Ontologie du vivant

Le sujet comme (incomplétude du) savoir

I. Évolution (l'inné)

1. Au commencement il y a le mouvement mécanique de l'action et de la réaction.

2. Puis se forment des organismes, ensembles qu'on peut dire animés par le mouvement d'une régulation qui leur assure stabilité et durée opposées à l'entropie (frayages, fleuves, foules).

3. Enfin le vie végétative émerge de l'évolution comme reproduction "qui a la capacité de faire des erreurs" (Canguilhem), devenir de la cellule qui en est l'unité individuelle (génome). La sexualité représente bien l'intègration de cette nécessité ontologique de l'erreur au coeur de la reproduction pour s'adapter aux variations temporelles.
 

II. Apprentissage (l'acquis)
1. L'évolution aboutit à l'âme animale, une vie mobile qui n'est pas seulement la capacité de ressentir mais bien celle d'apprendre et de vouloir, l'unité du corps constitué par l'opposition du sujet à l'objet dans l'intentionalité et la répétition qu'il vaut mieux appeler subjectivité plutôt que conscience.

2. Cette subjectivité primitive de l'instinct objectif s'élève à l'esprit comme pure relation, intersubjectivité, "représentation collective", d'abord par l'imitation et la rivalité, constitution d'un objectif social dans un apprentissage collectif.

3. Enfin cet esprit collectif immédiat se matérialisant comme norme dans un langage et une culture nous fait accéder à la dimension de la parole, du discours et de l'identité, de la responsabilité et du mensonge, de la raison et de la folie. Avec les mots tout est possible et rien n'est vrai. Le symbolique c'est ce qui n'est pas réel mais il donne support au savoir collectif. Le sujet de ce savoir, comme pur désir de désir, c'est celui qui peut se (nous) tromper : "errare humanum est", c'est donc d'abord un manque de savoir.
 

III. Histoire (l'écriture)
L'apprentissage s'inscrit dans le discours comme savoir selon plusieurs niveaux. Nous apprenons aussi à apprendre (Piaget, Bateson) et nos représentations témoignent toujours de présupposés généraux appelés episteme ou paradigme, sortes d'automatismes impensés qui caractérisent une culture, un milieu, des habitudes de pensées. Mais le savoir, dans sa finitude et son incomplétude, est cumulatif, comme apprentissage, à un degré bien supérieur encore lorsque l'écriture lui donne un support durable au-delà de nos mémoires. L'écriture inscrit aussi la convergence des cultures dans un récit universel. La matrice de l'histoire c'est bien le savoir qui va trouver avec l'écriture un ancrage dans l'être indépendant du sujet.

1. Le processus d'apprentissage historique concerne d'abord la technique et commence vraiment par le travail et la domination (l'agriculture et l'esclavage), avant de se recueillir et de progresser dans l'écriture.

2. L'accumulation technique produit collectivement la Science et l'industrie, le General knowledge comme moment historique qui sait qu'il sera dépassé. Le mouvement historique d'accumulation du savoir collectif accompagne l'accumulation des biens et la construction du Droit, jusqu'à notre mondialisation. L'économie est la simple régulation extérieure de ce travail collectif d'accumulation qui réduit l'individu, salarié ou consommateur, à la singularité vide d'un calcul et à la gestion des populations d'un biopouvoir anonyme.

3. Ce mouvement historique du savoir accédant à la conscience de soi, s'appelle l'historicité qui est le savoir du manque, l'inscription du non-savoir au coeur du savoir lui-même mais c'est aussi le fondement de notre autonomie de sujet, de notre liberté politique et de notre engagement de citoyen envers l'histoire comme histoire conçue et non plus seulement subie. Ce non-savoir constitue notre intériorité et notre dignité, notre mystère et notre singularité irremplaçable. Ce sont ces caractères de responsabilité sur la totalité historique et de critique du savoir qu'on retrouve dans l'écologie qui intègre la négativité de la science ou de l'industrie et la valorisation de la diversité au nom de la totalité elle-même dont nous devons devenir conscients et responsables (du climat par exemple) : passage de la concurrence à la solidarité, de la compétition à l'assistance (au droit à l'existence et au droit à l'erreur). C'est ce passage qu'il faut penser de la conscience du global à l'autonomie locale, passage qui est en même temps appropriation de la totalité mais à partir de l'individu considéré dans son autonomie comme savoir, c'est-à-dire le retour de l'individu quelconque du salariat à la personne riche de son histoire et de sa formation, consciente de soi comme responsable des autres. C'est aussi le passage du travail dominé à la libération du potentiel individuel, à la productivité de l'autonomie et de la passion.

Le passage de sa détermination à sa réalisation a lieu grâce à la conscience et à la volonté, lesquelles sont tout d'abord plongées dans leur vie naturelle immédiate ; pour objet et fin, elles ont d'abord la détermination naturelle comme telle, qui, du fait que c'est l'esprit qui l'anime, est elle-même infinie quant à sa prétention, sa puissance et sa richesse. Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre ; l'évolution, calme production dans la nature, constitue pour l'esprit une lutte dure, infinie contre lui-même. Ce que l'esprit veut, c'est atteindre son propre concept; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie.

De cette manière, l'évolution n'est pas simple éclosion, sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même ; de plus elle n'est pas seulement le côté formel de l'évolution en général mais la production d'une fin d'un contenu déterminé. Cette fin, nous l'avons définie dès le début ; c'est l'esprit et certes, d'après son essence, le concept de liberté.

Leçons sur la philosophie de l'histoire Vrin p51


Mais en fait la conscience de soi est la réflexion sortant de l'être du monde sensible et du monde perçu; la conscience de soi est essentiellement ce retour en soi-même à partir de l'être-autre. Comme conscience de soi, elle est mouvement. Donc pour elle l'être-autre est comme un être, ou comme un moment distinct.

Mais l'unité de la conscience de soi avec cette différence est aussi pour elle, comme second moment distinct.

Cette unité doit devenir essentielle à la conscience de soi, c'est-à-dire que la conscience de soi est désir en général.  Ph I, 146

Car la chose n'est pas épuisée dans son but, mais dans son accomplissement ; et le résultat n'est pas le tout effectif, mais ce tout avec son devenir ; le but pour soi est l'universel sans vie, comme la pulsion est pur élan auquel manque encore son effective réalité; et le résultat nu est le cadavre que la pulsion a laissé derrière elle. Ph, II, 5


Le caractère ontologique de l'apprentissage sert de fondement à la signification (même dans sa réduction pavlovienne au code, au simple automatisme). C'est enfin cette même structure historique de la signification et de l'apprentissage qui projette le poids de notre passé en destin. Cette morne extrapolation continue le travail constant de la mémoire et d'une accumulation de matériel de plus en plus difficiles à reconfigurer mais cette rigidité elle-même est habituellement source d'efficacité. Il y a une dialectique constante mais dont les termes évoluent sans cesse de l'énonciation à l'énoncé, révolte de la créature contre le ciel qui l'a créé.

Le sujet intervient toujours comme savoir, et donc comme liberté. Le savoir est toujours savoir d'un sujet même si c'est toujours aussi un savoir collectif, moment d'une évolution historique, c'est un processus collectif infini d'apprentissage où chacun a sa part. Le sujet historique comme apprentissage et finalité, savoir et liberté, s'identifie pourtant au manque de savoir, son incomplétude constituant le processus de l'apprentissage lui-même, tout comme la simple possibilité de la liberté qui est toujours un non-savoir (Dieu n'est pas libre s'il connaît l'avenir). Cela ne veut pas dire qu'il y aurait un désir de savoir, au sens où nous serions tous philo-sophes, mais seulement le désir d'en savoir assez pour nous décider. Il y aurait plutôt, comme le montre Freud, une sorte de désir de dormir. On se contente facilement de son propre savoir et l'expérience du monde s'éprouve durement, on croit tous à notre représentation du monde où se forge notre humeur. S'identifier au "manque de savoir" n'est donc pas vraiment l'inquiétude d'un désir de savoir, surtout il y a rarement le désir d'apprendre d'un autre, auquel on s'opposerait plutôt, même s'il y a un plaisir certain d'apprendre et surtout une angoisse de l'inconnu. De même, constater "Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend" (Lacan), n'implique aucune volonté (impossible) d'énoncer intégralement l'énonciation, mais plutôt la nécessité constante de répondre de ses énoncés. La subjectivité est un savoir actif qui peut être mobilisé, une liberté qui peut être asservie, mais c'est tout autant le mystère de l'incomplétude du savoir qui est aussi "le manque du savoir de l'Autre", l'obscure intériorité du sujet pour les autres qui le constitue comme partenaire et faire savoir, c'est-à-dire comme responsabilité de témoigner explicitement de ce qu'il est, répondre du sens commun.

Cette esquisse d'une ontologie du vivant dégage trois temps dialectiques : 1) mouvement, 2) collectif, 3) reproduction et liberté. Il y a donc 3 formes où se conjuguent unité et changement. De l'évolution à l'apprentissage et à l'histoire, c'est l'intériorisation de l'extériorité comme savoir, mais aussi l'intériorisation de l'extériorité comme telle dans le savoir (incomplétude). L'historicité est la prise en compte par le savoir de sa propre finitude, de la surprise, de l'imprévu, du réel enfin de l'événement comme extériorité mais cette marge d'erreur intégrée renforce le savoir et le rapproche du réel, qui lui échappe pourtant de plus en plus à mesure qu'il s'en distingue clairement comme savoir hypothétique, c'est-à-dire simple modèle ou représentation d'un monde qui reste transcendant. L'informatique témoigne tout autant que la physique du traitement de l'erreur à la base de leur déraisonnable exactitude qui n'implique pourtant aucune véritable certitude. La vérité de ce qui arrive ne peut coïncider avec la simple répétition d'un savoir éternel que l'événement déchire toujours : Toute existence est contradictoire. La vérité est toujours en position d'exception pour le savoir qui s'y mesure. Cela n'empêche pas la vérité d'exister, mais c'est ce qu'on doit apprendre les uns des autres, ce qui n'est pas encore su ou bien l'énonciation derrière tout énoncé. Contrairement au relativisme ou au scepticisme, identifier la vérité à ce qui manquera toujours au savoir n'est pas réduire tout savoir à néant mais le situer dans un processus d'approche du réel extérieur, d'inscription de l'extériorité.

"La pensée est la séparation de l'être, il faut dès lors s'assurer toujours qu'on ne rêve pas, critiquer ses propres présuppositions, dialoguer avec les autres. La négativité de la liberté est mouvement vers le réel. La fin de la philosophie est la réalisation de la philosophie comme prise de conscience de l'humanité dans des institutions et des pratiques démocratiques, réalisation du dialogue comme principe de contradiction".

Mouvement Collectif Reproduction
Évolution Forces (réaction) Organisme (régulation) Vie (erreur)
Apprentissage Animal (vouloir) Esprit (réciprocité) Discours (mensonge)
Histoire Travail (domination) Science (écriture)
Economie (droit)
Écologie (liberté)



 
1. Cycles et historicité

Si nous n'avons pas d'assise fixée dans l'être, en tant que sujet du savoir, notre représentation de la vérité y sera sujette aux fluctuations de l'humeur et de l'opinion. Ces fluctuations en contexte incertain prennent des formes cycliques (comme les cours de la Bourse, cf. Mandelbrot) mais orientées historiquement. Les cycles sont le système de régulation le plus répandu dans la nature et une histoire tâtonnante où rien n'est donné d'avance abrite aussi de multiples cycles (jours et saisons) ; cela ne veut pas dire que l'histoire se réduit aux cycles puisqu'elle est, au contraire, un processus cumulatif d'apprentissage où chaque savoir est acquis durement au contact des faits. L'historicisme, loin d'être un nihilisme, doit inclure dans le savoir le réel qui lui manque, c'est-à-dire le sujet de l'énonciation qui le constitue en savoir concret.

Ce manque au coeur du savoir le voue donc aux démentis du réel autant qu'aux cycles et au processus historique cumulatif. Il s'agit encore de connaître les limites du savoir pour les dépasser. Ainsi, savoir qu'on imagine l'avenir ou le passé avec les yeux du présent, qu'on reste toujours enfermé dans son temps, permet de s'ouvrir à d'autres possibles, envisager le contexte dans sa dynamique, entre autres dans ses diverses dimensions cycliques. Ce n'est pas croire avoir ainsi rejoint le réel mais c'est bien s'en rapprocher en s'en distançant.

Ceci permet aussi de distinguer, outre les ex-tases d'une trajectoire temporelle (passé, présent, avenir, commencement, travail, finalité) qui nous ordonnent dans une série, la position singulière par rapport au cycle, rupture ou continuité dans l'orientation, les anticipations ou les rattrapages. Le savoir est fluctuant, il se lasse de ses certitudes, s'endort dans ses habitudes ou s'enflamme collectivement.

Tout ceci peut paraître bien obscur mais la musique comme art temporel en rend parfaitement compte dans ses mouvements cycliques par l'opposition de l'événement et du fond sonore, du thème et de la variation, par les ruptures de rythme et les changements d'humeur qui doivent garder une unité reconnaissable qui fasse sens par rapport aux autres musiques.
 

2. Négativité et apprentissage

Selon l'universalité de l'idée, la méthode dialectique est autant la manière d'être du connaître, du concept se sachant subjectivement, que la manière d'être objective, ou plutôt la substantialité des choses, - c'est-à-dire des concepts dans la mesure où à la représentation et à la réflexion ils apparaissent tout d'abord comme des autres. Logique III p371

En fait le penser est essentiellement la négation de quelque chose qui-se-trouve-présent de façon immédiate. Enc. 85

En tant qu'il est activité, le penser est donc l'universel actif, l'universel qui se met-en-acte. Enc. 94

Dire que l'Absolu est non seulement Substance, mais encore Sujet, c'est dire que la Totalité implique la Négativité, en plus de l'Identité. C'est dire aussi que l'être se réalise non pas seulement en tant que Nature, mais encore en tant qu'Homme. Et c'est dire enfin que l'Homme, qui ne diffère essentiellement de la Nature que dans la mesure où il est Raison (Logos) ou Discours cohérent doué d'un sens qui révèle l'être, est lui-même non pas être-donné, mais Action créatrice (= négatrice du donné). L'Homme n'est mouvement dialectique ou historique (= libre) révélant l'être par le Discours que parce qu'il vit en fonction de l'avenir, qui se présente à lui sous la forme d'un projet ou d'un "but" (Zweck) à réaliser par l'action négatrice du donné, et parce qu'il n'est lui-même réel en tant qu'Homme que dans la mesure où il se crée par cette action comme une oeuvre (Werk). (Kojève. Introduction... p 533)


Il n'y a pas d'être assuré, de positivité immobile, de savoir originaire. Il n'y a que le processus temporel de l'Histoire comme apprentissage, exploration, liberté et donc aussi non-savoir (cercle herméneutique).

Il n'y a pas d'essence spinoziste, il n'y a que la pure liberté du non-savoir, l'ouverture à l'extériorité. Il y a d'abord accommodement à une réalité extérieure incertaine mais il y a aussi résistance à l'identification et à l'inégalité (Aristote - Passions de l'âme). En effet, il ne s'agit pas simplement d'apprendre le monde mais tout autant de faire savoir qui nous sommes, par nos paroles comme par nos actes. La cause finale est de devenir responsables de notre monde tout autant que d'y être reconnu, le concept comme appropriation est actif, comme tout apprentissage, et constitue fondamentalement la réalisation du réalisant. Nous ne pouvons être reconnus seulement par la loi qui que nous soyons, nous devons être reconnus dans notre transformation du monde.

Mais il n'y a pas de victoire dernière justifiant tous les moyens, le chemin est le but : il y a le combat constant de la vie, la fragilité de la flamme, entre l'être et le non-être. Je ne partage pas l'optimisme spinoziste de l'accord au monde, je pense au contraire que le moteur de l'histoire est le négatif, la révolte, la souffrance, la passion. Je ne méprise ni les plaintes, la rage impuissante ou le désespoir qui ébranlent les fausses satisfactions d'un monde d'illusions et nous sortent de l'inexistence. Je veux me faire témoin de ce non-sens car nous ne serons rien que ce que nous aurons été, on ne se pose qu'en s'opposant. Ce n'est pas pour entretenir l'identification à une image mythique, un idéal constitué (maniaco-dépressif). Je veux au contraire manifester, même au plus haut point, cette fragilité humaine essentielle habitée de doutes et prête aux ruptures, aux surprises, aux errements des révolutions du temps. La positivité des faits établis n'a pas besoin de nous.

Si Fin de l'Histoire il doit y avoir, ce ne sera pas la fin de la négativité et de l'homme comme Kojève le pensait, mais plutôt une nouvelle intériorisation du négatif, un passage de l'histoire purement cumulative à l'histoire conçue qualitativement comme écologie, de l'individu quelconque et sans histoires à la personne concrète intégrant son histoire, sa formation, ses compétences. Il nous faut prononcer la fin de l'histoire subie et de l'économie souveraine pour les accorder à nos fins humaines et aux contraintes de la reproduction. Même si certaines formes d'histoire sont révolues et certains savoirs acquis pour toujours, l'apprentissage est sans fin car l'avenir n'est jamais donné, puisqu'il peut être choisi, et si notre existence ne se manifeste comme liberté qu'en s'opposant au cours du monde, ce n'est pas forcément les armes à la main. Plutôt que d'idéaliser une histoire faite de fureur et de sang, ou bien le dynamisme du marché qui vient de son productivisme effréné, nous devons plutôt sauver l'avenir et réguler les marchés au service des populations en intégrant la productivité de l'autonomie et la formation du savoir.

3. Dialectique de l'apprentissage : cause finale et non-savoir

Tout liberté ou finalité implique un savoir sur ce qui est possible ainsi qu'un certain non-savoir sur l'avenir. La cause efficiente ne se confond pas avec la cause finale car elle doit passer par la médiation de la matière et de la forme (monstres, erreurs). C'est bien, en effet, à partir d'une réflexion sur l'existence des monstres qu'Aristote a constitué ses 4 causes comme faisant le compte des libertés ou erreurs possibles par rapport à une finalité. On peut se tromper sur la personne, sur le matériau, sur la forme et sur le contenu enfin. Il n'y a de cause qu'en fonction d'une intentionalité et comme autant de degrés de liberté, de manques de savoir, de choix possibles.

Rejetant tout dogmatisme, toute certitude, tout bien immobile (Agathon), philosopher c'est aller de Platon à Aristote (de Hegel à Marx). Intégrer le réel comme non-savoir au coeur du savoir. Il n'y a pas de savoir absolu si cela voulait dire "tout savoir". Pour Hegel, le savoir absolu est plutôt comme pour Fichte, le savoir sur le savoir comme savoir d'un sujet et processus d'apprentissage (Concept, Begriff). La dialectique est ainsi la négativité d'une finalité voulant transformer le réel, assumée par un sujet pour s'objectiver dans la matière extérieure en formes divisées où il se réalise comme contenu et désir, sorte de protestation du sujet contre le monde, mouvement actif de négation subversive qui est l'objectif du sujet. A mesure que le monde de la marchandise, qui se présente comme déjà-vécu et comme réduit à sa finalité pratique, ne laisse plus de place au non-savoir et à la décision, le sujet s'en trouve expulsé, laissé sans demeure. Notre existence de sujet vivant est essentiellement subversive comme résistance à l'objectivation, à la clôture, à la négation de la communication elle-même.

Le sujet comme savoir et manque fonde surtout la rencontre de l'autre comme désir de désir mais cette dialectique du non-savoir ne peut tenir lieu de certitude assurée car l'intervention du sujet, de son opposition y est toujours décisive et il n'y a jamais qu'une métamorphose du négatif. Ainsi la rencontre de l'autre implique la réciprocité au nom du non-savoir et l'acceptation du dialogue avec l'Autre mais l'indécidable ne peut se résoudre sinon dans un tiers arbitre. Le Droit, se constituant par le passage à l'écrit de cette réciprocité, va rationaliser et accélérer les échanges sur un principe d'équivalence qui finira par être négation de la rencontre. Le comble de la civilisation capitaliste prétendra incarner un état de nature introuvable. La "nature du libéralisme" est une nature entièrement reconstituée par le droit et d'une froideur sans vie (summum jus, summa injuria). Cette exténuation de l'individualisme précède pourtant la valorisation de la personne et de son histoire, la formation de chacun et le retour à une protection maternelle, à une économie coopérative du don et à une société d'assistance mutuelle. La dette ne disparaît pas sous l'abondance mais elle a simplement repris forme humaine comme échange social.

Rencontre->réciprocité->dialogue->droit (tiers, écrit)->échange->négation rencontre->droit à l'existence

4. Incomplétude et totalité (de l'en-soi au pour-soi)

Ce qu'il faut bien comprendre des enjeux de notre temps, c'est ce passage de la pure extériorité de l'histoire et des marchés à l'intériorisation de leur totalité dans leur incomplétude comme écologie responsable de l'avenir et valorisation de la personne autonome comme formation.

Ce problème de la totalité n'est donc pas seulement métaphysique puisque c'est le problème de l'idéologie du marché, de "la main invisible des marchés" et des "lois naturelles" du capitalisme alors que c'est un système de production totalitaire colonisant tous les aspects de notre existence marchandisée mais qui n'est pas voulu, seulement subi, pur fait. Les lois naturelles du libéralisme procèdent d'un interdit sur la totalité qui prend la forme d'une défense du droit privé contre le politique et qui est mis en scène par la Psychanalyse avec l'Oedipe. L'écologie est, au contraire, la politique qui devient responsable de la totalité, dépassant l'interdit "libéral" au nom des contraintes matérielles de reproduction, sans prétendre tout gouverner mais en laissant s'exprimer toute la richesse de l'autonomie.

Si le capitalisme unifie bien le monde aussi, l'homogénéise même, c'est en n'en voulant rien savoir, au nom des individus divisés, des multitudes du marché. Le capitalisme est bien un système complet (production, distribution, consommation) et unifiant (OMC, FMI) mais encore largement sur le mode de l'en-soi, du laisser-faire, du ravage. La gestion de l'économie doit passer à la responsabilité de la totalité (du climat) c'est-à-dire à l'écologie qui est la valorisation de la diversité et de l'autonomie au nom des intérêt globaux là où les intérêts privés en concurrence nivellent toute différence. Il faut accéder à la totalité aussi pour préserver l'avenir collectif, on ne peut se contenter de jouir du court-terme. Bien sûr, l'histoire nous a aussi appris qu'il ne fallait pas prétendre à un gouvernement totalitaire, à un pouvoir omniscient, ce n'est pas une raison pour laisser le navire sans gouvernail, au bon vouloir des marchés. Il s'agit de passer de l'histoire et de l'économie subie à l'histoire conçue et à une écologie responsable valorisant les personnes (leur formation, leur histoire), l'autonomie et la solidarité au lieu de laisser se poursuivre la destruction de nos ressources.

Ce n'est donc pas simple. Il n'y a pas d'un côté la totalité et de l'autre l'incomplétude mais une totalité qui intègre l'incomplétude comme vie, et une incomplétude qui ne recule pas à se mesurer à la totalité comme conscience collective accédant à la réflexivité de la conscience de soi. L'incomplétude de l'homme s'oppose à sa réduction à l'utile, au genre ou à l'essence, mais l'économie, comme interdit sur la totalité, correspond au moment purement extérieur du collectif et notre intervention doit susciter la conscience collective politique et active, alors que l'économie réduit cette conscience collective au spectacle subi, à la dictature de l'apparence, à l'usurpation par des sociétés secrètes ou des productions industrielles d'images.

Il s'agit de passer du biopouvoir salarial et de sa logique de domination dans la gestion des populations, à une écologie de la valorisation des ressources, du développement personnel et du développement local, passer de l'en-soi d'une totalité inconsciente au pour-soi d'une économie régulée, passer de l'individu salarié identique et vide (Bloom) à la personne riche de son histoire, passer en fait de l'économie à l'écologie.
 

5. Pathologies de l'apprentissage

Prendre au sérieux le fondement de la subjectivité dans le savoir doit nous amener à prendre en compte les pathologies de l'apprentissage telles que Bateson et l'école de Palo Alto en ont rendu compte (par le double bind par exemple). Dire que la réalité est construction n'est pas faux mais insuffisant par rapport au fait que c'est un savoir résultant d'un apprentissage. Schopenhaeur pensait que la folie était une maladie de la mémoire et non pas de la raison. Il semble qu'on puisse interpréter la folie comme certitude, forclusion du non-savoir. On retrouve cette folie dans la psychose scientifique, comme dans la théorie économique détâchée de sa base sociale. Pour la névrose, ce serait plutôt la culpabilité du non-savoir (impuissance ou impossibilité). Il faut cependant distinguer ce qui relève de l'apprentissage (on peut créer des névroses expérimentales) et ce qui relève de la dimension historique mettant en cause l'identification du sujet, sa place dans les discours. L'apprentissage prend aussi la forme de la dette, pour l'être parlant, dette qui nous retient dans la société de l'échange.
 

18/11/99


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