personnes salariées pour une autre activité participent à la production
de logiciel libre en parasitant leur temps de travail à faire autre
chose que ce pour quoi ils sont payés : universitaires, webmasters,
informaticiens d’entreprises,... Certains sont salariés pour cette
activité mais la part majeure de leur rémunération provient de stocks
options. Là, c’est la sphère financière qui est parasitée par la
création de bulles spéculatives. Nombre de sociétés informatiques ont
une valeur boursière supérieure à la valeur de leurs actifs. Certaines
sont mêmes déficitaires, c'est-à-dire incapable de verser des
dividendes. En fait, ces entreprises détiennent des actifs immatériels
difficiles, voire impossibles à évaluer. Les marchés financiers
créent-ils un nouveau mécanisme de création de monnaie ? La monnaie se
dématérialise de plus en plus. Après avoir été évaluée - mesurée par le
poids du métal contenu, puis par le montant de créance détenu par la
banque centrale et donc de notre confiance sur cette banque, la monnaie
ne serait-elle la conséquence de la confiance portée à des entreprises …
qui un jour feront des profits ?

Ne convient-il pas aujourd'hui de dépasser comme le propose Olivier
Blondeau  le clivage entre travail productif et improductif en revenant
à la définition première de la productivité, source de richesse et
par-là d'émancipation du salariat ? La productivité et la marchandise ne
doivent pas être analysées qu'en termes matériels. Est productif pour
MARX, tout acte de production créateur de plus-value, c'est-à-dire qui a
« pour résultat des marchandises, des valeurs d'usages qui possèdent une
forme autonome, distincte des producteurs et des consommateurs et (qui)
peuvent donc subsister dans l'intervalle entre production et
consommation et circuler dans cet intervalle comme marchandises
susceptibles d'être vendues ». C'est ce qui permet de considérer les
artistes, écrivains, les créateurs de toutes sortes, etc., comme des
travailleurs productifs. La figure du producteur se confond avec celle
du consommateur.

L’individu a ainsi l’opportunité de se réapproprier le produit de son
travail que le salarié a aujourd’hui perdu en vendant son temps de
travail contre un salaire. Cependant, même si dans l'économie
immatérielle, le salarié s'objective toujours dans le produit de son
travail, il ne peut pas en être totalement spolié car un bien immatériel
est par essence inappropriable. Pour autant, il n’y a pas ici refus de
toute forme de marchandise en échange de salaire versé. C’est pourquoi,
nous pourrions nous demander s’il n’est pas possible d’aller plus loin
en assurant l’autonomie totale de l’individu par le versement d’un
revenu social garanti ?

Pour conclure, nous devons soutenir politiquement le logiciel libre non
pas en demandant à l’État de financer directement le logiciel libre
comme le proposent trois sénateurs de droite mais en assurant les
conditions de son développement (interdiction du brevetage des logiciels
et de toute forme de production intellectuelle (algorithme, langage, …,
financement des innovateurs, etc.)) car le mode de production du
logiciel libre est écologique autant par la convivialité et la
coopération qu’il présuppose que par la valeur produite, non fondée sur
la rareté, sur la difficulté à se procurer les matières premières et les
moyens utiles pour la produire mais sur la richesse des réseaux humains
et du niveau de sociabilité.


[EcoRev]