Il faut prendre d'abord la mesure de notre débilité mentale, de notre statut de créature qui n'est pas cause de soi mais qui est le produit du milieu et de l'histoire (un espace et un temps situés). Le savoir n'est pas donné d'avance mais conquis sans cesse sur l'ignorance et le processus de l'apprentissage lui-même dévoile le caractère voilé du réel qui est toujours construit, réduit à un point de vue partiel et momentané, en mouvement.
Malgré notre débilité première et notre statut de créature, il nous faut pourtant agir, décider ici et maintenant. Par nécessité, par urgence, on croit toujours tout savoir pratiquement : il faut bien s'orienter dans la vie. On s'intègre à un discours, on joue des normes mais c'est à échouer à rendre compte du réel que notre ignorance resurgit toujours, point aveugle qui nous hante. La conscience de chacun, comme ouverture au monde, intentionalité agissante est déjà le regard de Dieu et chacun décide du sort du monde à chaque instant. Le langage nous précède et toute parole s'inscrit dans un discours social tout en gardant sa singularité, sa capacité d'objection infinie. On peut dire à la fois que tout savoir et toute action sont prématurés ou qu'ils n'ont que trop tardés et devraient nous soulever en masse.
Tout est une question de tempo. Il n'y a rien de plus vain que les jugements définitifs et simplificateurs. On peut prendre comme exemple cette "pensée unique" paradoxale qui au nom d'un individualisme intransigeant prend la forme d'une collectivisation dogmatique de la pensée et au nom de la liberté prétend qu'il n'y a pas d'alternative (TINA). Sortir de ce totalitarisme et de ses contradictions n'est pas facile pourtant. Nous allons le voir en essayant de penser ce que serait un au-delà du libéralisme et de l'individualisme.
Ainsi un anthropologue comme Louis Dumont est précieux dans son opposition de l'homo hierarchicus et de l'homo equalis. Il ne met pas assez en lumière cependant qu'il n'y a pas l'un ou l'autre mais plutôt l'un et l'autre qui se partagent les champs (hiérarchie pour l'entreprise ou la famille, équivalence pour le marché). Ce qui est vrai, comme le remarque Michel Bounan (Sans valeur marchande), c'est qu'il y a domination de l'une ou l'autre idéologie, société de marché ou société hiérarchique. Là encore, cela ne suffit pas car il faut dissiper l'illusion qu'il y aurait ici un progrès continu de la hiérarchie au marché. Il y a bien plutôt une alternance entre ces logiques opposées. Nous ne sommes pas la première époque individualiste et marchande. Non seulement ce n'est pas le dernier mot de l'histoire mais on peut soutenir, comme Polanyi, que le libéralisme a déjà échoué sans véritable retour possible en 1929 provoquant les réponses totalitaires ou l'Etat-providence. On doit lui donner raison pour ce qui était l'utopie libérale mais il faut reconnaître là aussi le caractère cyclique du libéralisme lui-même.
Il n'en reste pas moins que les sociétés de marché et les sociétés hiérarchiques s'opposent en tout, et d'abord à propos de la totalité justement qui est refoulée, inconsciente dans les sociétés de marché. Il ne faut pas aller trop vite en identifiant la totalité à la théologie et sa négation à la démocratie comme le fait Michel Bounan. La France laïque nous trompe. Heidegger a bien montré comme l'individualisme, le réductionnisme, l'objectivisme avaient besoin d'être fondés théologiquement, c'est ce qu'il appelle l'onto-théologie qui donne évidence à la consistance des choses par le regard de l'Autre. L'individualisme est d'autant moins exempt de toute religion qu'il trouve son origine dans le christianisme (contrat de mariage, si vous êtes plusieurs rassemblés en mon nom je serais là, etc.), renforcé par Luther qui ramène tout à la foi individuelle. On sait le rôle du protestantisme dans la construction du capitalisme et les Etats-Unis restent une nation très religieuse. Il n'empêche, cette théologie est celle d'un dieu mort, qui n'est plus présent au monde et ne l'organise plus.
Ce qui caractérise les sociétés de marché c'est l'autonomie relative des marchés, de la science, de la politique, des individus, qui ne sont plus totalisés par la religion mais soumis à des règles internes. Cette autonomie semble souhaitable dans un premier temps avant qu'on ne s'aperçoive qu'elle signifie aussi un refus des limites qui rencontre la contrainte écologique. Réencastrer les individus dans la société ne doit pas signifier qu'il ne faudrait renier notre liberté et ne plus refuser le réel au sens de le transformer, c'est tenir compte des multiples dimensions de la société et de nos actions. Cependant, là où ne fonctionne pas un jeu de règles autonomes, s'exprime la hiérarchie sociale.
On le constate très clairement avec ce qu'on appelle la "crise de la mesure" où l'impossibilité de mesurer la productivité et les compétences réelles ramène l'évaluation à des jugements normatifs.
On ne revient pas au point de départ car on agagné la liberté et le savoir qui se traduisent en autonomie indispensable de la personne.
Le temps du Père
cosmos, féodalisme, ordre beauté, devoir, justice, adulte,
sage, Homère
Le temps du fils
Roman, amour, dette, individu, solitude, objectivisme, or, libéralisme,
moralisme, travail
charité, rapport à l'autre, désir, Robinson, éducation
sentimentale, psychanalyse
impossibilité de fonder le tout sur la partie
Le temps de l'esprit
Le royaume est déjà là
écologie
L'art redevient métaphysique, le roman tourne à l'épopée.