Dominique Méda: La fin de la valeur « travail » - La pleine activité: pour quoi, pour qui ? 
C'est alors seulement, sans doute, que pourrait être reconsidérée et résolue la question du partage du travail, des revenus, des statuts et, d'une manière plus générale, des richesses. Car, munis d'une conception plus « communautaire » de la société (non pas au sens du communautarisme tel qu'il est en train de se développer aujourd'hui, c'est-à-dire sous la forme de la différenciation de l'ensemble social en multiples petites communautés ayant chacune leur spécificité, leurs coutumes et leurs droits, mais au sens d'une communauté de vie, d'appartenance, de droits et de devoirs, qui en est l'exact contraire), nous devrions pouvoir organiser de manière raisonnable une répartition continue, programmée, volontaire et ambitieuse de l'emploi et de ce à quoi il donne accès, sur l'ensemble de la population active. Dès lors, il s'agirait, d'une part, de reconnaître à l'emploi, c'est-à-dire à ce montage spécifique de travail et de protection, le caractère de bien premier (au sens de Rawls, même si celui-ci se refuse précisément à accorder cette qualification au travail et milite au contraire pour l'instauration d'une allocation universelle) et, d'autre part, de faire justice à la diversité irréductible des manières d'être au monde et de participer à la bonne marche de la société.

Il me semble que cela est le contraire de ce que l'on nous présente généralement aujourd'hui comme nouvel idéal sous le terme de « pleine activité ». Car la plupart des tenants de cette conception visent simplement à étendre de manière plus ou moins artificielle le nombre d'activités productives et à faire prendre en charge les nouvelles par les personnes les moins susceptibles, paraît-il, d'obtenir un emploi classique. Ils continuent à croire que le seul mode d'intégration et de participation sociale est le travail et proposent qu’il soit en quelque sorte réservé aux nouveaux « handicapés sociaux » (que nous pourrions tous être un jour) des formes de « travail » plus douces, plus protégées, et subventionnées. La pleine activité ne devrait-elle pas plutôt s'appliquer à la société dans son ensemble et à chaque individu en particulier ? L'expression signifierait dès lors qu'il devient possible, pour chacun, de développer l'ensemble des activités humaines, activités productives permettant d'acquérir un revenu et constituant une des manières de contribuer au fonctionnement social, activités individuelles culturelles au sens large (éducation, apprentissages divers...), activités amoureuses, amicales et familiales, spécifiquement privées, et activités politiques, de participation aux débats et aux tâches propres à la cité, collectives et non rémunérées ou rémunérées indirectement, sans lien avec la tâche exercée, par le biais par exemple de la distribution d'un revenu spécial qui pourrait venir s'ajouter au premier.

Cet idéal de « bonne société » peut paraître utopique, en particulier parce qu'il implique que la réduction de la place du travail et les investissements en formation que requiert la répartition de l'ensemble des emplois disponibles sur la population active soient bien organisés, que des lieux et structures spécifiques soient mis en place pour permettre l'exercice d'une véritable démocratie locale et surtout parce qu'il suppose des individus désireux de se réinvestir dans de telles activités. C'est là le double défi auquel sont confrontées nos sociétés et dans la résolution duquel l'économie ne peut nous apporter aucune aide car il y va de la subsistance, à long terme, de nos démocraties, long terme que l'économie se refuse, de fait, à prendre en considération. De ce fait, la réflexion la plus urgente à entreprendre concerne peut-être l'opposition, par laquelle nous semblons encore structurés, entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société conçue comme agrégation d'individus) et qu'il nous faut certainement aujourd'hui dépasser, pour penser, contre le nouveau communautarisme qui vient, une communauté politique plus solidaire. Si telle est bien la question, qui n'est pas exclusivement sociale, il est sans doute vrai que nous disposons des moyens de réaliser une telle communauté, pourvu que nous le souhaitions, et « qu'il n'y a pas de problème de l'emploi ».