Misères du présent, richesse du possible

par André Gorz, Paris : Galilée (collection Débats), 1997, 228 p., ISBN 2-7186-0451-4

Hedva Sarfati
Retraitée BIT

© Relat. ind., 1998, vol. 53, n° 1 - ISSN: 0034-379X



D'emblée, André Gorz se veut provocateur en déclarant : «  Il faut ne rien attendre des traitements symptomatiques de la crise, car il n'y a plus de «  crise  » : un nouveau système s'est mis en place qui abolit massivement le travail  » et l'auteur d'insister : «  Il faut oser vouloir l'Exode de la société de travail [...] elle n'existe plus et ne reviendra pas [...] Il faut que le «  travail  » perde sa centralité dans la conscience  ». Dans un premier temps, il explique quels sont les différents sens donnés au concept «  travail  » dans le capitalisme industriel - celui dont la fin a été annoncée par Jeremy Rifkin, et dont Gorz souhaite le dépassement pour une autre forme de vie, d'activité et de savoir-vivre.

Il explique d'abord l'évolution qui a abouti à «  l'implosion de l'économie mondialisée dans laquelle l'argent rapporte de l'argent sans rien vendre ni rien acheter que lui-même. Les capitaux, cherchant à maximiser le profit, ont réussi à produire des volumes accrus de richesse en utilisant de moins en moins de travail et en distribuant de moins en moins de salaires. L'argent, devenu parasite, dévore l'économie et pille la société  ».

L'auteur passe en revue les différentes étapes de cette évolution, en égratignant au passage quelques idées reçues. Par exemple, la mondialisation, selon lui, ne s'explique pas par la révolution informatique ni par la quête de nouveaux débouchés. Elle est la réponse politique à la crise de «  gouvernabilité  » des institutions économiques et sociales, y compris les entreprises et l'État, qui s'est manifestée aux États-Unis à partir des années 60 et en Europe dès les années 70. C'est l'État-providence - qui, s'étant substitué à la société civile en intervenant, réglementant et protégeant dans tous les domaines de la vie, est devenu vulnérable et fait l'objet d'attaques des décideurs publics et privés comme des économistes libéraux qui cherchent à le remplacer par les lois du marché. Parallèlement, le même raisonnement est appliqué à la crise de gouvernabilité des grandes entreprises, hautement hiérarchisées, caractérisées par l'organisation du travail fordiste. Pour y remédier, les tenants du libéralisme cherchent à créer des formes d'organisation décentralisées et des unités de travail autonomes, tout en déréglementant le marché du travail, le libérant des «  rigidités  » des conventions collectives et des accords d'entreprises ainsi que des droits sociaux obtenus pendant les «  trente glorieuses  ». L'arrêt de la croissance économique dans les année 70 ravive la concurrence et requiert des accroissements de la productivité et une réduction des coûts de production. Dans cette course, les entreprises, devenues multinationales, créent des filiales de par le monde et accélèrent l'exode des capitaux. Ces mutations sont rendues possibles par la révolution informatique et la libéralisation du commerce et du mouvement des capitaux, qui s'accélèrent à un rythme sans précédent. L'auteur y voit l'émergence d'un «  État supranational du Capital [...] sans base sociale, ni constitution politique [...] Pouvoir sans société, [cet État] tend à engendrer des sociétés sans pouvoir, met en crise les États, discrédite la politique, la soumet aux exigences de mobilité, de «  flexibilité  », de privatisation, de déréglementation, de réduction des dépenses publiques, des coûts sociaux et des salaires, toutes choses prétendument indispensables au libre jeu de la loi du marché  ».

Il importe donc pour l'auteur de sortir de ce cercle vicieux. Le salariat doit disparaître et le capitalisme avec lui. Il doit être remplacé par une reconnaissance sociale de nouvelles activités et compétences qui répondent à de nouveaux besoins. Il s'agit d'une nouvelle forme de société, où les individus se forment continuellement et recherchent un accomplissement par une multiactivité. Il ne s'agit pas de réduire le temps de travail pour répartir les emplois, mais de changer le mode de vie en introduisant une allocation universelle d'un revenu social suffisant qui affranchit les individus des contraintes du marché du travail. Cette idée est développée dans un dernier chapitre intitulé «  Sortir de la société salariale  », dans lequel l'auteur passe en revue les diverses propositions et expériences de réduction de temps de travail, de la sauvegarde des emplois et diverses formules d'allocation de revenu soumises à des obligations de fournir un travail en contrepartie. Gorz rejette ces formules qu'il juge insuffisantes, en proposant la sienne, d'allocation universelle sans condition. À l'appui de cette proposition, il cite l'expérience danoise qui constitue une ébauche d'une société et d'une économie différentes, en garantissant un revenu social durant les intermittences de l'emploi. Mais cette formule ne peut garantir que tous puissent satisfaire aux conditions qui donnent droit à ce revenu social - c'est sa limite.

L'auteur donne plusieurs exemples des formes que peuvent revêtir les multiactivités que permettra l'allocation de revenu social, activités auto-organisées, autogérées et volontaires qui sont ouvertes à tous. Elles ont vocation de soustraire à la logique capitaliste et marchande l'espace et le temps social que la contraction du volume du travail rend disponible. À titre d'illustration, l'auteur rappelle les systèmes d'échanges locaux et de cercles de coopération qui ont vu le jour aux États-Unis, en Allemagne et en Grande-Bretagne. Il va jusqu'à préconiser la création d'une monnaie locale qui abolirait le fétichisme de l'argent.

Ouvrage d'une lecture stimulante dans ce débat très animé sur l'avenir ou le devenir du travail et du salariat qui se rapproche un peu des propositions de Jeremy Rifkin qui voit dans le «  tiers secteur  » (ni le secteur privé, ni le secteur public) une solution à la crise de l'emploi et de la société post-fordiste.