Actualisation critique - L’Art du refus

Peinture Musique Poésie
 
Le principe de la subjectivité comporte donc, dans l’ensemble, une double nécessité : d’une part, celle d’abandonner l’union tacite de l’esprit avec sa corporéité, d’adopter à l’égard de celle-ci une attitude plus ou moins négative, afin de dégager l’intériorité de l’extériorité ; d’autre part, créer un champ libre où puissent se manifester le particulier avec toutes ses variétés, les éléments constitutifs et les mouvements aussi bien du spirituel que du sensible. III-211
L’objectivité à laquelle il se voit obligé de revenir ne peut plus être une objectivité réelle ; elle ne peut plus être qu’une objectivité idéelle, qu’une extériorité s’adressant à l’intuition interne, à l’imagination, au sentiment ; une objectivité qui, pour communiquer à l’esprit les créations de l’esprit, ne se sert de la matière sensible que comme d’un simple moyen de transmission qu’elle est obligée de dégrader jusqu’au niveau d’un signe insignifiant. III-213

La peinture de l’Artiste
Ici encore, la tâche de l’art consiste à représenter l’idéal comme une réalité, à rendre perceptible ce qui est soustrait aux sens. III-257
Elle fait de la figure extérieure l’expression totale de l’intérieur. III-17
Le principe essentiel de la peinture est constitué par la subjectivité interne et vivante, avec ses sentiments, représentations et actions ayant pour objets tout ce qui se trouve dans le ciel et sur la terre, avec la multiplicité de ses situations et de ses manifestations extérieures et corporelles. III-219
La peinture pour exprimer la profondeur de l’âme, réduit les trois dimensions de l’espace aux deux de la surface et représente les distances et les figures spatiales à l’aide d’apparences produites par les couleurs. Car la peinture ne cherche pas en général à rendre les objets concrètement visibles, mais à obtenir une visibilité pour ainsi dire particularisante, une visibilité intérieure. III-18
Ces matériaux sont d’une nature telle qu’au lieu de laisser subsister les objets extérieurs dans leur être-là réel, bien qu’animé par l’esprit, ils les transforment, au sein même de la réalité en un simple reflet de l’esprit intérieur qui veut se contempler lui-même dans sa spiritualité. C’est, encore une fois, l’intériorité de l’esprit qui cherche à s’exprimer, en tant qu’intériorité, par le reflet de l’extériorité. III-222
C’est l’âme du peintre qui se reflète dans ses oeuvres [..] Si, dans ces conditions, les objets représentés par la peinture paraissent plus indifférents, c’est parce que le subjectif commence à y jouer le rôle principal. III-225
Elle supprime le concret réel pour en faire une simple apparence du spirituel pour le spirituel. III-226
Le tableau, en tant qu’il représente le subjectif, montre par tout son ensemble qu’il n’existe que pour le sujet, pour le spectateur, et non pour lui-même, en toute indépendance. III-227
La satisfaction que procure la peinture n’a pas sa source dans l’existence réelle des objets ; l’intérêt qu’elle suscite est purement théorique : c’est l’intérêt pour le reflet extérieur de l’intériorité. III-227
Ce serait cependant une erreur de croire que la peinture ne doive pas aller plus loin que cet approfondissement de la richesse intérieure de la subjectivité et l’exploration de son contenu infini : elle doit, en outre, préserver l’indépendance et la liberté du particulier, faire ressortir ce qui, en général, constitue l’accessoire, l’ambiance et l’arrière-fond. Dans ce passage du sérieux le plus profond à l’extériorité du particulier, elle doit aller jusqu’à l’extrême de la phénoménalité comme telle, c’est-à-dire jusqu’au point où le contenu lui-même devient indifférent et où ce que j’appellerai la phénoménalisation artistique devient l’élément principal, celui sur lequel se concentre tout l’intérêt. III-234
Ici, le principe s’applique à la spatialisation et la perception s’inspire de la différenciation des couleurs, de la diversité naturelle autant que de l’expression de la figure humaine ou des corps exposés et servant d’abord de représentation symbolique pour la religion. Il y a passage du mode purement symbolique de représentation religieuse, se rapprochant de l’écriture, à la représentation, en tant que telle, qui, donnant la nature à voir, vaut en tant que représentation détachée de son objet (le style). Le pas suivant consiste à s’attacher au geste de l’artiste, le contenu du tableau se limitant à l’acte de représentation lui-même. C’est l’artiste romantique qui, à travers l’impressionnisme, l’expressionisme, le symbolisme, le fauvisme, le cubisme, l’abstraction et le surréalisme a pu explorer et défaire toutes les formes. Mais l’acte se tournant contre la représentation elle-même, se réduit au refus du réel, à sa négation active, intervention dans la culture, actualité de l’esprit dans son contenu concret. On ne parlera plus d’une peinture que pour son intention, son message, sa cohérence et non pour sa rupture formelle déjà consommée.

Dès lors ce n’est plus seulement la singularité de l’artiste, son acte, mais la négation en tant que telle, contenant la critique de sa représentation, la singularité, et donc la diversité, du contenu qui redevient pertinente mais son pouvoir de mobilisation ou d’inspiration, doit s’inscrire dans une perspective, une école, un mouvement social où elle fait sens et série. Formellement, il est certain que la figuration de la réalité reste supérieure aux vertus de l’abstraction en possibilités d’évocation, mais ce ne peut plus être désormais qu’une figuration formelle, abstraite. De même la prose sera toujours supérieure à la poésie pour épouser la pensée de son écriture mais n’atteindra sa vocation véritable qu’à se faire poétique, illuminations. Reste que la Prose comme la Peinture ont la nécessité d’exposer la critique de leurs moyens formels dans le geste même dont ils s’affirment.


Esquisse d’une théorie de la musique
Son élément propre est l’intériorité comme telle. III-18
Sous ce rapport, elle constitue un mode de représentation qui, s’il a pour forme et pour contenu le subjectif, puisque en tant qu’art elle sert à communiquer l’intériorité, reste subjectif même dans son objectivité [..] elle enlève à l’extériorité tout caractère objectif. III-321
L’extériorisation doit être celle d’un sujet vivant qui, par elle, communique aux autres, leur fait partager toute cette intériorité. III-343
Les oeuvres d’art sont et restent des objets existant en soi et par rapport auxquels nous sommes et restons toujours de simples spectateurs. Mais, dans la musique, cette distinction n’existe pas. III-323
  • Le sujet et le temps : sentiment et mesure
  • Le principal élément de l’intériorité abstraite auquel se rattache la musique est constitué par le sentiment [..] Elle s’élargit alors jusqu’à devenir l’expression de tous les sentiments particuliers, de toutes les nuances de la gaieté, de la joie, de la bonne humeur, du caprice, de l’allégresse et du triomphe de l’âme, de toutes les gradations de l’angoisse, de l’accablement, de la tristesse, de la plainte, de la douleur, du désespoir, de la mélancolie et, enfin, de l’adoration, de la vénération, de l’amour qui deviennent des objets d’expression musicale [..] Mais elle doit dépouiller l’expression naturelle de sa sauvagerie, la modérer, éliminer ce qu’elle a d’excessif et d’inadéquat à la situation. III-335
    Comme la pensée consciente, l’intuition et la représentation comportent nécessairement une distinction entre le moi, sujet de l’intuition, de la représentation, de la pensée, et l’objet de l’intuition, de la représentation et de la pensée. Mais dans le sentiment, cette distinction est supprimée ou plutôt, elle n’a pas eu le temps et la possibilité de s’affirmer, car le contenu forme avec l’intériorité un tout indivisible et inséparable. III-336
    Mais le temps n’est pas, comme l’espace, un côte-à-côte positif : il est, au contraire, une extériorité négative. III-347
    On peut dire que le moi réel lui-même fait partie du temps avec lequel il se confond, si l’on fait abstraction du contenu concret de la conscience ; et cela parce qu’il n’est au fond pas autre chose que ce mouvement vide qui consiste à se poser comme un "Autre" et à supprimer ce changement, en n’y conservant que soi-même, c’est-à-dire le moi, en tant que moi, et uniquement comme tel. III-41
    Le temps apparaît tout aussi bien comme un écoulement régulier et une durée indifférenciée.
    Mais la musique ne peut laisser le temps dans cette indétermination et indifférenciation ; elle doit, au contraire, lui donner une détermination précise, le soumettre à une mesure, ordonner son écoulement d’après les règles de cette mesure. III-347
    Le moi apparaît comme l’étant-pour-soi, dont la concentration interrompt la succession sans détermination des moments du temps, fait des coupures dans l’abstraite continuité. III-348
    Mais la satisfaction que, grâce à la mesure, le moi éprouve à se retrouver soi-même est d’autant plus complète que l’unité et l’uniformité ne sont pas celles du temps ni des sons comme tels, mais appartiennent au moi qui les introduit dans le temps en vue de sa propre satisfaction. III-349
    Mais pour que la musique exerce toute l’action dont elle est capable, la simple succession abstraite de sons dans le temps ne suffit pas. Il faut encore un contenu, il faut qu’elle éveille dans l’âme un sentiment vivant, qu’elle soit elle-même l’âme de ce contenu, son expression sonore. III-341
  • L’harmonie rationnelle
  • Les sons entre lesquels existe un accord direct tel qu’en les entendant nous ne percevons aucune différence ou opposition entre eux, sont ceux dont les vibrations ont des rapports numériques de la plus grande simplicité, alors que ceux dont l’accord ne se trouve pas réalisé dès le début résulte de proportions concordantes plus compliquées. Les octaves font partie du premier groupe. Lorsqu’on accorde une corde dont les vibrations déterminées donnent le ton fondamental, et qu’on la partage en deux, on obtient de la moitié, dans le même intervalle de temps, un nombre de vibrations égal au double de celui de la corde entière. On a de même, dans la quinte, trois vibrations contre deux que comporte le ton fondamental, et dans la tierce cinq contre quatre. Il en est autrement de la seconde et de la septième qui comportent huit vibrations d’un ton fondamental contre neuf et quinze. III-359
    Le son consiste donc, physiquement, en résonances : un phénomène ondulatoire transmis à l’oreille par la corde mis en vibrations, soit par le marteau, l’ongle ou l’archet. Un son se définit ainsi par sa période : le nombre d’oscillations par secondes. Ce qu’on appelle l’octave consiste dans une période double de la précédente. Un Do ayant une période X par secondes, le Do à l’octave aura une période 2X par secondes. La détermination des 6 autres notes se fait dans l’intervalle entre X et 2X. Le découpage s’est d’abord fait selon les accords physiques, c’est-à-dire par un couplage harmonieux de 2 vibrations (ou notes). L’harmonie résulte d’un rapport simple (rationnel) entre les deux notes permettant aux périodes de se combiner de manière stable, donc reconnaissable, reproductible, contrôlable. Plus les sons sont instables moins ils se différencient, épuisant leurs possibilités d’oppositions significatives. S’il faut bien sùr utiliser de tels sons dans la musique, il ne faut donc pas en abuser. Cependant, respecter scrupuleusement cette contrainte harmonique physique amenait à multiplier les notes au-delà du raisonnable et le "Clavecin bien tempéré" se limitant à une subdivision linéaire en 7 notes amenait une rationalisation fondamentale même si elle contre-disait partiellement le fondement de l’harmonie, montrant sa productivité avec Bach, en permettant une véritable polyphonie. La deuxième contrainte de la musique est pourtant la simplicité, la lisibilité immédiate de la ligne mélodique. La culture des connaisseurs vise à complexifier le développement d’un thème mais vite la musique est menacée d’inexistence pure et simple lorsqu’elle s’éloigne trop de l’évidence, de la culture commune et de ses résonances. Il n’y a plus de diversité perceptible au-delà d’un certain niveau de complexité. La pure simplicité ne suffit pourtant pas à faire de la musique. Lévi-Strauss qui fait de la fugue la transposition de la structure mythique dans la musique savante y voit une opposition constitutive qui réussit à se résoudre à la fin "Il n’y a pas d’oeuvre musicale concevable qui ne s’ouvre sur un problème et ne tende vers sa résolution." (L’homme nu p590), confirmant Hegel : "Avec l’opposition se trouve donc posée la nécessité d’une résorption des dissonances et d’un retour à l’accord à trois tons. C’est ce mouvement, celui du retour à l’identité avec soi, qui est le seul vrai. III-363".
     
  • Le rythme : identité et différence

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    Le rythme est peut-être plus fondamental encore que l’harmonie, mais lui aussi consiste en accords/désaccords. L’introduction du temps n’est plus physique comme dans le son vibratoire, mais mesure logique, dialectique où les temps doivent s’opposer, se répondre, se contredire et surprendre, chaque coup de tambour devant marquer la cadence et être nouveau à chaque fois. La régularité ne suffit pas au rythme qui doit lui-même être modulé (temps fort, temps faible). Il s’agit, avec les points stables et instables fournis par l’instrument harmonique, de donner consistance à une signification qui existe pour nous. Cette signification, pour exister doit se différencier, elle s’inscrit donc dans une histoire, comme transgression de cette histoire. Ce n’est pourtant pas pur jeu de l’esprit car la participation du corps donne les principaux repères de signification du rythme comme du chant (Les rythmes du coeur et de la marche, la voix humaine) et la communauté en dicte l’occasion.
     
  • Le génie de l’imprévisible

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    La mélodie ajoute une dimension de liberté jouant d’un thème arbitraire soit en répétitions (refrain), soit en variations (fugue) soit en oppositions (sonate) soit en évolution (romantique).

    Aucune généricité ne garantit le sens pourtant. Le sens s’use. Impossible de prédire la transgression nécessaire qui s’impose dans l’engagement irréductible du sujet, le risque qu’il assume. La négation, la transgression doit accomplir le maximum de destruction des règles existantes tout en les conservant (elle opère par généralisations comme la science) et en posant de nouvelles règles assez solides pour constituer un lieu d’expression durable. Une musique est créative et passionnante seulement lorsqu’elle devient langage où s’affrontent des conceptions du monde. C’est ce qui a fait le foisonnement du Rock jusqu’à sa négation Punk et New Wave, voire Disco qui en est immédiatement l’annulation du sens qui sied si bien aux tractations commerciales du Show Biz. Les nouvelles tendances sont insipides et, pour se développer, il faut qu’un certain parti pris en éloigne durablement les financiers malgré les premiers succès. C’est ainsi que le Rap a pu donner une impulsion nouvelle mais déjà bien commercialisée.
     

  • Position historique

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    La musique fut toujours rythmes, danses, chansons, jeu de la répétition et de la variation. Le développement de la polyphonie avec la fugue et le clavecin bien tempéré inaugura la musique formelle occidentale qui, par structurations supérieures et libertés intérieures donnera sonates et symphonies, classiques puis romantiques, jusqu’aux rationalisations sérielles et aux musiques concrètes qui détruisent toute naturalité musicale et renoncent à tout code social.

    Le retour à la lisibilité s’effectue dans le Jazz puis dans le Rock selon le même processus accéléré, effet de la négativité, du refus de l’existant (sexe, drogue & Rock’n roll). La répétition n’est pas seulement la dimension temporelle d’une interprétation musicale, c’est aussi le mode de constitution des modes musicales qui obéissent à ses lois jusqu’à ce que la négation se retourne en négation de la négation. Le Rock était ainsi cette positivation du Jazz mais cette joyeuse révolte adolescente ne gardera bientôt que la révolte de plus en plus négative et oubliera la joie de la transgression. L’opposition des Beatles et des Stones illustre la créativité du dialogue entre clair et obscur, la musique des Stones s’affadissant dès qu’ils n’ont plus incarné la négativité de leur alter ego positif.

    Le passage au Rap est un retour au texte, à la poésie.


    La Poésie perdue
    Après la peinture et la musique vient l’art de la parole, la poésie en général, le vrai art absolu de l’esprit se manifestant en tant qu’esprit. Seule en effet la parole est capable de s’approprier, d’exprimer, en en faisant un objet de représentation, tout ce que la conscience conçoit et revêt d’une forme qu’elle trouve en elle-même. III-19
    Nous pouvons dire, en général, que le caractère de la pensée poétique c’est d’être essentiellement figurée. Elle met sous nos yeux non l’essence abstraite des objets, mais leur réalité concrète, non les traits occasionnels de l’existence, mais une apparence telle que nous saisissons immédiatement et de façon indivise, à travers la forme extérieure et individuelle, l’essence : la représentation offre à nos yeux comme un seul et même tout le concept de la chose et son existence. PUF122
    L’image poétique, par conséquent, nous offre la richesse des apparences sensibles fondues immédiatement avec l’intérieur et l’essence de la chose, de manière à former un tout original.
    Le premier effet qui en résulte, c’est l’intérêt pour la pensée poétique de s’attarder sur la forme extérieure comme exprimant la chose même dans sa réalité, de la faire considérer comme digne d’attention, et de lui donner de l’importance. PUF 123
    Nous sommes arrivés ici au terme de l’art romantique, à ce point de vue moderne dont le caractère consiste en ce que la subjectivité de l’artiste se met au-dessus de l’oeuvre et de son contenu, se regarde comme affranchie de toutes les conditions imposées par la nature déterminée du fond comme de la forme, croit que le fond aussi bien que la manière de le traiter, tout dépend de sa puissance et de son choix. PUF 203
    Mais, par là aussi, l’intérêt pour l’objet représenté se reporte uniquement sur la brillante subjectivité de l’artiste lui-même, qui cherche à se montrer, et qui, dans ce but, ne s’applique pas à exécuter une oeuvre d’art parfaite en soi, mais à faire une production dans laquelle le talent du sujet apparaisse et se montre seul. Or, du moment où cette subjectivité ne concerne plus les moyens extérieurs, mais le fond même de la représentation, l’art tombe dans le domaine du caprice et de l’humour. PUF 203
    Si la poésie a détruit tout formalisme de l’expression il n’y a pas à s’en étonner à lire dans Rimbaud déjà le passage au contenu. Mais la vieille littérature a eu de beaux jours encore après Rimbaud et Mallarmé. Ce n’est qu’après DADA et le Surréalisme qu’elle a paru datée. Joyce avait mené la subjectivité jusqu’à la singularité pure ne laissant d’autre possibilité que la répétition, le retour aux formes du passé.
    Je m’en vais. Ô fin amère !... Et c’est vieux et vieux c’est triste et vieux c’est triste et las je m’en retourne vers toi, mon père froid mon père fou et froid mon père furieux et fou et froid, jusqu’à ce que sa taille si haute que je vois de si près, ses crilomètres et ses crilomètres, ses sangloalanglots, me malselle et me mersalle, et je me rue, mon unique, dans tes bras... Avelaval... Si doux ce jour à nous. Oui... Si je le voyais fondant sur moi maintenant les ailes blanc déployées comme s’il arrivait d’Archangelisk, je m’épense que je tomberais morte à ses pieds, humblement, simplement, rien que pour me débarbouiller... Pfuit. Une mouette. Des mouettes. Appels de loin. Venant, loin. Ici la fin. Nous maintenant. Gros Finnegan. Prends. Une bisedetloi, moimoimemormoi. Jusqu’à ce que mille fois te... Les clefs de. Données ! Un chemin un seul enfin aimée le long du ! [dernière phrase du livre qui boucle avec la première]
    Joyce. Finnegan’s Wake
    Le lettrisme a prétendu, avec Isou, instaurer un subjectivisme encore plus radical jusqu’à la négation de l’oeuvre ne laissant que le portrait d’un artiste supérieur à ses créations. La séduction peut en être encore présente malgré tout le ridicule de la pose mais, en tout cas, renvoi l’art formel achevé à une reproduction artisanale touristique et sans grande envergure ni rigueur. L’extrême de la singularité surréaliste s’est épuisée d’elle-même et l’amour n’est plus de mise, déconsidéré depuis longtemps (écartelé entre féminisme, Sida et les enfants du divorce). Debord a prononcé la fin de l’Art, pour une négation par l’expression des conditions existantes, du mensonge dominant, pour un contenu universel qui ne peut être que celui de notre universelle singularité et liberté. Peu nous importent les personnalités singulières, extravagantes qui occupent nos écrans, leur sincérité n’est pas en cause, nous ne pouvons nous intéresser qu’à ce qui exalte notre propre liberté comme celle de tous et lui donne forme universelle. Elle ne peut avoir forme que de refus jusqu’au refus de l’expression elle-même dans sa représentation spectaculaire.

    Que la joie demeure dans de nouvelles chansons, la nouvelle poésie devra être vraie et scandaleuse, poésie de résistance, menace pour la censure et unité du refus, informalité de la dénonciation, fraternité des exclus. La justesse de ton doit être rapportée à la position de l’artiste par rapport à son énonciation. La poésie n’est pas joie, recueillement apaisé, pensée qui remercie mais révolte hautaine qui exalte et unit les oeuvres humaines au dessus de la barbarie ordinaire et des luttes d’intérêts. Ce que recueille l’écriture est la trace la plus ténue, la plus fragile, d’un éclair oublié, aveuglante présence d’une liberté infinie.

     
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