Conférence de l'Observatoire Euro-Méditerranéen Environnement
et Santé (OEMES) tenue le Jeudi 23 février 2006 de 18h à 19h30, à la
Bibliothèque municipale 58, cours Belsunce, 13001 Marseille (oemes@mairie-marseille.fr).
"Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant. Plus il s'enrichit en complexité et entretient par là même des relations multiples avec son environnement, plus il accroît son autonomie en se créant une multiplicité de dépendances. L'autonomie est à la mesure de la dépendance." (Jacques Robin, Changer d'ère, p204)
L'autonomie est toujours partielle et,
contrairement à ce qu'on pourrait croire, plus on est autonome
et plus on
a de dépendances, plus on est responsable, plus les
dépendances sont
intériorisées. Il n'y a pas de libertés sans
pouvoirs qui les
contraignent mais l'autorégulation par l'autonomie s'impose
au-delà d'une certaine complexité. De plus, à
l'ère de l'information l'autonomie
est devenue un élément déterminant dans la
production immatérielle, ce qui devrait se traduire par les
nouvelles exigences d'un développement
humain et d'un revenu d'autonomie en l'absence desquelles nous sommes
confrontés plutôt à des pathologies de
l'autonomie qui renforcent la servitude volontaire.
Loin des discours simplistes sur le sujet, c'est à une interrogation sur les contradictions de l'autonomie et l'importance qu'elles prennent en notre temps que je vous convie. En effet, il faudrait prendre toute la mesure de la rupture de civilisation que nous connaissons avec notre entrée dans l'ère de l'information, sur laquelle Jacques Robin et le GRIT essaient d'attirer l'attention depuis des années, sans toujours y parvenir. L'autonomie y occupe une place prépondérante dans sa relation aux dépendances et aux flux d'informations qui définissent l'écologie, témoignant de la nécessité d'aborder la réalité avec précaution tout autant que de se donner des objectifs clairs.
Ecologie et interdépendances
D'une certaine façon, on peut dire que l'écologie n'est rien d'autre que ce qui relie autonomie et dépendances. On le sait, l'économie se contente de compter, elle prend les individus en masse. C'est le règne des statistiques et des courbes au nom même de l'autonomie supposée des acteurs, autonomie identifiée à leur choix rationnel et au calcul de leur intérêt individuel. L'individu y est d'autant plus libre qu'il est supposé dépourvu de toute qualité, simple forme vide qu'on peut de fait compter. Au lieu de cette atomisation purement quantitative, l'écologie met en valeur ce qui relie et structure l'organisation des individus, leurs différences et leurs échanges, les liens invisibles qui relient les corps visibles, les dépendances effectives derrière l'autonomie apparente, le poids du collectif et la pression de l'environnement sinon de l'histoire et des techniques. Si l'écologie se distingue de l'économie par la préservation de la complexité elle la rejoint pourtant dans l'importance donnée à l'autonomie justement. Ni pure dépendance mécanique, ni liberté absolue, cette autonomie relative n'est plus une donnée objective de l'individualisation des corps mais devient une exigence de cette complexité, un devoir-être.
C'est ce que Edgar Morin appelle l'auto-éco-organisation pour montrer en quoi l'autonomie est sous contrainte de l'environnement, fonction d'organisation et d'adaptation ("organisation apprenante"). Un organisme autonome qui dépense de l'énergie et se dégrade avec le temps est forcément dépendant des ressources de son milieu pour se reconstituer, y puiser des capacités d'organisation (pour compenser l'entropie au moins). L'autonomie se mesure strictement aux réserves disponibles (capacité d'autonomie) ainsi qu'aux capacités de captation des ressources pour atteindre ses objectifs. Bien qu'il y ait création de nouvelles dépendances ainsi, le gain d'autonomie est bien réel. Simplement notre autonomie de déplacement en automobile, par exemple, dépend entièrement de nos réserves d'essence, dépendance que nous n'avions pas quand nous ne pouvions aller si loin !
Il faut ajouter à cette dépendance matérielle une dépendance spécifique à la vie : la communication et l'information. Toute vie contrôle ses flux de matière et d'énergie par un flux d'information dont une bonne part vient de l'extérieur. Les phéromones qui déclenchent le désir sexuel incarnent cette dépendance "instinctuelle" qui asservit les corps, le caractère impératif de l'information. Bien sûr, le cerveau humain est capable d'inhiber ces pulsions animales mais c'est en grande partie grâce au langage qui renforce plutôt la dépendance de l'extérieur, tout en décuplant les capacités d'autonomie. L'exemple le plus parlant de ce qui rattache autonomie et dépendance sur ce plan, c'est le téléphone portable : l'autonomie qu'il nous donne est strictement corrélée à la dépendance qu'il renforce en maintenant une connexion permanente, en étant joignable n'importe où, toujours connecté et donc sous une surveillance constante, manifestant ainsi notre appartenance à des réseaux, des organisations ou des collectifs.
Une organisation n'est pas tout-à-fait comparable à un organisme. Les individus gardent une autonomie bien plus grande dans une organisation que les cellules d'un corps mais cela reste inévitablement une autonomie strictement limitée à la viabilité de l'organisation, très loin d'une supposée liberté absolue et suspendue dans le vide ! Les "dirigeants" eux-mêmes ne sont pas plus libres, ne pouvant faire autre chose que ce que leur fonction exige d'eux, plus ou moins bien. L'apport essentiel de Michel Foucault a été de montrer que le pouvoir n'est pas extérieur, il n'est pas dans le prince qu'il suffirait d'abattre alors que nous en sommes les relais à travers de multiples micro-pouvoirs. Pire, il n'y a pas de liberté sans pouvoir qui la contraigne, pas de sujet sans assujettissement à un discours ("L'ordre du discours") ! Ce n'est pas parce que nous ne sommes plus dans des "sociétés disciplinaires" que notre autonomie est aussi grande qu'on pourrait l'imaginer dans nos "sociétés de contrôle".
Reconnaître les deux faces d'autonomie et de dépendance permet à la fois de relativiser nos dépendances innombrables et de se débarrasser des illusions d'une indépendance totale qui n'a, à vrai dire, aucun sens, sans renoncer pour autant à développer notre autonomie réelle. On peut dire que l'autonomie constitue une vision plus concrète que celle d'une liberté de principe trop chargée de passions et d'idéologies. C'est une autonomie de décision qui s'identifie avec la raison, la conscience, la reconnaissance des autres et les possibilités effectives. Liberté de faire, liberté "pour" (un objectif) plutôt qu'une libération "contre" (un pouvoir).
A l'évidence, l'autonomie n'est possible qu'à intérioriser la dépendance de l'extérieur et les règles sociales, à la fois par le Droit (ce que Hegel appelait la liberté objective), par l'intégration à des réseaux sociaux (l'association) et par la communication (codes, langage, médias). On peut s'y refuser mais on s'exclue alors des facilités apportées par la collectivité et on y perd plutôt en autonomie. En fait, plus on est autonome et plus on a besoin de réserves, de relations, de rationalité, et finalement d'intérioriser l'extériorité. Il ne s'agit jamais de faire n'importe quoi, ce qui ne mène à rien qu'à se cogner au réel. L'autonomie se réduit strictement à l'intériorisation des dépendances extérieures, leur prise en charge individuelle si possible à notre avantage. C'est d'ailleurs ce que dit l'auto-nomie pour les Grecs qui l'assimilent à la maîtrise de soi. Commander c'est obéir. C'est pourquoi, d'après Aristote, un enfant ne peut être autonome (ni les femmes, ni les esclaves prétend-t-il aussi, témoignant des limitations idéologiques de son époque!). Etre autonome, c'est se donner sa propre loi en toute conscience, bien loin des caprices du "libre-arbitre" et de la consommation : choisir c'est renoncer de même qu'apprendre c'est éliminer.
Il nous faut d'abord clarifier cette question de la liberté et de ses contradictions, mais on verra que, très loin d'une liberté absolue (de la liberté comme volonté et libre-arbitre), l'autonomie effective (la liberté comme question et apprentissage) constitue bien une caractéristique du vivant, autonomie inséparable de l'information et de finalités concrètes, d'une causalité qui part du futur et de l'effet recherché. En effet, si les dépendances relèvent de l'entropie et du domaine des causes, l'autonomie relève du domaine des finalités et de la lutte contre l'entropie, de l'auto-gestion plus que de l'auto-organisation. On ne passe pas ainsi d'une causalité contraignante à une absence de causalité mais seulement de la commande subie (hétéronomie) à la réaction choisie (autonome). Ce n'est pas tant une perte de contrainte qu'une intériorisation et une projection dans l'avenir, encore faut-il en avoir les moyens...
Les contradictions de la liberté
Le danger de la liberté antique était qu’attentifs uniquement à s’assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles. Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique. (Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819)
Il n'y a pas qu'une seule liberté, il y en a plusieurs qui ont des sens différents et parfois opposés (indépendance, efficacité, engagement, projet). On ne peut éviter d'adopter un point de vue historique en cette matière, au lieu de s'imaginer pouvoir passer directement du biologique au social ! C'est ainsi que Benjamin Constant a pu opposer la liberté des anciens et la liberté des modernes qui se contredisent partiellement. On voit que ce qu'on gagne d'un côté (liberté individuelle), on le perd de l'autre (liberté collective). La liberté peut consister en effet à se libérer de ses intérêts particuliers pour peser sur l'orientation collective aussi bien qu'à se laisser guider par ses passions ! Au-delà même de ces oppositions et limitations réciproques, on doit se rendre compte que la liberté ne saurait se réduire à délier les liens qui nous enserrent mais qu'elle comporte véritablement un caractère contradictoire (dialectique), éprouvé dans les faits.
Cette question de l'autonomie et des limites de la liberté se retrouve d'ailleurs au coeur de tous les débats actuels, et ce, à plus d'un titre (précarité, néolibéralisme, école, écologie, famille, sexualité, etc.). Les raisons de son actualité sont à la fois historiques, économiques et sociales, notre époque étant celle du post-totalitarisme, de l'ère de l'information et de la complexité. Dans le versant positif, il ne fait pas de doute que l'autonomie est indispensable au-delà d'une certaine complexité sociale et vaut mieux que tous les totalitarismes. De même, à l'ère de l'information l'autonomie devient complètement essentielle dans la production. Hélas, dans le versant négatif, il y a aussi des pathologies de l'autonomie qui renforcent la servitude volontaire et la précarité. De même, au niveau politique le néolibéralisme post-totalitaire a montré tous ses effets pervers, libéralisation des marchés menaçant nos libertés et nous privant d'avenir.
Notre époque, post-totalitaire et post-soixantehuitarde, se trouve ainsi confrontée sur tous les plans à ce qui semble un excès d'autonomie perturbant tous les équilibres. Que ce soit l'économie devenue autonome, mais qui rencontre ses limites écologiques, le néolibéralisme qui destructure les sociétés et déconsidère la politique, le management exigeant des salariés une autonomie qui prend souvent la forme d'une "barbarie douce" (Jean-Pierre Le Goff), jusqu'à la libération sexuelle, ou le déclin du patriarcat, qui étend la précarité aux familles dont elle dissout les liens tout en accroissant la dépendance affective ("Extension du domaine de la lutte" de Michel Houellebecq). Tout ceci se traduit aussi bien par une perte de sens, de liens sociaux, de solidarité collective, que par toutes sortes de dépressions prenant la place des anciennes névroses de culpabilité, manifestant les limites de l'individualisme, les mirages du self made man, et la nécessité de reconstruire un environnement où nous pourrions vivre.
Souligner l'actualité de la question des contradictions de la liberté ne veut pas dire que ce serait vraiment nouveau dans l'histoire, on pourrait même n'y voir qu'un retour en arrière ! On peut remonter, en effet, à 1929 et la montée du fascisme ou du communisme sur les ruines du libéralisme (voir "La grande transformation" de Karl Polanyi qui pensait qu'on en avait fini pour toujours avec le libéralisme et le mythe d'un marché auto-régulé après ces catastrophes!). Bien avant encore, l'expérience de la Terreur avait déjà montré pourtant qu'une liberté absolue qui refusait de restreindre une supposée volonté générale finissait par abolir toute liberté, le plus paradoxal étant peut-être que le code Napoléon rétablisse finalement la liberté civile sous l'Empire ! C'est d'ailleurs cette contradiction manifeste qui est à l'origine du concept de dialectique chez Hegel, mais qu'on retrouve aussi bien dans l'expérience de la dialectique amoureuse et jalouse, d'un être aimé qu'on voudrait totalement autonome (on veut être aimé librement) et totalement dépendant en même temps (multipliant les serments). L'amour constitue très certainement un des meilleurs observatoires de notre réalité humaine dans sa complexité et ses contradictions, bien loin des idéalisations moralisantes. La contradiction a beau ne pas être nouvelle, il ne s'agit pas de prôner je ne sais quel retour en arrière ni de vouloir réduire notre autonomie mais au contraire de la développer malgré tout et de sauver ce qui peut l'être. Ainsi, les mouvements actuels d'opposition au libéralisme ne sont pas du tout des mouvements réactionnaires, comme on le dit trop souvent, mais bien l'expression des nouvelles contradictions de la liberté, contradictions qui sont exacerbées en ce moment et qui appellent leur résolution.
L'autonomie subie
La découverte de notre temps, c'est l'évidence qu'on ne peut pas assimiler toute autonomie à une une libération : il y a une "autonomie subie" capable de nous asservir. Si le mythe d'une liberté absolue est bien d'origine religieuse, liberté supposée du pêcheur, il se trouve que la sortie de la religion va être porteuse d'une "autonomisation" des différentes sphères sociales (politique, sciences, économie), tout simplement par un processus de dé-légitimation qui se poursuit toujours et touche désormais la politique et l'économie après la religion. L'oeuvre de Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde) permet de prendre la mesure de ce mouvement historique de perte de légitimité, de détraditionalisation et de modernisation qui aboutit à l'individualisation et ce qu'il définit rigoureusement comme une "société de marché". Cette autonomie par défaut de légitimité est assez éloignée de ce qu'on peut concevoir comme une "libération", étant plutôt de l'ordre de la désorientation ! Il a d'ailleurs montré qu'à mesure que l'autonomie démocratique se substitue à l'hétéronomie religieuse, ce sont les limites effectives de l'autonomie qui vont se manifester, d'abord sous la forme de l'inconscient ou de la folie, puis des conditions historiques ou sociales dans leur caractère déterminant (sociologie).
L'autonomie du droit, des sciences ou des arts ne signifie pas du tout une plus grande autonomie de l'individu mais une dépendance plus grande à l'autoréférence et aux contraintes spécifiques du champ (comme l'a mis en évidence le structuralisme). On assiste plutôt à une dépendance unilatérale (économique par exemple) qui se substitue aux interdépendances sociales. Polanyi, cité plus haut, a montré comme l'économie s'est "désencastrée" de la société pour acquérir une autonomie dévastatrice et qui a déjà menée à une réaction extrêmement violente (la catastrophe des années 1930). La question qui doit se poser à chaque fois est donc celle de savoir qui est autonome : l'individu, le marché, la techno-structure ou le collectif ? En fait, on se rend vite compte que l'autoréférence tourne à vide et n'a aucun sens. La poésie ne peut être seulement l'auto-réflexion de la langue, ni la peinture consister uniquement à se démarquer des autres peintres, ni la jurisprudence se réduire à un jeu de textes juridiques. L'écologie c'est justement la réfutation de cette autonomie abstraite. On peut la définir, en effet, comme la "négation de la séparation" (déclaration d'interdépendances) !
Il faut y mettre un bémol cependant en rappelant que ce sont des arguments écologiques qui ont prétendu justifier les débuts du capitalisme et la concurrence de tous contre tous par le struggle for life ou la surpopulation (De Foe 1704, Malthus 1803, Spencer 1876), sans parler du nazisme qui était une forme d'écologie de "l'espace vital" et de la race ! Il faut souligner que ce "darwinisme social" est fort mal nommé puisqu'il relève d'une erreur scientifique dénoncée par Darwin lui-même qui accordait une grande importance à la solidarité et à la morale dans la réussite de l'espèce humaine, espèce sociale et fragile qui ne peut survivre hors de la société qui la protège. Il n'empêche que cette écologie primaire réduite aux dépendances, et qui relève plus de l'idéologie du capitalisme que de la science, a toujours ses partisans (jusqu'à l'absurde gène égoïste!). Cette idéologie se soutient, en effet, de notre expérience la plus quotidienne où l'autonomie de chacun se traduit le plus souvent par la compétition avec tous et une pression sociale renforcée, là où l'organisation et la hiérarchie limitent plutôt les conflits.
Dès lors, il semble bien que remettre en cause l'économisme ne peut se faire qu'à revenir à plus de dépendances sociales. C'est du moins ce que l'anthropologue Louis Dumont a mis en évidence par la comparaison des sociétés de castes indiennes avec les sociétés libérales : dans les sociétés hiérarchiques la dépendance des personnes procure une relative indépendance des choses par la protection de la société alors que dans les sociétés libérales l'indépendance des personnes se paye d'une complète dépendance des choses (le capitalisme supprime l'esclavage mais produit la misère : pas de subordination salariale sans la liberté du prolétaire, qui peut vendre sa force de travail mais qui est dépossédé de tout). Il n'y a donc pas seulement gain d'autonomie (réel), il y a aussi une dépendance plus forte de l'économie et une plus grande responsabilité de l'individu. L'image de l'individu autonome en sort bien écornée !
En fait, à suivre Michel Foucault on peut dire que plus il y a de libertés, plus il y a de pouvoirs. C'est toujours la liberté qui engage et nous rend responsables, mettant en jeu notre reconnaissance sociale. L'autonomie et l'individualisation s'analysent ici comme une délégation de pouvoir et une culpabilisation (y compris dans les groupes libertaires!). La "théorie de l'engagement" (telle que décrite par exemple dans le "Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens") est assez éclairante à ce sujet puisqu'elle consiste explicitement à utiliser leur semblant d'autonomie pour manipuler les gens ("le pied dans la porte" : je peux entrer ?), ce dont les entreprises ne se privent pas en faisant appel à l'auto-évaluation et à la fixation de leurs objectifs par les salariés eux-mêmes.
Le plus drôle, si l'on peut dire, c'est que la multiplication même de nos dépendances peut alimenter notre sentiment d'autonomie ! C'est du moins ce que montre Norbert Elias (après Freud) avec "l'homme de cour" caractérisé par l'intériorisation des contraintes ainsi qu'une multiplication de ses dépendances, ce qu'il appelle une "civilisation des moeurs" constituée d'abord par le refoulement de ses instincts. Il ne faut pas croire pour autant que le "sauvage" serait plus libre, soumis au contraire à une loi plus implacable encore même s'il peut y avoir une violence instinctuelle plus débridée parfois. En tout cas, dans le cadre de nos sociétés modernes l'autonomie consiste essentiellement à jouer une dépendance contre une autre, arbitrer entre différentes contraintes ou bien à les neutraliser réciproquement ! Par rapport à la bête discipline hiérarchique, c'est non seulement à chaque fois ne pas savoir d'avance ce qu'il faut faire, mais c'est multiplier les choix (et les renoncements) ainsi que le risque d'erreur ou de faute.
A l'ère de l'information, c'est encore plus exacerbé puisque l'autonomie devient une exigence de la production immatérielle. On n'est plus dans la liberté des anciens, ni dans celle des modernes, mais dans notre actualité post-moderne la plus brûlante où s'éprouve la nature contradictoire de l'injonction contemporaine d'être autonome, double bind d'une autonomie subie doublement aliénante et qui peut servir à manipuler les gens et les culpabiliser. Impossible de revenir en arrière pourtant malgré toutes sortes de pathologies de l'autonomie (Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi, Christophe Dejours, Souffrance en France).
Dans une perspective d'écologie humaine on ne peut négliger l'incidence de cette autonomie subie dont les perturbations ont des conséquences immédiates sur notre santé, en premier lieu les maladies du stress qui sont le plus souvent des maladies de l'autonomie et qui prennent dans nos sociétés le caractère d'une véritable épidémie (surmenage, dépression, addictions, maladies dégénératives, suicides). C'est d'ailleurs pourquoi se multiplient toutes sortes de thérapies de l'autonomie (ou du "développement personnel") mais qui peuvent se révéler autant de nouvelles dépendances ! Il vaudrait mieux baisser la pression sociale à un niveau plus raisonnable car la santé individuelle est largement dépendante de son environnement social qui ne peut pas toujours être compensé par un renforcement de nos capacités de résistance.
La production de l'autonomie
Impossible bien sûr de tout dire sur cette vaste question que j'avais abordée dans le cadre des "Etats généraux de l'écologie politique" sous l'angle d'une nécessaire "production de l'autonomie". Ce qu'il faut retenir, en effet, c'est que l'autonomie ne pouvant supprimer les contraintes et les dépendances comme par magie, elle peut renforcer l'aliénation lorsqu'on ne lui donne pas les moyens de son autonomie. Il ne s'agit évidemment pas de condamner l'autonomie, encore moins de vouloir la réduire mais, au contraire, de prendre conscience que l'autonomie de l'individu n'est pas une donnée préalable mais qu'elle doit être produite socialement et qu'elle ne peut se limiter à un quelconque "laisser faire" (ou dérégulation), pas plus qu'on ne pourra réparer les déséquilibres écologiques que nous avons provoqués par notre industrie en laissant faire une nature que nous avons déréglée ! Il suffit d'opposer la foule à l'organisation pour mesurer à quel point ce sont paradoxalement les liens de dépendance dans l'organisation qui procurent les ressources d'une véritable autonomie. De même, entre le fort et le faible, c'est souvent la Loi qui libère (ce que la psychanalyse confirme). Pas plus que l'égalité, l'autonomie n'est un fait de nature, c'est une construction sociale.
On a vu que ce ne sont pas seulement des questions générales et intemporelles mais bien les problèmes les plus concrets de notre époque où l'autonomie devient une véritable exigence de la production. En effet on n'a plus besoin désormais d'une simple "force de travail" mais de compétences, d'une capacité d'innovation et de "résolution de problèmes". C'est à l'évidence un progrès dans la reconnaissance de notre essence humaine et c'est avec raison qu'Amartya Sen appelle "développement humain" l'accroissement de nos capacités d'autonomie. Dès lors, on a pu parler d'une inversion de la dette entre la société et l'individu puisque la société doit bien former les individus et fournir les moyens de leur autonomie afin qu'ils puissent l'exercer dans la production. A défaut, la précarité et l'exclusion (ou l'inemployabilité) qui en résultent ne sont absolument pas viables. En effet, cette nouvelle précarité est consubstantielle à la production immatérielle qui est le plus souvent non-linéaire, chaotique, imprévisible, c'est même une des raisons de l'exigence d'autonomie à l'ère de l'information. Il faudrait donc prendre acte enfin de ces nouvelles dépendances et nouveaux aléas introduits par l'exigence d'autonomie qui favorise en outre une atomisation générale où la solidarité sociale semble disparaître, avec une bonne partie des libertés qu'elle avait su conquérir sur l'état de nécessité.
L'autonomie multipliant les dépendances, il devient absolument vital d'en apporter les moyens à ceux qui n'en ont pas, tout comme de renforcer les structures collectives à mesure même que la désaffiliation se généralise. A tout accroissement d'autonomie il faut faire correspondre un accroissement des réserves et une consolidation des circuits de redistribution afin que la précarité de l'emploi ne se traduise pas en précarisation de la vie. Si l'on ne peut empêcher une plus grande flexibilité, il faut du moins y joindre la sécurité (on commence à le savoir). On ne peut sortir des contradictions de l'autonomie exigée par l'économie immatérielle qu'à s'intéresser aux supports sociaux de l'individu (Castel), à la production de l'autonomie et son organisation collective (revenu d'autonomie et développement humain). Il ne s'agit pas d'assistanat, tant décrié, mais de donner les moyens à l'autonomie d'être une véritable libération de l'individu, passage du travail forcé au travail choisi. Il s'agit de donner à chacun les moyens de valoriser ses capacités effectives, de prendre des risques et de se former ou se reconvertir, moyens de coopération et d'assistance qui sont le plus souvent humains et locaux.
Autonomie et régulations
Ce n'est pas vouloir nier les contraintes matérielles, ni que la vie soit précaire, mais c'est un peu comme le stress : il y a certes un "bon stress" dont on ne peut pas se passer, cela n'empêche pas qu'il faut essayer de le maintenir dans des proportions raisonnables, question de santé publique ! De même, la précarité économique est d'autant plus positive qu'elle reste dans des limites raisonnables. Il ne suffit pas d'une liberté juridique, très théorique, ni d'exiger toujours plus d'autonomie, il faut garantir les conditions concrètes de son exercice par des régulations sociales dont on ne saurait se passer, de même que les menaces écologiques nous obligent à concevoir des régulations pour ne pas outrepasser nos limites vitales ! En fait, tous les gains réels d'autonomie sont obtenus par une régulation qui nous rend un peu plus indépendants de notre environnement immédiat et du sentiment d'urgence, au point qu'on peut dire que l'autonomie s'identifie avec les capacités de régulation, conditions de la santé (l'homéostasie) aussi bien que de l'objectivité (la conscience) alors que la dépendance et la maladie manifestent une perte de jugement et d'autonomie. Régulation, santé, liberté, conscience, c'est tout un !
La nécessité absolue de mettre en place des régulations n'est pourtant pas le dernier mot de l'histoire et la solution magique de tous nos problèmes car cela ne veut pas dire pour autant que les régulations soient faciles à mettre en oeuvre, ni qu'elles soient dépourvues de pièges ou d'effets pervers ! Les néolibéraux n'ont certes pas entièrement tort de dénoncer l'excès de régulations et leurs rigidités puisqu'on peut penser qu'il est aussi difficile de réguler l'économie que de maîtriser sa dépendance aux drogues. Le mécanisme de la toxicomanie s'applique effectivement à toutes les régulations. Comme tout médicament la prise de drogue peut réduire temporairement la dépendance de la réalité, de l'épuisement des corps ou des désagréments de l'existence, mais si l'on dépasse la compensation d'un handicap, cette déconnexion de la réalité ne pouvant être qu'artificielle, le résultat c'est de produire une dépendance supérieure, une "addiction", avec une réalité qui se fera encore plus envahissante, avec une sensibilité exacerbée aux persécutions du monde, une plus grande impression de manque et le besoin d'augmenter les doses pour retrouver l'effet initial...
C'est un phénomène très général qu'on retrouve singulièrement dans l'économie : injecter des liquidités dans l'économie peut avoir des effets de richesse mais à trop en user, non seulement on ne peut plus s'en passer, mais on produit bien des effets inverses ! En fait la difficulté n'est pas de vouloir relancer une économie dépressive mais d'avoir le courage de réduire la surchauffe et de briser l'euphorie des bulles spéculatives. La difficulté c'est d'arrêter et de réduire les doses. De même, notre addiction au pétrole n'est pas sans poser de graves problèmes à la civilisation de l'automobile dont Ivan Illich a dénoncé la contre-productivité ainsi que le caractère explosif de flux d'énergie trop importants.
Que les capacités de régulation soient réduites, et même strictement limitées pour ne pas empirer la situation, ne veut pas dire qu'on pourrait se passer de régulations alors même que les régulations sont à la base du vivant et de toute société ! La marge a beau être réduite, elle est assurément vitale, condition de notre autonomie. La conclusion à en tirer, c'est plutôt qu'on ne peut se passer d'une "régulation des régulations" si l'on peut dire ! C'est d'ailleurs ce qu'opère la sélection naturelle dans le domaine biologique qui en garde la mémoire dans nos gènes. Par contre, dans le domaine économique et social les limites ne sont pas données (comme le souligne Georges Canguilhem dans ses Ecrits sur la médecine), c'est ce qui fait la difficulté de l'autonomie qui doit se donner ses propres limites (auto-nomos), fuir l'hùbris, pour ne pas en subir le contre-coup inévitable. Pour cela, pas d'autres moyens que de tirer les leçons de notre histoire afin de ne pas retomber dans les mêmes erreurs. C'est une nécessité impérieuse plutôt que de se fier à une auto-organisation sensée s'arranger toute seule, comme si l'on n'avait jamais rien appris et qu'il fallait tout recommencer à zéro ! La vérité, c'est qu'il n'y a pas d'auto-nomie sans un long apprentissage, pas de liberté qui ne soit raison et savoir accumulé. C'est encore plus vrai au niveau collectif qu'au niveau individuel !
Autonomie et information
L'essentiel, c'est de comprendre le lien étroit entre autonomie et intelligence collective, c'est-à-dire entre autonomie et information. Au-delà des conditions de l'autonomie, dépendante de la régulation de son environnement, il reste à comprendre l'exigence d'autonomie : en quoi l'auto-eco-organisation est apprentissage et adaptation aux contraintes extérieures. C'est ce qui rend l'autonomie inséparable de la vie, de l'information et de la connaissance. L'exemple du code de la route illustre à merveille comme l'autonomie de mouvement dépend de l'intégration aux régulations sociales et aux flux d'informations plus ou moins impératives. L'individu est toujours relié à son entourage, "téléguidé" par des signes, mais la question qui se pose alors est celle de la part de liberté et de responsabilité qu'il lui reste, c'est-à-dire de la fonction indispensable de son autonomie de décision.
En fait, la raison profonde de la liberté, c'est l'ignorance. Il n'y a pas de liberté sans choix et réflexion : paradoxalement c'est ce que nous ignorons qui nous rend libres et pourtant on n'est libre qu'à savoir ce qu'on fait ! Pas de mystère là dedans, la liberté, tout comme la conscience, résulte de ce qui ne peut s'automatiser et demande un examen attentif. La liberté de décider se limite à ce qui est indécidable d'avance, à un manque d'information qu'il faut combler pour agir, à la capacité de se faire une opinion enfin. C'est ce qui fait de l'autorégulation par l'autonomie, c'est-à-dire par l'information de l'individu, un élément indispensable au-delà d'une certaine complexité. L'autonomie ne peut consister à faire n'importe quoi mais résulte largement de l'impossibilité de programmer la réponse, de l'ignorance préalable de ce qu'il faut faire dans un monde incertain, des contingences de l'adaptation et, par conséquent, de la nécessité d'une décentralisation du traitement de l'information. Il s'agit, certes, de se fier à "la faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre", comme disait Turgot. Il ne s'agit pourtant pas de l'intérêt supposé égoïste de chacun mais bien plutôt de sa capacité à juger de la situation locale en fonctions d'intérêts qui peuvent tout-à-fait être collectifs, et surtout de sa capacité à répondre rapidement à l'information reçue.
Il est intéressant de souligner que le néolibéralisme de Hayek se réclame justement d'une théorie de l'information (ou de la perception) qui n'a plus grand chose à voir avec l'ancien libéralisme, supposant une information parfaite et partagée, puisqu'il est basé au contraire sur l'impossibilité d'un traitement centralisé de l'information. C'est un libéralisme qu'on peut dire "post-totalitaire", tirant la leçon de l'échec des économies planifiées. L'information étant toujours imparfaite et dissymétrique, le marché n'est plus du tout la garantie de l'équilibre ou de la meilleure allocation de ressources, sinon qu'à faire autrement ce serait pire (le marché serait donc le pire des systèmes à l'exclusion de tous les autres!). Il y a du vrai, sans aucun doute, dans cette affirmation de notre rationalité limitée mais ce scepticisme qui achève de déconsidérer toute politique, assimilée à la "route de la servitude", se révèle beaucoup trop dogmatique et même très dangereux à prétendre qu'on ne sait rien du tout sous prétexte qu'on ne sait pas tout, justifiant ainsi l'inaction la plus irresponsable devant les catastrophes annoncées ou les pires injustices, comme si nous n'en étions que des spectateurs extérieurs et comme déjà morts.
Tout au contraire, être vivant c'est réagir, ne pas se laisser faire mais se projeter dans le futur et réguler ses conditions vitales. Comment donc se sortir de ce paradoxe ? Si les limites de la planification ou de la programmation sont bien réelles, il n'y a qu'un moyen de les contourner, c'est par la correction d'erreur, par un pilotage par objectif, en ajustant le tir sans cesse, mécanismes de régulation par l'information à la base de la vie et de l'intelligence. Il n'y a pas d'autres façons d'aboutir à ses fins que de viser son objectif et de régler son action sur le résultat. C'est le principe d'une cybernétique basée sur notre rationalité limitée et trop souvent mal comprise. Un simple thermostat peut illustrer pourtant comment la finalité s'introduit dans la chaîne des causes : par la rétroaction, en se réglant sur ses effets (la température mesurée), même si on est complètement incapable de savoir combien il faudra consommer d'énergie pour cela. Cette limite de toute planification et d'une régulation trop volontariste exige simplement de laisser une grande part à la rétroaction ainsi qu'à l'autonomie de réaction, pas d'abandonner nos régulations vitales !
Il faut insister sur le fait qu'il ne s'agit pas de perdre toute vision d'avenir en passant de la planification à une "auto-organisation" aveugle mais bien d'adopter une auto-gestion décentralisée plus souple et réactive alors que la perte de toute liberté collective au nom de l'individualisme et d'un libéralisme exacerbé produit une nouvelle tyrannie : l'autonomie absolue se révèle à nouveau comme une dépendance absolue ! Au contraire, le projet d'autonomie de la démocratie (telle qu'analysée par Castoriadis notamment) tient tout entier dans cette capacité d'auto-limitation et d'affirmation de nos solidarités collectives, opposant auto-gestion et auto-organisation (auto-nomie et libéralisme). Cette autogestion a nécessairement une dimension locale et doit s'appuyer sur des rapports humains directs (de face à face), des liens sociaux revivifiés qui semblent bien réduire l'autonomie individuelle mais en apportant la sécurité et la chaleur d'une communauté humaine. Il ne faut sans doute pas aller trop loin dans ce sens (moins de biens, plus de liens), c'est là encore une question d'équilibre entre une communauté trop pesante et des individus trop isolés. Pour ne pas tomber dans ces travers il faudrait que la collectivité se donne explicitement comme finalité à la fois le développement de l'autonomie individuelle et de l'intelligence collective, l'un n'allant pas sans l'autre.
Tout cela est bien compliqué, bien plus qu'on ne l'imagine habituellement, dans une dialectique entre autonomie et dépendances qui ne peut faire l'objet de jugements sommaires ni d'idéalisations trompeuses. Hélas rien de plus difficile que de restituer la complexité des choses alors que les lois de la communication privilégient toujours les simplismes et leur affrontement (plus on s'adresse au grand nombre, plus il faut simplifier : question de rapport signal/bruit). Ce que nous avons à apprendre pourtant c'est à la fois notre autonomie cognitive et notre rationalité limitée (l'étendue de notre ignorance) nécessitant prudence et organisation de l'intelligence collective. La conclusion à en tirer, c'est bien que cette question de l'autonomie n'est ni simple, ni évidente, qu'il faut à chaque fois aller y voir de plus près et la mesurer aux moyens dont elle peut disposer comme aux dépendances ou contraintes qu'elle doit intégrer. En tout cas, l'écologie ne devrait pas relever de l'idéologie (qui marche toujours au refoulement ou à la censure) mais d'une attention extrême à la fragilité des équilibres et de leurs régulations, dans leurs diversités, leurs complexités et leurs effets concrets.