Du travail en régime post-fordiste : une révolution avortée ?


[ Ornitho N°20 - Janvier 2000 ]


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(1) Concept développé par Jürgen Habermas, largement critiquable mais utile pour appréhender le modèle de production post-fordiste.

(2) Concept développé par Gary Becker, économiste américain néoclassique qui n'a fait que reprendre une idée déjà développée par Marx, et l'a très largement édulcorée.

(3) Exil, Toni Negri.

(4) Ibid.

(5) La place des Chaussettes, Christian Marazzi.

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) Ibid.

ujourd'hui, pour être dans l'air du temps, il faut être dans l'ère du vide. On parle donc de post-fordisme pour définir l'organisation productive des entreprises qui ont renoncé au taylorisme. Christian Marazzi, dans La Place des Chaussettes, a voulu montrer que ce concept était à peu près aussi vide de sens que celui de post-moderne développé sur le dos de Lyotard . Ce livre rassurera donc certainement Paco, Rabanne et leurs frères millénaristes : on ne doit pas craindre la fin du travail - puisque tout le monde travaille - mais la baisse tendancielle des travaux rémunérés.

L'organisation fordiste reposait sur deux grands principes développés par Taylor : la parcellisation du travail afin de pouvoir confier à un ouvrier un nombre limité de tâches élémentaires à accomplir, et la séparation des activités de conception et d'exécution. Le système taylorien s'est avéré efficace (mais aliénant) dans un contexte économique et social particulier : dans une ère de démarrage industriel (et de redémarrage après-guerre), les exigences des clients ne portaient que sur les prix ; aucune exigence de personnalisation des produits n'était émise. C'est pourquoi la fabrication en grande série de produits standards et les économies d'échelles réalisées répondaient parfaitement aux attentes de la demande (mais certainement moins au bien-être des salariés).

A partir des années 60, avec les mutations technologiques (robotisation, automatisation, informatisation) et l'instabilité croissante de l'environnement économique, l'organisation de la production va évoluer pour s'approcher des préceptes développés par l'ingénieur Ohno dans sa méthode Kanban. Dès lors, ce n'est plus le poste amont de la chaîne de production qui donne l'ordre de fabrication mais le poste aval, chaque fois qu'un client passe une commande.

L'objectif de l'introduction de nouvelles technologies dans le processus de fabrication est de parvenir à une production en flux tendus afin de répondre au plus près aux oscillations de la demande, donc d'obtenir ainsi une flexibilité capacitaire. Cependant, avec le développement de la «culture consumériste», les clients deviennent de plus en plus exigeants et la concurrence «féroce». Les entreprises tentent donc de différencier leur offre afin de donner l'impression aux clients d'une personnalisation des services rendus : elles tentent d'introduire une flexibilité dynamique dans leur offre.

Ces objectifs de flexibilité face aux oscillations de la demande ont un coût, et la variable d'ajustement est comme de bien entendu le salaire ou le niveau d'emploi . Afin de baisser le coût du travail, la plupart des entreprises gèlent les salaires, développent le travail précaire, licencient ou délocalisent. Cette logique de réduction des coûts est due en grande partie à la faiblesse de la demande (mais pas seulement, il ne faudrait quand même pas toujours rejeter la responsabilité sur les salariés-consommateurs). Ainsi, l'entreprise tente et parvient à augmenter son rendement sans trop augmenter son volume de production. Les gains de productivité ne sont donc plus réalisés par des économies d 'échelles mais par la chasse aux défauts, aux surcoûts et aux stocks. Après l'ère de l'inflation - de la production, mais aussi des besoins et des désirs des travailleurs - , le post-fordisme annonce l'ère de la désinflation et du chômage.

Mais le phénomène essentiel du post-fordisme , outre le développement non négligeable du chômage de masse, c'est l'entrée de la communication dans le processus de production : au flux physique de matières se superpose un flux d'informations afin de répondre au plus juste aux desiderata des clients. L'entrée de «l'agir communicationnel» (1) dans le processus de production est la résultante du renversement de la loi de Say : ce n'est plus l'offre qui crée la demande mais l'inverse (sauf lorsqu'il y a innovation). Les entreprises attendent donc de la force de travail qu'elles emploient une polyvalence, une mobilité et une capacité d'analyse des flux d'informations afin de réagir au plus vite aux évolutions de leur environnement économique.

Ainsi, ce qui est décisif désormais pour les entreprises, c'est le «capital humain» (2) qu'elles emploient qui, selon son degré de qualification et d'adaptabilité, leur permet de réaliser des gains de productivité. Le post-fordisme annonce donc une évolution majeure car «le travail, aujourd'hui, n'a plus besoin d'instruments de travail (c'est-à-dire le capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent» (3).

Cela signifie que le travail, si ce mouvement ne se dément pas, parviendrait à s'émanciper de la discipline d'usine. En devenant intellectuel et immatériel, le travail s'émancipe du capital puisque ce dernier ne maîtrise plus la structure du processus de travail comme c'était le cas (et ça l'est encore trop souvent malheureusement) avec le travail sur chaîne de production. L'outil de travail n'est plus le capital fixe mais la «matière grise». L'outil de travail est incarné dans le cerveau, donc dans l'homme en son entier : la vie est mise en production et devient productive à travers la communication. Tous les sujets, et non plus la seule classe ouvrière, deviennent donc les représentants du travail productif. Or, si c'est la production de subjectivités -c'est-à-dire le langage- qui crée les richesses, alors il faut la rémunérer ; et comme chacun y participe, alors tout sujet doit être rémunéré. Ainsi, si l'on veut garantir le processus de reproduction de la richesse, alors on doit garantir le processus de reproduction de la force de travail au travers de ses subjectivités donc garantir un revenu permanent pour tous.

«La production passe aussi bien à travers les activités qui s'appliquent immédiatement au travail qu'à travers la production scientifique et ses langages, ou à travers la construction d'une communauté d'affects. (...) Si l'on assume cette conception dynamique, flexible, mobile (...) de la productivité, il faut la garantir (...), donner le salaire garanti à tout le monde» (4).

Certes, on n'en est pas encore là. Et la transition du fordisme au post-fordisme pose problème, peut-être d'ailleurs parce qu'elle ouvre de nouvelles perspectives aux travailleurs. Comme le note Marazzi (5), seul «l'agir instrumental» entrait dans le processus de production durant l'ère fordiste : les décisions découlaient d'un processus mécanique et rationnel d'adéquation des moyens aux fins. La rationalité excluait tout jugement de valeur du processus de production : la sphère de la communication était séparée de la sphère de la production et considérée comme étant du domaine du politique. Il y avait donc séparation entre sujet de l'innovation (l'entrepreneur) et sujet de la politique, qui avait en charge la gestion politique des effets de l'innovation entrepreneuriale sur les relations sociales, car les sphères économico-productive et politico-administrative étaient séparées.

Avec l'avènement du post-fordisme, l'entrée du langage dans la production annihile cette séparation. Cela pose un problème de coordination au sein des entreprises car il entre alors en production, avec le langage, une multiplicité de visions du monde. Se pose alors pour les entreprises la difficulté de faire converger des intérêts individuels différents vers un objectif commun. Au niveau politique, cela pose le problème du contrôle des processus d'innovation technologiques et organisationnels car «ils brisent les «cercles sociaux», les routines, les centres de pouvoir qui se sont consolidés dans les périodes de normalités» (6). L'entrée du langage dans le processus de production pose donc le problème de la transformation de la forme politico-institutionnelle du gouvernement en régime post-fordiste. Pour résumer, trois problèmes se posent avec l'entrée du langage dans le processus de production : des problèmes politique, économique et salarial car la révolution post-fordiste remet en cause , dans ses implications, les rapports de force établis.

Sur le plan politique, Christian Marazzi explique la crise de la cohésion sociale et la prolifération de formes d'auto-représentation politique par l'entrée du langage dans le processus de production : «chacun a tendance à se représenter lui-même : l'apprentissage des techniques de communications à l'intérieur des processus de travail et de production semble suffire pour sauvegarder ses propres intérêts»(7). A cette crise micro-politique s'ajoute le problème d'une nécessaire réforme institutionnelle du gouvernement en régime post-fordiste. Malheureusement, cela ne semble pas être le souci premier de nos vertueux politiciens. Ceux-ci, constatant pourtant l'impuissance de la force publique à réguler les excès engendrés par l'activité économique, ne posent pas le problème ; bien au contraire, ils le contournent et l'évacuent en expliquant que l'intervention publique est nuisible à l'activité économique alors que l'évolution majeure apportée par le post-fordisme réside justement dans l'entrée en production du politique à travers un bien publique, le langage.

Ce désengagement politique permet aux entreprises de privatiser en toute impunité cette ressource publique qu'est le langage et ce faisant, d'asservir encore un peu plus le travail productif : les salariés doivent être fidèles aux objectifs des entreprises et parfaitement adaptables. Le marché du travail devient donc un marché de la précarité, de la fragmentation et de la ségrégation. Nous voilà parvenu à un modèle de démocratie sans droit, justifié par nos brillants analystes économiques par la nécessité de flexibiliser le marché du travail (comprendre : réduire les droits des salariés) pour créer des emplois.

«La dimension servile du travail post-fordiste jaillit précisément de la médiation linguistique et communicative qui innerve le processus économique tout entier. D'un côté on fait appel à ce qui est commun aux hommes, à savoir la faculté de communiquer, alors que de l'autre ce partage de facultés communes et universelles (publiques) porte à hiérarchiser les rapports de travail en terme toujours plus personnels, toujours plus privés et, en ce sens, serviles. D'un côté on veut partager avec, et le travail communicationnel permet justement cela, mais de l'autre on veut re-partager, hiérarchiser, segmenter et privatiser cette ressource publique, parce que commune à tous, qu'est l'agir communicationnel. (...) La connotation servile du travail n'est pas fondée sur la distinction entre travail productif et improductif, mais sur la non reconnaissance économique de l'activité communicative et relationnelle» (8). Le problème prioritaire n'est donc pas celui d'une répartition plus équitable du travail -car tout le monde travaille- mais du revenu.