La cause de la Liberté

 
1. La liberté pour les Grecs se confond avec l'indépendance (d'un Maître, des besoins) jusqu'au risque de la vie. Etre libre c'est être un homme de parole et de raison, responsable devant la cité, c'est agir conformément à sa nature et à la raison. Il n'est pas question ici d'échapper à toute causalité mais "seulement" à la dépendance vitale. Bien que les Grecs aient montré leur passion de la liberté et de l'égalité dans leur résistance au premier véritable empire universel, celui de la Perse de Cyrus, Hegel a pu dire que les Grecs n'avaient pas encore l'idée de la liberté.

2. C'est le judaïsme et le christianisme qui introduiront une liberté arbitraire, celle de Dieu, de la création, ainsi que celle de l'homme, du péché qui change l'avenir. Kojève interprète l'intervention de ce non-nécessaire comme étant d'abord celui du langage, de la nomination (les noms peuvent changer au moins d'une langue à l'autre). C'est la part de convention indécidable qui ouvre un espace de liberté engageant chacun à prendre position. La religion judéo-chrétienne impose pourtant une vision beaucoup plus radicale de la liberté qui ne recule pas devant la contradiction puisque cette liberté de l'homme s'oppose à la toute-puissance de Dieu. Cette contradiction sera réactivée par le protestantisme mais la solution de Paul ou d'Augustin consistera dans la théorisation d'un retrait volontaire de Dieu laissant l'homme a une liberté entière nécessaire pour maintenir la responsabilité pour chacun du péché comme de la conversion. Seule cette notion théologique du libre-arbitre exigerait l'impossible inconditionné qu'un Dieu peut concéder à l'homme mais que la science est bien incapable de donner.

3. Le discours de la science, au contraire, se construit sur la recherche des causes, d'abord sur un modèle mécanique. Dans cet univers, au moins depuis Leibniz, tout a une cause et ce qui arrive étant ce qui doit arriver, nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. La science prend donc la place de Dieu en nous déchargeant de la charge de la cause sur nos déterminations. C'est de là que Spinoza est parti. Pour lui la liberté, comme pour les Grecs, consiste simplement dans le développement sans entraves de son essence. Sinon, le sentiment de liberté ne résulte pour lui que de l'ignorance où nous sommes des causes. On peut dire pourtant qu'il s'agit d'une vision psychotique d'un réel compact, sans fissures ni respiration (sans chaos ni bifurcations).

4. C'est ici que Heidegger renverse la proposition de Spinoza dans "L'essence de la vérité" en montrant que la liberté est bien toute entière dans le non-savoir, l'errance, la décision qui n'est pas donnée d'avance entre plusieurs voies qui s'offrent à notre réflexion. On pourrait dire que la liberté, comme la vérité, est un phénomène cognitif propre à l'apprentissage. Pour que la vérité nous concerne il faut qu'elle ne soit pas insignifiante et donc il faut en éprouver d'abord le manque (un déficit d'information comme dit Laborit). On n'entend que ce qu'on attend. La vérité qui nous manque est d'abord celle de l'autre qui peut nous tromper, de même que notre mensonge, notre dissimulation constitue notre intériorité. Liberté comme Vérité s'incarnent d'abord dans la parole, dans l'échange inter-subjectif. Pas question ici encore d'inconditionné. Il n'est pas nécessaire d'être cause de soi pour être responsable de nos actes envers les autres, de nos finalités, nos intentions.

5. Kant oppose de manière suggestive, dans sa Critique de la raison pure, une page démontrant qu'il n'y a pas de liberté puisque tout à une cause, juxtaposé à une page démontrant la liberté puisqu'il y a des commencements. C'est ce qu'il appelle les antinomies de la raison et qu'il résout (mal) en opposant phénomène (conditionné) et chose en soi (libre). La liberté de Kant, délivrée du "pathologique", se réduit d'ailleurs à la raison, à la Loi universelle. Pour Hegel et Marx, la liberté devient négation de nos déterminations (pas toutes!), liberté de transformation de nos conditionnements. Si la force d'un idéal nous guide ou même si c'est simplement la liberté qui se réalise, il n'y a pas de sens à parler d'inconditionné : langage, culture, valeurs sont héritées. La conscience de soi est conscience de ses déterminations actuelles. C'est sur ce savoir que peut se construire une liberté qui se prend comme finalityé.

6. Si on ne peut sauver une liberté théologique, l'autonomie ne devrait faire aucune difficulté. Aussi bien Prigogine que René Thom ont montré qu'il y avait des ruptures de causalité, différents niveaux, différentes échelles de temps. La biologie et toutes sortes de régulations reposent sur cette soustraction à la causalité extérieure comme un toit nous protège de la pluie. Dès le niveau biologique et encore plus pour l'humanité, on parle de surdéterminations plutôt que d'une détermination  causale rigide et directe. Les lois sociologiques ont des caractères cahotiques. S'il y a autonomie, centre de décision, il y a de la liberté et de l'imprévisible (comme dans les combinaisons sexuelles). Cependant ce qui caractérise la liberté humaine, ce n'est pas cette possibilité physique d'une réponse décisive autant qu'imprévisible mais la possibilité de réaliser ses plans en projetant d'abord ce qui n'existe pas encore. C'est sa finalité qui caractérise l'action humaine jusque dans la culpabilité et non l'arbitraire du sans raison.

7. On parle en plusieurs sens de libertés comme de vérités dont il vaut mieux distinguer les différents modes qui correspondent aux quatre causes. En effet, les 4 causes représentent les 4 modes d'intervention d'une liberté et de la question de la vérité puisque la connaissance se fonde dans l'action. On distingue ainsi 4 vérités : conformité (code, tradition), vérification (expérience), impartialité (contrat, justice), authenticité (expression), auxquelles correspondent 4 libertés : indépendance, efficacité, engagement, projet. A ces 4 libertés correspondent enfin 4 morales : moralisme, éthique, justice, esthétisme.

On ne peut se passer du dogmatisme, comme le rappelle Legendre, car c'est une fonction du langage, de communication, l'autorité arbitraire de la langue. La politesse est un jeu de codes destiné à éviter les malentendus et permettre l'échange. La communication exige aussi le partage de valeurs communes. Bonnes moeurs, traditionalisme et conformisme ont ainsi une valeur d'appartenance constituant l'indispensable moralisme de tout être parlant.

L'éthique relève plutôt de l'efficacité et de la technique, d'un calcul utilitariste. L'éthique est relative au discours consistant dans l'attitude requise pour assurer son fonctionnement (voir Boltanski, l'école des conventions, les "cités"). En ce sens, l'éthique commerciale n'est pas l'éthique scientifique ou médicale même si les mêmes valeurs sociales peuvent être partagées. C'est uniquement sous cet angle qu'on peut assigner pour but à la morale le bien-être, une optimisation des plaisirs et des peines par l'habitude et le discernement. On peut dire que l'éthique comme méthode, ascèse, technique, restreint la liberté à court terme en lui donnant des limites profitables à plus long terme, logique de l'apprentissage et de l'investissement.

Il ne faut confondre ni moralisme, ni éthique avec la justice qui vient en troisième et tient plutôt à l'impartialité, la bonne foi, le désintéressement du juge. Cette passion de l'égalité est au coeur de la plupart des conflits.

Loin de négliger la quatrième sorte de morale, il faut considérer que c'est la plus importante puisqu'elle donne sens à notre vie comme projet, certains diraient comme roman, en tout cas comme récit où l'esthétisme n'est qu'une exigence d'authenticité. Les valeurs sont toujours relatives à une fin.

Tout ceci pour dire qu'il n'y a pas un problème de la liberté mais plusieurs et qu'il n'y a aucun besoin d'introduire une rupture avec les lois de la physique, ni un esprit extérieur autre que le langage, ni un phénomène quantique à la Penrose pour expliquer notre esprit comme finalité, sens, désir de désir, exigence de reconnaissance et distinction du bien et du mal.

3/1/2

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