La foi dans le travail


- On continue... à travailler

Je pensais avoir assez donné, voir trop à digérer, mais "ce métier là est dangereux, plus on en donne plus le monde en veut" (Charlebois). Surtout, on ne peut dire "c'est assez" sans tomber dans un certain dogmatisme satisfait alors que je n'arrête pas de dénoncer l'insuffisance de notre savoir et d'engager à un travail collectif d'élaboration et de recherche au nom du principe de précaution, de l'ignorance au coeur de tout savoir.

Il s'agit bien d'un travail qui ne va pas sur la pente naturelle de l'opinion et du point de vue lointain. La paresse n'existe pas, il y a fatigue, plainte, résistance, désespoir, que sais-je encore, sous ce reproche universel ; mais la paresse intellectuelle est plutôt de l'ordre du refoulement et du narcissisme même s'il faut effectivement beaucoup de temps pour travailler une question.

Dire que vous écrire est un travail ne veut pas dire que ce n'est pas un plaisir aussi mais qu'il ne s'agit pas de vous resservir ce qui serait "ma" pensée tirée comme d'un fil ou sortie toute faite d'un magasin. Le mieux, sans doute est de montrer la façon concrète dont je travaille :

Face à une question, même supposée familière et sur laquelle j'ai déjà écrit, je me sens d'abord totalement ignorant comme si je n'avais pas à disposition les mille lectures que j'avais pu faire avant. J'essaie donc de lister les pistes que cela m'évoque, je fouine dans les dictionnaires et les librairies à la recherche de synthèses sur la question et des derniers livres importants ou des revues sur le sujet. C'est dans cette confrontation avec les analyses des autres et les polémiques du moment que je me construit une position, une argumentation, et que je convoque mes lectures précédentes qui reviennent en écho pour rendre lisible les enjeux, pour moi comme pour les autres.

Le travail ne se réduit pas à l'enquête préalable, qui prend déjà tant de temps, mais la rédaction elle-même est la plupart du temps longue et laborieuse. Cela veut dire que la première version ne semble toujours trop mauvaise et confuse. Je sais qu'on gagne toujours à reprendre un texte au moins le lendemain après une bonne nuit. Il s'agit alors de trouver les points qui n'ont pas étés abordés, changer de point de vue, introduire d'autres auteurs mais aussi corriger des excès, simplifier, épurer, préciser. Tâche infinie. Les corrections d'un texte déjà écrit peuvent me prendre plusieurs jours, très peu productifs si on compte le nombre de mots ajoutés ou changés, mais épuisants d'effort intellectuel et je m'arrête la plupart du temps bien avant la transparence souhaitable. Un texte, toujours inachevé, peut encore être amélioré, changé. L'apprentissage continue.

Je suis on ne peut plus conscient du fait que je dis beaucoup de bêtises puisque je passe mon temps à les corriger, ce pourquoi je préfère l'écrit à la parole trop rapide et affective. Ce n'est pas une vie mais c'est pourtant à ce pénible travail cognitif, véritable auto-exploitation, que je voudrais inciter politiques et journalistes, sinon tous les citoyens car je pense que c'est vital de construire une université citoyenne même si ce n'est pas facile.

En tout cas, je voulais attirer l'attention sur ce qui constitue ici un travail avant d'analyser la substitution du travail à la foi religieuse. Il ne s'agit pas en effet de s'étaler, de se laisser aller, de passer le temps, d'une simple occupation ou de développement personnel mais bien d'un travail qui se donne les moyens de sa fin et qui se nourrit de notre culpabilité devant notre ignorance et la responsabilité de l'avenir. Plus je me sens responsable de ce que j'écris et plus ma main hésite et l'inquiétude redouble de questions sans réponses. Il ne s'agit pas d'une oeuvre dans laquelle on pourrait s'admirer mais d'un ménage toujours à recommencer, d'un travail de complexification, d'approche de la réalité nous obligeant à corriger sans cesse ce qu'on avait cru d'abord être le dernier mot.

C'est ce que nous verrons pour le travail, dont la dernière revue du MAUSS renouvelle le sens et dont je voulais souligner le caractère hétéronome jusque dans la plus grande autonomie formelle, empêchant d'identifier travail et plaisir ou travail et subjectivité alors qu'il s'agit bien plutôt d'objectivité.

- La question de la foi

D'avoir eu l'audace d'aborder, en forme d'adieu prématuré, la question du prix de l'incertitude, de la fluctuation des valeurs mettant en jeu des vies sacrifiées, l'économie prenant la place de la religion, ramène au premier plan, comme plusieurs l'ont souligné, la question de la croyance mais il me semble qu'on doit constater qu'elle ne peut plus assurer sa fonction originelle.

Si on a raison de traduire religion par religare (relier) Benveniste contestait cette étymologie au profit de relegare (reléguer) et d'ailleurs le Gaffiot relie sans hésitation religio à relegare comme observance scrupuleuse des rites hérités. La religion c'est d'abord ce dont on ne peut décider par soi-même et qu'on relègue à la tradition, ce qui est reçu. Pour les psychanalystes la croyance concerne d'abord la paternité, toujours douteuse, qu'il faut accepter comme admise, plus réelle que la vie, inquestionnée parce que indécidable même dans les ressemblances les plus frappantes : notre père est aux cieux, il n'est pas de ce monde, son objectivité est dans notre foi par l'amour qu'on lui porte.

Si pour toute société, la religion c'est ce qu'on ne choisit pas, on ne peut plus le dire désormais puisqu'on doit choisir ses croyances (voir Marcel Gauchet). Il n'est pas si évident de "décider croire". La part de croyance se comprend si c'est une croyance sociale partagée. Nous sommes dans la même situation que les Grecs ayant appris à lire et découvrant avec Hérodote la diversité des religions et des moeurs. Cela n'a pas sonné la fin des religions mais a provoqué la naissance de la philosophie après le relativisme des sophistes, c'est-à-dire la construction patiente d'une vérité rationnelle, qui nous échappe encore, par le dialogue.

On peut constater que, pour toute société humaine, la culture est plus objective que la nature, la religion plus objective que l'intérêt. La culture est négation de la nature, le symbolique c'est ce qui n'est pas réel et se distingue par son sens de sa matérialité, sa valeur est plus haute que la vie. On peut mourir pour tenir parole, pour sauver son honneur, témoigner d'un idéal, d'une réalité supérieure transcendante, d'un sens qui nous dépasse, même si c'est pour le maudire. La religion et la foi ne sont pas des commodités qui rendent la vie plus facile, c'est l'hétéronomie et la culpabilité constitutives de la subjectivité d'un être parlant, la dette du sens. C'est effectivement parce qu'il y a des raisons de vivre qu'il y a des raisons de mourir. Les relations humaines ne sont possibles qu'à s'appuyer sur un monde commun, forcément hérité, hétéronome, qui s'impose à tous sans quoi la communication est impossible. La réalité qui nous dépasse est au moins celle du langage, de la technique, de la science, celle d'une histoire où nous avons notre part de responsabilité si énigmatique et au-delà de nos forces face à l'immensité de l'univers, comme si, d'être un roseau pensant, nous contenions l'univers en nous.

- La religion du travail

La société de marché multiculturelle semble nous priver de cette communauté de foi, de sens et de sacrifice. C'est bien sûr impossible. Comment se passer de ce qui nous constitue et organise la circulation !

Il n'est pas très nouveau de prétendre que la science et l'économie ont remplacé Dieu et l'église mais il faut en comprendre vraiment le sens. Alain Caillé avait déjà montré que le sacrifice s'était réfugié dans l'économie exigeant toujours plus de sacrifices et surtout dans le travail. C'est là où la croyance dans la fin du travail semble bien rater ce qui reste d'hétéronomie inéliminable dans notre activité, alors même que l'autonomie devient productive. Le pas effectué dans le dernier numéro de la revue du MAUSS (dont nous reparlerons), dans la lignée de Claude Lefort, consiste à montrer que le travail vient à la place de la religion comme mode de relation aux autres, rite social, partage d'une objectivité commune.

Dans notre monde pluriel toute valeur a perdu son objectivité, à l'exception de la valeur marchande, et il n'y a plus de référence commune, à part le travail. Alors qu'en politique on ne sait quoi choisir dans la pluralité des fins légitimes, le travail nous fait partager une commune objectivité, un savoir pratique efficace, l'évidence des contraintes matérielles. Le salariat est bien une religion, les entreprises des sectes, les exclus des excommuniés, des hérétiques. L'écologie en ce sens est une nouvelle religion car elle fonde la communauté planétaire sur une nouvelle objectivité, celle des équilibres écologiques et de nos solidarités effectives plutôt que sur le travail et l'économie.

Les rapports humains ne sont pas désirables en eux-mêmes, souvent étouffants ou vides, agressifs et jaloux. Les rapports aux dieux ne sont pas meilleurs. Les peuples les plus anciens se protègent des dieux plus qu'ils ne les célèbrent. Le caractère partagé par tous les dieux est bien la jalousie, sans laquelle les sacrifices n'ont guère de sens. Qu'on relise la mythologie grecque ou le dieu jaloux des juifs. Pour vivre ensemble, nous avons besoin d'une objectivité qui nous rassemble, une Loi qui nous accorde et nous pacifie, une religion qui nous relie et nous organise. Ce n'est plus aujourd'hui le dogme religieux qui organise nos échanges et règle nos attitudes mais l'objectivité du travail et de la technique. Dès lors si le travail a pris un tournant linguistique dans l'économie immatérielle, c'est aussi lui qui remplace la religion en assurant la communication sociale et la formation des normes.

Nous ne sommes plus frères dans la soumission au même dieu mais à la même contrainte objective, la même transcendance, la même hétéronomie, la même subordination au travail, à l'économie et au progrès technique toujours plus exigeants. S'il y a bien là l'expression d'une nécessité, il faut prendre toute la mesure du danger que recèle le refus de la culture à se plier aux besoins vitaux au nom d'une objectivité supérieure, surréelle. On peut dire que l'effort de l'écologie est de réintégrer la nature dans la culture et donner des limites au progrès, c'est surtout trouver un nouveau langage commun.

S'il est impossible d'échapper à toute hétéronomie comme le voulait Castoriadis par exemple, on ne peut ignorer les dangers d'une réduction de la vie à la compétition économique d'une société de marché sous couvert d'autonomie. Il vaut mieux accepter la part d'hétéronomie qui n'est plus de l'ordre de la croyance pourtant, dans un dieu ou dans le travail, mais plutôt dans l'effort de savoir, un travail cognitif et son enjeu de vérité qui ne dépend pas de nous où il n'importe pas de savoir qui a gagné mais ce qui est le plus juste. Rien ne garanti qu'on y arrive, comme en témoignent les "incivilités cognitives" dénoncées par la revue, sinon que ce soit vital. En tout cas mon travail n'a de sens qu'à partager une vérité commune, toujours en discussion, dans un but pratique et politique qui ne dépend pas de moi, ce qui dépend de moi est de travailler, d'apprendre et de lutter, d'essayer d'éviter le pire et si possible d'aider au meilleur.


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