Une identité contradictoire

L'identité humaine, Edgar Morin
La méthode 5. L'humanité de l'humanité, Seuil, 2001
 
Le cognitivisme entre simplismes, contradictions et complexité
Le dernier livre d'Edgar Morin n'apporte pas vraiment de nouveautés mais constitue une bonne synthèse de ses recherches antérieures tout en étant plus simple sans doute, ce qui est une grande qualité pour s'introduire à la pensée complexe.

Cela ne va pas sans simplismes pourtant, peut-être inévitables à ce niveau. En effet, l'intérêt du livre est de se situer dans le discours scientifique, comme cognitivisme, et non dans la littérature philosophique. Il constitue une mise à plat qui oblige le discours rationnel à intégrer le non-rationnel, l'imaginaire, la folie, la liberté ; non sans aplatir des processus différenciés sous leur mode de manifestation. C'est un moment du discours scientifique, dirigé contre la spécialisation, le rationalisme et le scientisme et qui a donc son utilité. On peut regretter qu'il débouche sur un discours contradictoire d'une "raison folle" plutôt que sur le principe de précaution, sur une addition de spécialités plutôt que sur une pensée vraiment globale.

En suivant Kojève, on peut qualifier cette tentative de para-thèse qui plutôt qu'unir sujet et objet dans leur synthèse les maintient séparés. C'est-à-dire qu'on a un éclectisme qui fait penser à celui de Proclus multipliant les entités intermédiaires et les trinités à l'infini. On peut dire de Morin tout autant, qu'il "est donc, si l'on veut, l'homologue de Hegel. Si Hegel a dit tout ce qu'on peut dire sans se contre-dire (en parlant aussi de ce que l'on dit et du fait qu'on le dit), Proclus a dit (pratiquement) tout ce que l'on peut dire en se contre-disant, c'est-à-dire en re-disant la thèse et l'anti-thèse" 230, Kojève, Histoire raisonnée de la philosophie païenne, III. En d'autres termes on arrive à la conception chrétienne d'un homme à la fois ange et bête alors qu'il faudrait le comprendre plutôt comme "ni ange ni bête".

On est encore dans la séparation, jusque dans ses conséquences politiques. La "Parathèse est "à la fois" Action-discursive (thétique) du Citoyen (Discours élémentaire) et Discours-Agissant (anti-thétique) de l'Intellectuel (Discours exclusif)" précise Kojève idem 255. Situation qui correspond assez bien à notre situation présente d'action citoyenne et d'intellectuels spécifiques, de perte du monopole du pouvoir et du savoir sans effacer leur division. Eugène Fink avait bien posé cette question du cognitivisme comme une tentation de la phénoménologie et de Husserl même. Il opposait le cognitivisme comme théorie scientifique objectiviste, qui se donnait son objet comme chose-en-soi, à l'approche philosophique d'une construction conjointe du sujet et de l'objet qu'on peut dire historiciste ou dialectique.

Paradoxalement, ce maintien de la séparation sujet-objet pourrait venir de ne pas prendre assez en compte la séparation introduite par la parole, c'est-à-dire en restant trop biologique (ou aristotélicienne). Il n'est pas assez tenu compte de la fondation du sujet dans l'Autre comme désir de désir au point qu'on peut douter qu'il y ait un accès direct à soi qui ne soit exposé aux regards, au moins au regard divin. Comme nous le verrons la conséquence de ce biologisme touche d'abord la question de la jouissance, du bonheur et de la morale. On peut donc craindre le prochain tome consacré à l'Ethique. La dominante biologique se manifeste aussi lorsqu'il insiste avec raison sur le fait que toute autonomie est dépendante mais ne parlant pas des conditions sociales de l'autonomie il n'en vient pas à la conclusion logique d'un revenu d'autonomie par exemple, ou comment ne pas tirer à conséquences...

On peut reprocher aussi le manque de dialectique, approchée de milles manières (dialogiques, concurrentes-complémentaires, auto-éco-organisation, hologrammes, fractales, chaos, etc.) Ainsi, "l'écologie de l'action" se réduit à constater que nos actions peuvent se retourner contre nous par la réaction qu'elles provoquent. Le retour à l'origine et la régénération sont encore trop vitalistes, négligeant le poids de l'après-coup. Il y a bien sûr du vrai dans ce ressourcement, dans la réalisation du réalisant, l'objectivation de la liberté, mais la question de la reconnaissance n'est pas réglée pour autant.

Peut-on se satisfaire de "vivre poétiquement" ? Pour qui tant de cinéma ? Je vois là, la même contradiction que tous ceux qui nous parlent d'une religion privée, de plus en plus intériorisée, alors que la religion est ce qui doit justifier le lien social ! On aura sans doute besoin de poésie pour soulever les foules plus que pour produire un sens privé. Le réenchantement du monde est peu probable mais il ne peut résulter d'une disposition intérieure. Le soupçon vient de ce que vivre poétiquement ne soit pas autre chose que vivre dans la contradiction, sinon dans la folie. La poésie reste bien sûr essentielle mais si elle préserve sa fragilité et illumine le monde d'une résonance intérieure, il ne faut pas y voir la positivité niaise du recueillement joyeux des merveilles offertes à nos yeux étonnés, mais bien plutôt l'indignation, qui était pour Juvénal déjà l'origine de l'art, ou l'exquise douleur du désir et de l'amour qui s'éprouve et s'envoûte dans les reflets trompeurs de la langue, les promesses des mots. La poésie est une arme, un refus, une lutte ce n'est pas un divertissement (ou alors insupportable). Le prix à payer est redoutable. Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare.

La question est plutôt celle de construire un monde commun. Ce livre y participe en introduisant "l'irrationnel" dans la science, c'est-à-dire la liberté mais s'il suspend son jugement à la fin et donne le dernier mot à l'histoire, ce n'est pas sans nous suggérer une fin bien idyllique dans l'alternative entre nos monstres et l'amour comme si l'amour n'était pas la cause de la haine, comme si le Bien n'était pas toujours à hauteur du Mal.

Le tragique, ce que les psychanalystes appellent la castration, enseigne bien autre chose que le soulagement de la crainte et de la pitié. C'est pourtant un secret de polichinelle : que la jouissance est à la mesure de la douleur et qu'il n'y a rien de pire qu'un ennuyeux bien-être dépourvu d'émotions. Pour donner consistance au sens, il ne suffit pas de le réduire au savoir, il faut admettre que le sens prend consistance du sacrifice du corps en s'identifiant au manque jusque dans l'amour. Le sens ne vaut qu'à ce qu'on y mette le prix et un homme met sa vie en jeu pour une parole donnée. Le sacrifice, porteur du sacré, est le signe de la valeur des signes. Ce n'est pas seulement qu'un don exige un contre-don des dieux, mais bien que la destruction de ce qui a le plus de valeur est l'affirmation d'une valeur plus haute, que toute jouissance idéalisée est prélevée sur le corps. Du risque de la vie comme prix du sens. Ce pourquoi il n'est pas question du "désintéressement de l'artiste" mais bien plutôt de son sacrifice, en premier lieu du sacrifice du savoir-faire et de la reconnaissance. C'est sans espoir de ce côté. L'aurions-nous oublié que l'actualité nous le rappelle. La dureté du monde n'est pas celle de la matière et de ses lois mais bien du coeur de l'homme.

Cela n'empêche pas qu'on peut toujours améliorer les choses, ni que ce livre ne puisse être très utile dans les controverses avec les scientistes à la Sokal. Il est difficile d'intégrer à la fois la continuité avec le vivant, sans quoi la Métaphysique n'a aucune substance et la rupture avec le biologique dans le discours où la production du sujet se paie de son livre de chair. Il ne s'agit plus d'une difficile "complexité" ni d'énoncés contradictoires mais d'une perte intérieure, d'une amputation, d'un interdit primordial, on peut dire d'un malentendu sur lequel repose la circulation des désirs. On peut taxer cette philosophie, qui était celle de Freud et de Lacan, de pessimisme, quoique le pire n'est pas sûr, alors que c'est plutôt la limite à toute amélioration de l'espèce et à l'artificialisation de la vie. Sans risquer sa vie la reconnaissance n'est rien d'autre que l'idéologie de la liberté, nous prévient Kojève, idéologie de l'intellectuel qui renonce à imposer sa reconnaissance. Reconnaître au contraire cette cruauté du sujet pour lui-même comme constituant l'envers de la jouissance est sans doute la condition pour en modérer les ardeurs plutôt que d'entretenir des rêves dangereux de symbiose inhumaine habités d'ailleurs de cauchemars totalitaires tout aussi improbables dans une société en réseau (au-delà d'un seuil de connexions téléphoniques la plupart des dictatures s'effondrent). Le problème est intérieur, ontologique, c'est celui du désir :

D'ABORD SE DÉVELOPPA LE DÉSIR, QUI FUT LE PREMIER GERME DE LA PENSÉE.

CHERCHANT AVEC RÉFLEXION EN LEURS ÂMES, LES SAGES TROUVÈRENT DANS LE NON-ÊTRE LE LIEN DE L'ÊTRE

RIG VEDA X,129
 
C'est pourquoi la question est plutôt, du moins à mes yeux, celle de savoir si nous pourrons nous rassembler pour un projet commun au-delà du risque qui nous rend involontairement solidaires, si la liberté prendra le pas sur la peur. La question est de savoir si nous pourrons passer de l'histoire subie à l'histoire conçue, si nous pourrons atteindre, pour cela, le stade cognitif de l'unification planétaire et du principe de précaution, qui est la connaissance de nos limites et de notre ignorance, pour construire enfin un monde durable sur l'autonomie de chacun et le développement humain plutôt que de rêver à des mondes merveilleux en laissant planer le mystère...

On peut donc reprocher à ce livre 1) de ne pas assez historiser certaines catégories données pour éternelles sous prétexte de leurs analogies biologiques, 2) de recouvrir sous l'unité humaine la division de la société ramenée simplement à la division du sujet, 3) une idéalisation de la raison avec pour corollaire une idéalisation de l'imaginaire qui tombe dans le mystère au lieu de reconnaître l'ignorance au coeur du savoir comme principe de précaution. Plutôt que de vouloir contempler l'humanité de l'humanité ou compter les raisons d'espérer, nous devons nous engager dans l'aventure humaine comme processus qui n'a pas dit son dernier mot sur ce que nous sommes car cela dépend de nous et de ce que nous ferons.

 
12/11/01

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