Indissociabilité du revenu et du travail

Alain Supiot
L'idée que le travail serait en voie de disparition est une absurdité, car le travail n'est pas une denrée, un bien économique plus ou moins rare, mais l'expression de notre existence en tant qu'homo faber. L'idée qu'il y aurait des hommes en trop et que certains n'ont rien à apporter d'utile aux autres reviendrait à instituer une sous-humanité maintenue en vie au nom des Droits de l'Homme. En revanche, les objets du travail se transforment avec le progrès des techniques. L'avenir du travail se trouve dans tout ce que les machines ne sauront jamais faire: dans la création et l'attention aux personnes. Aucune machine ne remplacera jamais les infirmières, les vendeurs ou les instituteurs, aucune ne fera surgir des idées ou des concepts nouveaux.

Le problème n'est donc pas de chercher des alternatives au travail (il y en a déjà assez en circulation: la drogue, la télé...) Il faut remettre le travail à sa place dans l'économie-en luttant contre la rage de sa suppression qui sévit partout et par exemple dans les commerces sans commerçants réduits à l'état d'entrepôts gardés par des vigiles contre la violence des pauvres-et dans la vie de chacun- au lieu de faire des uns des inutiles par manque de travail et des autres des indisponibles au monde par excès de travail.

Si l'on écarte l'idée de sous-hommes voués à recevoir sans jamais rien donner, il faut admettre la nécessité d'un lien entre travail et revenu.

Mais il ne peut s'agir d'un lien direct car le revenu est un moyen d'existence qui intéresse le temps long de la vie humaine tandis que le travail ne s'exerce qu'à certains moments de la vie.

Toute la question est donc de définir les liens indirects qui les unissent. Ce fut le mérite de l'Etat providence d'instituer de tels liens, au travers de la sécurité sociale qui assure la continuité du revenu dans des périodes de non-travail , mais aussi des services publics qui font supporter par tous les revenus, y compris ceux du capital, le droit d'accès de tous les citoyens à certains biens fondamentaux, comme l'instruction. Avec la crise de l'Etat providence, l'idée de rompre ce lien réapparaît aux deux bouts de l'échelle: en haut; où l'on voit les revenus du capital prétendre s'affranchir de la solidarité (l'actuel débat sur l'exemption sociale des stock-options en est la plus récente manifestation) et en bas où l'on voit se cristalliser des statuts d'assistés à vie.

Dans les deux cas, il y a déconnection du revenu et du travail: on reçoit sans donner en retour à la collectivité. L'une des grandes questions actuelles est donc bien la refonte de notre système de prélèvements obligatoires et de prestations sociales, mais dans des conditions qui maintiennent, en les adaptant les liens complexes qui unissent travail et revenu.

Dans nos sociétés qui raisonnent en termes de droits, on s'accordera à considérer que nul ne doit mourir de faim ou de froid, et donc que le droit à un revenu de survie fait partie de ces droits fondamentaux. Si l'on arrête là la liste, on peut très bien considérer que la société est quitte de toute obligation à l'égard de ses membres dès lors qu'elle alloue à tous un semblable viatique, et que, pour le reste il faut laisser faire les lois du marché. Il y aurait d'un côté l'économie, où pourrait régner le laisser-faire, et de l'autre le social, réduit à cette allocation universelle.

Mais si l'on considère que tout homme a droit de participer au jeu des échanges, de donner er non seulement de recevoir, alors il faut ajouter le droit au travail à cette liste des droits fondamentaux, et le mur édifié entre l'économique et le social s'écroule.