Au-delà du plein-emploi: droit au travail et droit au revenu

Philippe Quirion
Demandez à une dizaine de militants de la gauche radicale ou écologistes ce qu'ils pensent du retour au plein-emploi, et vous obtiendrez un florilège de points de vue apparemment inconciliables.

Pour les uns, le plein-emploi est un objectif fondamental, qui constitue la justification centrale d'une bonne partie de leurs revendications (réduction du temps de travail, réforme fiscale, tiers-secteur…). L'une des principales critiques que cette mouvance a longtemps adressées au PS est d'ailleurs d'avoir sacrifié l'emploi au profit de la lutte contre l'inflation, du rétablissement des "grands équilibres", etc.

D'autres ne voient dans le plein-emploi qu'une illusion, une nostalgie de l'époque révolue des trente glorieuses, boniment de politiques naïfs ou hypocrites empêchant le peuple de réaliser que nous avons changé d'ère, que le plein-emploi appartient au passé et que le seul moyen de rendre acceptable notre société désertée par l'emploi consiste à instaurer un revenu garanti.

Un dernier point de vue, parfois (mais pas toujours) combiné avec le précédent, voit dans la perspective du retour au plein-emploi ou, plus spécifiquement, des politiques visant à y revenir, un cauchemar productiviste et/ou policier. Productiviste si la primauté affichée de l'objectif de création d'emplois autorise à accélérer encore la destruction des ressources naturelles et la marchandisation de la société; policier si le plein-emploi ne se réalise qu'en subordonnant le versement des allocations chômage et des minima sociaux à l'acceptation d'un emploi, stratégie joliment qualifiée de workfare (work + welfare) par ses détracteurs. Ce dernier risque ne constitue pas qu'une vue de l'esprit: lors du récent vote (4 novembre) des "lignes directrices sur l'emploi" au Parlement européen, un amendement déposé par le Groupe Vert et s'opposant à la mise au travail forcé des chômeurs s'est vu rejeté par une large majorité de l'assemblée (82 pour, 307 contre, 107 abstentions).

Alors, le plein emploi: objectif, illusion ou cauchemar?

Illusion, certainement pas: la thèse de la "fin du travail" attend toujours le début d'une argumentation macro-économique et, quoi qu'on en dise, il n'y a jamais eu autant d'actifs salariés en France ni dans l'ensemble des pays développés.

Objectif ou cauchemar, le plein-emploi peut, paradoxalement, être légitimement vu comme l'un ou comme l'autre, sans que l'une des appréciations puisse être disqualifiée comme "productiviste", "libérale", "archaïque" ou que sais-je encore. C'est que le plein emploi de Staline ne fut pas celui des trente glorieuses, ni celui de Hitler ou des démocraties en guerre contre l'Allemagne nazie. Et le plein-emploi appelé de leurs vœux par certains militants de gauche ou écologistes n'est pas celui rêvé par l'OCDE. Aussi, abandonner cette notion trop floue et source de trop de faux procès constitue sans doute un préalable à la définition, dans cette mouvance, d'une position politique sur la place du travail et du revenu garanti, qui soit susceptible de conquérir une majorité culturelle.

Car l'immense majorité des défenseurs des créations d'emplois, dans la gauche radicale et chez les écologistes, ne défendent pas le fait que chacun occupe un emploi, mais le droit (pas seulement formel, bien sûr, mais réel) pour chacun de trouver un emploi correspondant à sa qualification et, jusqu'à un certain point, à ses choix. Autrement dit, plus précisément que le "plein emploi", ce qu'ils défendent, c'est le "droit au travail". Or, ce "droit au travail" est loin de s'opposer au "droit au revenu". Au contraire, ces deux droits se renforcent l'un l'autre, à tel point qu'on peut estimer chimérique d'espérer en réaliser un en négligeant l'autre.

Tout d'abord parce que, si le travail ne disparaît pas, il se précarise, rendant de moins en moins effectives les garanties données par le droit du travail. Dès lors, pour les travailleurs les moins qualifiés, un revenu garanti situé à un niveau suffisant et sans contrepartie constitue une position de repli lui permettant de refuser les postes les moins satisfaisants. C'est ce qu'ont bien compris les économistes libéraux, qui voient dans les allocations chômage et autres minima sociaux une cause du niveau selon eux excessif des salaires des travailleurs peu qualifiés. A l'inverse, le "workfare", qui met les chômeurs à la merci de l'arbitraire des services d'aide sociale, constitue un puissant outil de régression sociale. Le revenu garanti ne doit donc pas être vu seulement comme un "revenu d'existence", mais aussi comme un "revenu de résistance".

Ensuite parce que plus les sans-travail coûteront cher à l'État, plus celui-ci aura intérêt à faire en sorte qu'ils trouvent du travail! Ceux qui, à gauche, craignent que la société n'attribue un revenu "pour solde de tout compte" sans se préoccuper d'attribuer en même temps un droit au travail oublient que les grands commis de l'État réfléchissent davantage aux moyens de réduire les dépenses publiques qu'à ceux de soulager la misère.

Enfin parce que ceux qui abandonneront leur emploi pour vivre du revenu garanti, par exemple les étudiants qui aujourd'hui travaillent à temps partiel, libéreront du travail pour d'autres personnes, qui pour l'instant en cherchent en vain.

Pourquoi, alors, cette convergence pour lutter en même temps pour le droit au travail et le droit au revenu, a-t-elle autant de mal à s'imposer? La faiblesse de l'argumentation d'une partie des "pro-revenu" n'y est sans doute pas pour rien. J'ai déjà mentionné l'inanité de la thèse de la fin du travail. L'existence de propositions libérales combinant revenu garanti et déréglementation du marché du travail (Milton Friedman, Yolland Bresson) n'est pas non plus pour rien dans la méfiance d'une partie de la gauche. Mais le comble est atteint quand une thèse historiquement fausse et défavorable au revenu garanti est colportée par… des défenseurs du droit au revenu! Tel est le cas de l'affirmation de Karl Polanyi(1), selon laquelle la décision prise en Angleterre en 1795 (à Speenhamland) d'instaurer un revenu garanti aurait entraîné une catastrophe économique. Malgré plusieurs réfutations(2), l'argument ressort périodiquement, comme si la notoriété de l'auteur valait démonstration.

Je reste néanmoins optimiste sur la possibilité de créer un consensus sur une base de lutte "droit au travail" + "droit au revenu". D'abord parce que parmi Les Verts comme au sein d'AC! (avec la formule "un emploi c'est un droit, un revenu c'est un dû"), cette association a été adoptée, il est vrai davantage par souci d'obtenir un consensus que grâce à une vision claire des synergies entre les deux volets de la revendication. Mais surtout parce que de plus en plus, les luttes sociales affichent des revendications en terme de droits politiques et sociaux, à la Rawls si l'on veut, et que je ne vois pas comment on pourrait satisfaire l'exigence rawlsienne d'attribuer à chacun ces "biens premiers" que sont les bases sociales du respect de soi sans assurer le droit au travail et le droit au revenu.

1 La grande transformation, Gallimard, 1993.
2 B. Gazier “Fondements de la protection sociale et revenu minimum garanti”, Revue française des affaires sociales, n° 2, avril-juin 1988, pp. 7-21; Y. Moulier-Boutang, De l'esclavage au salariat, PUF, 1998.



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