Fonder un projet européen de "l'écologie-politique"

Nous traversons une crise de civilisation, un véritable changement d'ère. Notre mode de développement n'est ni généralisable ni durable, et nous commençons à en payer le prix.

Le déchaînement des climats est lié en grande partie aux actions de nos sociétés productivistes, avec les canicules et les intempéries majeures. Ce productivisme marchand est aussi responsable des pollutions globales, de l'abîme croissant des inégalités sociales, économiques et culturelles, des violences de tous ordres qui n'en sont qu'à leur prélude.

Dans trois domaines essentiels, la survie même des sociétés humaines est aujourd'hui en crise profonde : clui des rapports humains avec la Nature, celui de l'économie et celui des capacités d'un "vivre-ensemble".

C'est toute la société qu'il faut gagner à un véritable changement de cap, ce qui exige une vision claire des objectifs et des propositions détaillées pour y parvenir. L'écologie-politique, comme pensée globale des interdépendances et agir local préservant l'autonomie des acteurs, nous paraît la plus apte pour sortir à la fois des impasses de l'étatisme et du libéralisme ainsi que pour offrir une alternative à un productivisme insoutenable.

C'est pourquoi nous lançons cet appel.

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Un des meilleurs penseurs de l'écologie politique en France, Serge Moscovici écrivait déjà en 1972 : "Nous sommes au jour d'aujourd'hui une minorité du point de vue de la réalité et pourtant une majorité virtuelle du point de vue des idées : tout le monde est devenu écologiste, quoique peu adhérent au mouvement écologique... Pour progresser, l'écologie politique doit être présente dans les espaces muets de notre société, s'y exprimer et en même temps prendre langue et nouer des alliances avec les régionalistes, les femmes et les étudiants, etc. Laisser pénétrer leurs idées dans l'écologie et l'écologie dans leurs idées...".

En ce début du XXIe siècle, cette perspective doit-être réactualisée en tenant compte à la fois de l'évolution des connaissances et des actions déjà accomplies dans la sphère de l'écologie-politique depuis trois décennies. Nous avons besoin d'un projet d'avenir permettant le développement humain et le sauvetage de la planète.

L'ère de l'information dans laquelle nous sommes entrés depuis plusieurs décennies, se confond en grande partie avec l'ère de l'écologie . Elle succède à l'ère énergétique qui a commencé avec le néolithique. Nous découvrons à peine cette transformation considérable dont nous ne mesurons pas encore l'inversion des valeurs, de la concurrence à la coopération, qu'elle entraîne. Nous avons besoin d'apprendre à utiliser toutes les potentialités de la mise en réseau et des technologies de communication pour donner un nouveau contenu à une démocratie qui ne peut plus se réduire à l'élection mais doit être réinventée, en premier lieu pour les écologistes eux-mêmes.

Dès à présent il faut commencer à construire et structurer une nouvelle économie fondée à la fois sur les nouvelles technologies informationnelles et les nécessités écologiques. Sans véritable alternative à la production marchande et au gaspillage qu'elle entraîne, ainsi qu'au productivisme responsable en grande partie des dégradations de la planète, l'écologie ne pourra être à la hauteur des véritables enjeux. Cette alternative doit se construire progressivement sur la durée, en apprenant de nos échecs comme de nos réussites, mais nous devons nous entendre d'abord sur l'objectif à atteindre. Il faut répondre aussi aux transformations du travail qui s'est précarisé à mesure qu'il devenait plus immatériel et basé sur les connaissances ou les relations personnelles, sur une logique de coopération scientifique et de réseau plutôt qu'une logique de marché comme en témoignent les "logiciels libres".

Les données les plus récentes de l'écologie scientifique concernant l'évolution des climats, la montée des pollutions (en particulier leurs conséquences alimentaires et sanitaires), l'épuisement des ressources naturelles, doivent être approfondies. Nous devons aussi faire des propositions concernant l'éducation, la santé, la place centrale de la culture, la conception générale du développement durable.

L'écologie politique doit déboucher sur ce que Edgar Morin appelle une "politique de civilisation" ouvrant les chemins de l'épanouissement individuel en liaison avec des projets collectifs. Pour y parvenir il faudra avancer vers l' "écologie cognitive" à laquelle se sont essayés Gregory Bateson et Edgar Morin, ou vers une "perspective incluant les dimensions éthiques et articulant entre elles l'ensemble des écologies scientifiques, politiques, environnementales, sociales et mentales" que Guattari appelait de ses voeux sous le nom d'écosophie dès 1990.

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La mondialisation des échanges et des communications en même temps que des problèmes écologiques, rend impérative une extension internationale de l'écologie-politique, dans le respect des diversités locales. Pour nous la dimension européenne constitue une étape indispensable. C'est pourquoi nous proposons d'élaborer "un projet européen de l'écologie-politique" qui tende à subordonner l'économie aux équilibres écologiques et sociaux, tout en développant l'autonomie des acteurs. Pour cela nous envisageons d'associer non seulement des écologistes "verts" mais des responsables de la société civile dans ses multiples dimensions, ainsi que des citoyens et des intellectuels qui partagent de telles perspectives sans être inscrits pour autant dans un parti politique organisé.

Bien entendu, ce projet est ouvert à la participation des citoyens et des organisations des autres pays et, au premier chef, aux pays en voie de développement. Dans ces liaisons, nous envisagerons notamment le problème des interdépendances planétaires, de la gouvernance mondiale, de la mondialisation du droit, de la mise en place des biens communs de l'humanité, et la perspective éthique d'une manière général.

Cependant l'échec retentissant du deuxième Sommet de la terre à Johannesburg, les difficultés rencontrées par l'ONU, l'incapacité des gouvernements démocratiques de toute obédience face à l'exclusion appellent la construction d'un réseau européen de l'écologie-politique à la fois réaliste, quant à ce qui peut être réalisé dans le court terme, et susceptible d'affronter la durée, les enjeux à long terme de l'écologie.

Nous insistons sur le fait que seul le rassemblement sur un contenu largement débattu peut être fructueux. C'est par la suite qu'il faudra envisager les structures nécessaires pour mettre en place les chemins de transition d'un projet de société alternatif au chaos actuel et aux menaces à venir. Il faut interpréter le monde avant de le transformer et nous devons nous entendre avant de pouvoir convaincre les autres.

Pour assurer l'application des décisions indispensables, il faudra obtenir la mise en place, et au plus haut niveau, des institutions politiques adaptées. En Europe, il est indispensable d'intégrer l'écologie politique dans les arbitrages, dans les mécanismes de la commission européenne et de soumettre tout grand choix politique à une réflexion et une évaluation écologiques, ce qui conduira sans doute à la mise en place de structures institutionnelles nouvelles dotées de moyens financiers et humains conséquents ainsi que de capacités de sanctions. Parallèlement dans chaque pays, le Ministère de l'Écologie devra obtenir une véritable préséance sur le  Ministère de l'Économie et des Finances. Cela ne nous dispense pas de commencer dès maintenant à construire localement une production alternative, expérimenter des pratiques, développer des réseaux.

Les signataires de ce projet le font suivre d'une série de propositions concrètes "ni exhaustives ni fermées à de nouveaux apports".

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Jacques Robin, André Gorz, Edgar Morin, René Passet, Marie-Hélène Aubert, Corinne Lepage, Jean Zin