Ce qui fait l'histoire, c'est le changement mais si ce n'était qu'un changement continu, une accumulation de progrès, on appelerait cela une évolution plus qu'une histoire. L'histoire nous ramène au récit et à ses péripéties imprévisibles, voire à la contingence des historiettes privées. Ce serait pourtant simple littérature ou mythologie, si l'Histoire n'était à la fois notre histoire, langages et savoirs constitués qui nous donnent la parole, en même temps que ruptures, renaissances ou reniements, la nécessité d'un "dire que non", de l'opposition des générations, la présence d'une responsabilité, d'une intervention comme négation du passé. L'histoire est à la fois tradition et transgression, trace d'un sujet qui se pose en s'opposant, d'une humanité qui se construit sur ses contradictions, d'une pensée dialectique qui s'emporte toujours un peu trop mais corrige ses excès, s'ajuste à son objet. Comme tout apprentissage, l'histoire est celle de transformations profondes de nos représentations devant une nouveauté qui les pulvérise, réorganisant notre "vision du monde" (paradigme, episteme). Le nouveau indique le mystère de ce que nous ignorons encore et qui nous donnera tort, l'histoire qui rassemble l'expérience du nouveau suggère un sens à ce récit de notre découverte qui n'a pourtant pas de fin.- 3000 1. Hiérarchie, écriture, Sumer, EgypteLa contradiction se creuse de ce qu'on peut dire, en même temps, que nous devons toujours donner un sens à cette histoire, considérée comme finie, mettre en acte ce qu'elle nous enseigne. On a toujours une vision du monde, une compréhension de l'Etre, une clôture du sens commun avant toute possibilité de réflexion, de même que nous devons donner sens à chaque fin de phrase tout en sachant que ce sens sera de nouveau mis en cause par les phrases suivantes. On ne peut rester dans le suspens du sens, les nécessités les plus immédiates en précipitent la fixation (fiction). On a beau savoir le temps infini (le mauvais infini pour Hegel), la fin de l'histoire est la supposition de tout acte historique, la totalisation historique notre tâche toujours recommencée. Penser l'histoire, c'est vouloir en tirer la leçon, s'approprier le commun pour un être entièrement historique, c'est assumer l'apprentissage de l'histoire pour guider notre avenir d'une ignorance qui grandit sans cesse.
On ne peut ni renier tout-à-fait son histoire, ni l'accepter entièrement car elle ne va pas en ligne droite (ce pour quoi l'infini en est une mauvaise représentation). Elle nous oblige et nous révolte mais s'impose à notre méditation et ne peut se réduire, malgré ses contradictions, aux purs hasards de l'existence. Il n'y a pas d'histoire sans inversions et répétitions. Aussi, plutôt que de rester fasciné par le récit historique, il est beaucoup plus instructif de s'intéresser aux tournants et périodes de l'histoire, en essayant de comprendre ce qui s'y joue. Les cycles, tout comme l'historiscisme, visent d'abord à une prise de distance avec le présent immédiat, un regard éloigné qui peut permuter les places.
Tous les historiens du long terme ont été frappés par ces mouvements cycliques, tout en ayant le plus grand mal à en donner une explication satisfaisante, de même les cycles économiques sont une réalité pour les mathématiciens sans permettre aucune prévision à court terme pourtant. Il y a déjà une longue tradition de théoriciens des cycles longs (Simiand, Schumpeter, Kondratieff, Labrousse, Braudel, Chaunu, etc.) qui ont apporté de nombreux éléments, manifesté des correspondances. On pense souvent avec raison que ces théories sont insuffisantes et trop tentées par un certain dogmatisme ; disons qu'elles sont primitives, cela ne veut pas dire qu'elles sont complètement fausses. Chercher les pôles des tournants historiques n'est pas une entreprise vaine mais indispensable pour tirer les leçons de notre histoire. Mesurer les rythmes et les périodes n'est pas tomber dans la numérologie ou l'astrologie, à condition de distinguer les substrats biologiques respectifs des différentes temporalités ou la répétition d'une succession de séquences logiques. L'étude des séries statistiques est aussi nécessaire que du temps de Labrousse. C'est la seule façon de prévoir son avenir alors que la ligne droite égare et nous livre, tout éperdu, au prochain effondrement.
Le projet de Robert Bonnaud est donc, non seulement un projet légitime mais c'est le projet historien même, encore dans son enfance. Il insiste assez sur ses incertitudes pour qu'on ne lui fasse pas grief des approximations de sa théorie actuelle mais pour qu'on engage un plus grand nombre d'historiens à se risquer sur le terrain théorique. L'originalité de Robert Bonnaud est de privilégier les tournants mondiaux qui sont assez nombreux et très significatifs. La question de l'unité du monde humain est ainsi posée, bien que la réponse, entre diffusionnisme et développement autonome, me semble mal posée car il y a assez de contacts pour qu'une contagion se produise et pas assez pour se passer d'une réappropriation autonome. Cette unité sera bien exotique pour la plupart qui ignorent l'histoire de la Chine notamment et dont pourtant Braudel avait déjà remarqué le parrallélisme avec l'histoire de l'Europe. C'est pourtant aujourd'hui que la noosphère de Teilhard de Chardin est devenue réelle sous la forme du Web. Ce n'est pas forcément le fait que ces tournants soient mondiaux qui doit nous retenir, dans un premier temps, mais le fait que cela permet de faire un premier tri dans les événements historiques simplifiant les premières approches.
Il faut prendre les concepts et les datations de Rober Bonnaud pour ce qu'elles sont. Il ne s'agit pas d'y croire, encore moins de penser qu'il y aurait là le dernier mot de l'histoire mais de s'en servir pour penser notre passé, repérer les ruptures plutôt que les continuités, et les mettre à l'épreuve des tournants qui nous attendent. Les théories des cycles et les pensées dialectiques sont surtout prisées au début d'un nouveau cycle... Pourtant un des enjeux les plus importants de ces théories est de dégager les pôles entre lesquels l'histoire oscille tout à tour. On ne peut ni être satisfait par l'état actuel de la théorie, ni ignorer complètement ses hypothèses et les correspondances flagrantes. Pour moi, Robert Bonnaud ne tient pas assez compte de la démographie et des effets générationnels, sans doute parce qu'il s'est d'abord intéressé au qualitatif avant le quantitatif, mais il ouvre des pistes qu'il faut explorer et je tisse mes propres repères (en petits caractères) dans ses périodisations.
-700 Hésiode, Upanishads- 220 3. Empire-féodalité (antiquo-médiéval)
-600 Thalès
-540 Pythagore
-500 Héraclite, Parménide, Confucius, Lao tseu, Yoga
-400 Socrate, Platon, Sun tse
-350 Bhagavad-Gîtâ, Aristote
-300 Stoïcisme, Epicurisme
-220 Guerres puniques, Chine1350-1450 Grande coupure (Braudel), grande peste, 1343-1362 baisse des températures
-170 Hermès trismégiste+ 30 Empire Romain
+135 Christianisme
400 Augustin
450-750 décadence romaine
630 Mahomet
800 Charlemagne, croissance 750-12501167-1244 Cathares
1180 Averroès, Maïmonide
1204-1261 Début occidentalisation (les croisés à Constantinople)
1260 Thomas d'Aquin (aristotélisme), urbanisation, séparation de la religion (raison, Etat)
1300 Maître Eckhart
1453 prise de Constantinople par les Turcs1467 1. Modernité, expansion, grandes découvertes, renaissance
1550-1850 petit âge glacière
1635 2. Communautarisme,
invention+innovation au plus haut, petit âge glacière
Rationalisme, individu, liberté et justice (Robinson),
jansénisme
1804 3. Industrialisme, expansion, 1857, 18861632 Galilée, 1637 Descartes, 1654 Pascal, 1670 Spinoza, Newton, Leibniz
1685-1785 Le siècle des lumières, 1690 Locke, Bayle, 1710 Berkeley, Defoe, Mandeville 1725 Vico, 1740 Hume, Montesquieu, 1750 Rousseau, Encyclopédie, 1780 Goethe, Kant
1790 Bentham, Fichte, Novalis
Grande guerre 1914-1918
1917 1. Proto-socialisme,
1929, 1936, 1956, 1968, 1992, 2005
Décolonisation, Europe
1917-1945-1974 URSS, Cubisme, Saussure, Wittgenstein, Spengler,
Buber 1930 Surréalisme, Heidegger, Francfort, Bachelard, Hitler
1940 Camus, Sartre, sécu, Hiroshima, ONU 1950 Lacan, Popper, nouveau
roman 1960 Foucault, consommation, espace, rock 1970 Féminisme
1974-1987-1998 Fin étalon-or, OMC, Derrida, néo-libéralisme,
écroulement URSS
1998-2013-2030
1917-1968 Proto-socialisme, rationalisme productiviste
1968-1998 Capitalisme généralisé,
moralisme
1998-2030 Economie plurielle, rationalisme éclairé,
Internet, écologie
Dans les tournants, il distingue les tournants qualitatifs (on change de direction) et les tournants quantitatifs (croissance, dépression). Le quantitatif peut être en intensité ou en étendu, le qualitatif positif ou négatif, "logisme" et "physisme" (il est illisible à cause de ses néologisme : il s'agit d'un abord logique ou physique des problèmes ou des plaisirs). Il décèle les principales alternances entre moralisme et rationalisme, politique et technicoéconomique, communautarisme et individualisme.
Les tournants mondiaux impliquent à la fois des oppositions revendiquées comme celles énoncés ci-dessus, mais aussi une recomposition des priorités, des préséances, entre le développement humain (reproduction, distribution), l'intensification de la circulation et la croissance de la production.
Pour la politique, il distingue l'horizontal (le rapports aux autres pays) et le vertical (le principe d'organisation interne). En fait l'extérieur et l'intérieur. L'extérieur oscille entre unité ou rapport à l'autre. L'unité est soit englobante (Empire), soit défensive (nationale) et le rapport à l'autre est soit une identification, soit une diversification. L'intérieur oscille entre égalité et liberté, l'égalité pouvant être soit partage (quantité), soit assimilation (fonction), de même la liberté est soit participation, soit permissivité.
Il nous situe dans de grands cycles 1804-1917 : libéralisme, 1917-2030 : socialisme (!). Après d'autres cycles (1467, 1635). Son idée est que l'échec de ce qu'il appelle le protosocialisme est temporaire, la période actuelle pouvant redonner chance à un socialisme moins brutal.
Dans notre cycle 1917-2030, 1968 représente le basculement libéral
corrigeant un protosocialisme sans liberté. 1998 représenterait
l'inversion de 68, un retour à l'égalitarisme et à
la politique. Pour lui 1998-2002 représentent une régression
relative mais la période chaude est 2002-2005. Les alternances lui
font penser que ce nouveau tournant privilégiera l'unité
(défensive, nationale, diversité), l'égalité
de participation, un retour du socialisme tout en restant très"circulationniste",
enfin le retour du rationalisme aux dépends du moralisme :
Annonçant une très grande dépression pour 2017-2089,
2039 inaugurant un nouveau cycle pourtant, les problèmes écologiques
semblent passer au second plan alors que nous avons l'opportunité
d'accompagner une décelération nécessaire. On ne reviendra
pas en arrière sur notre conscience planétaire.
L'important est de déterminer les oscillations sociales qui sont, pour Hegel entre médiat et immédiat, en soi et pour soi, extérieur et intérieur. Peut-on y ajouter l'alternance taoïste entre féminin et masculin ? Sans vouloir contaminer un travail scientifique avec des divagations ésotériques, il y aurait sans doute quelque chose à retenir de l'astrologie, qui médite ces questions depuis si longtemps, dans sa tentative de modélisation des oscillations de l'amour, de l'énergie, de la volonté, de la justice, etc.
Il est intéressant aussi d'approfondir la tripartition des sphères,
recoupant la tripartition indo-européenne qu'il renomme maladroitement
hommationnisme, circulationnisme et productionnisme (!) et dont il projette
les changements d'ordre dans chaque sphère par une rétroaction
de l'équilibre général sur ses éléments,
ce qui complique heureusement un schéma trop général.
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Prêtres
Signification Répartition Inventio Science Morale ou raison |
Guerriers
Médiation Circulation Usurpatio Technique Economie ou politique |
Producteurs
Fondation Production Imitatio Expansion Individu ou communauté |
Il faut appliquer à chaque élément, caractérisé d'abord par une hiérarchie particulière des sphères, une dialectique sujet/objet, extérieur/intérieur, qualité/quantité, positif/négatif :
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Technique | (économie) | ||||||
Extérieure
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Biologique
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Physique | |||||
Unification
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Amitié |
Egalité
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Liberté | Humaine | Naturelle | Spatio-temporel | Substrat | |
englobant
défensif
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profondeur
diversité
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partage
assimilation
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participation
permissivité
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bien-être
nombre
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animal
végétal
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spatial
temporel
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énergie
matière
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Le premier niveau distingue sujet et objet
Le deuxième niveau recoupe la division Etendue/intensité comme opposition extérieure et division intérieure.
Le troisième niveau montre plutôt la dialectique du même et de l'autre.
Le dernier niveau d'alternance semble recouvrir l'opposition qualité/quantité se combinant avec leurs caractères positifs/négatifs.
On peut être frappé par l'analogie des différents niveaux sujet/intérieur/même/qualité et objet/extérieur/autre/quantité sans pourtant qu'un niveau semble vraiment déductible du précédent.
Il ne faut pas confondre un tournant quantitatif (sans changement qualitatif) et le tournant qualitatif qui passe de la qualité à la quantité !