Robert Bonnaud, Tournants et périodes

Ce qui fait l'histoire, c'est le changement mais si ce n'était qu'un changement continu, une accumulation de progrès, on appelerait cela une évolution plus qu'une histoire. L'histoire nous ramène au récit et à ses péripéties imprévisibles, voire à la contingence des historiettes privées. Ce serait pourtant simple littérature ou mythologie, si l'Histoire n'était à la fois notre histoire, langages et savoirs constitués qui nous donnent la parole, en même temps que ruptures, renaissances ou reniements, la nécessité d'un "dire que non", de l'opposition des générations, la présence d'une responsabilité, d'une intervention comme négation du passé. L'histoire est à la fois tradition et transgression, trace d'un sujet qui se pose en s'opposant, d'une humanité qui se construit sur ses contradictions, d'une pensée dialectique qui s'emporte toujours un peu trop mais corrige ses excès, s'ajuste à son objet. Comme tout apprentissage, l'histoire est celle de transformations profondes de nos représentations devant une nouveauté qui les pulvérise, réorganisant notre "vision du monde" (paradigme, episteme). Le nouveau indique le mystère de ce que nous ignorons encore et qui nous donnera tort, l'histoire qui rassemble l'expérience du nouveau suggère un sens à ce récit de notre découverte qui n'a pourtant pas de fin.

La contradiction se creuse de ce qu'on peut dire, en même temps, que nous devons toujours donner un sens à cette histoire, considérée comme finie, mettre en acte ce qu'elle nous enseigne. On a toujours une vision du monde, une compréhension de l'Etre, une clôture du sens commun avant toute possibilité de réflexion, de même que nous devons donner sens à chaque fin de phrase tout en sachant que ce sens sera de nouveau mis en cause par les phrases suivantes. On ne peut rester dans le suspens du sens, les nécessités les plus immédiates en précipitent la fixation (fiction). On a beau savoir le temps infini (le mauvais infini pour Hegel), la fin de l'histoire est la supposition de tout acte historique, la totalisation historique notre tâche toujours recommencée. Penser l'histoire, c'est vouloir en tirer la leçon, s'approprier le commun pour un être entièrement historique, c'est assumer l'apprentissage de l'histoire pour guider notre avenir d'une ignorance qui grandit sans cesse.

On ne peut ni renier tout-à-fait son histoire, ni l'accepter entièrement car elle ne va pas en ligne droite (ce pour quoi l'infini en est une mauvaise représentation). Elle nous oblige et nous révolte mais s'impose à notre méditation et ne peut se réduire, malgré ses contradictions, aux purs hasards de l'existence. Il n'y a pas d'histoire sans inversions et répétitions. Aussi, plutôt que de rester fasciné par le récit historique, il est beaucoup plus instructif de s'intéresser aux tournants et périodes de l'histoire, en essayant de comprendre ce qui s'y joue. Les cycles, tout comme l'historiscisme, visent d'abord à une prise de distance avec le présent immédiat, un regard éloigné qui peut permuter les places.

Tous les historiens du long terme ont été frappés par ces mouvements cycliques, tout en ayant le plus grand mal à en donner une explication satisfaisante, de même les cycles économiques sont une réalité pour les mathématiciens sans permettre aucune prévision à court terme pourtant. Il y a déjà une longue tradition de théoriciens des cycles longs (Simiand, Schumpeter, Kondratieff, Labrousse, Braudel, Chaunu, etc.) qui ont apporté de nombreux éléments, manifesté des correspondances. On pense souvent avec raison que ces théories sont insuffisantes et trop tentées par un certain dogmatisme ; disons qu'elles sont primitives, cela ne veut pas dire qu'elles sont complètement fausses. Chercher les pôles des tournants historiques n'est pas une entreprise vaine mais indispensable pour tirer les leçons de notre histoire. Mesurer les rythmes et les périodes n'est pas tomber dans la numérologie ou l'astrologie, à condition de distinguer les substrats biologiques respectifs des différentes temporalités ou la répétition d'une succession de séquences logiques. L'étude des séries statistiques est aussi nécessaire que du temps de Labrousse. C'est la seule façon de prévoir son avenir alors que la ligne droite égare et nous livre, tout éperdu, au prochain effondrement.

Le projet de Robert Bonnaud est donc, non seulement un projet légitime mais c'est le projet historien même, encore dans son enfance. Il insiste assez sur ses incertitudes pour qu'on ne lui fasse pas grief des approximations de sa théorie actuelle mais pour qu'on engage un plus grand nombre d'historiens à se risquer sur le terrain théorique. L'originalité de Robert Bonnaud est de privilégier les tournants mondiaux qui sont assez nombreux et très significatifs. La question de l'unité du monde humain est ainsi posée, bien que la réponse, entre diffusionnisme et développement autonome, me semble mal posée car il y a assez de contacts pour qu'une contagion se produise et pas assez pour se passer d'une réappropriation autonome. Cette unité sera bien exotique pour la plupart qui ignorent l'histoire de la Chine notamment et dont pourtant Braudel avait déjà remarqué le parrallélisme avec l'histoire de l'Europe. C'est pourtant aujourd'hui que la noosphère de Teilhard de Chardin est devenue réelle sous la forme du Web. Ce n'est pas forcément le fait que ces tournants soient mondiaux qui doit nous retenir, dans un premier temps, mais le fait que cela permet de faire un premier tri dans les événements historiques simplifiant les premières approches.

Il faut prendre les concepts et les datations de Rober Bonnaud pour ce qu'elles sont. Il ne s'agit pas d'y croire, encore moins de penser qu'il y aurait là le dernier mot de l'histoire mais de s'en servir pour penser notre passé, repérer les ruptures plutôt que les continuités, et les mettre à l'épreuve des tournants qui nous attendent. Les théories des cycles et les pensées dialectiques sont surtout prisées au début d'un nouveau cycle... Pourtant un des enjeux les plus importants de ces théories est de dégager les pôles entre lesquels l'histoire oscille tout à tour. On ne peut ni être satisfait par l'état actuel de la théorie, ni ignorer complètement ses hypothèses et les correspondances flagrantes. Pour moi, Robert Bonnaud ne tient pas assez compte de la démographie et des effets générationnels, sans doute parce qu'il s'est d'abord intéressé au qualitatif avant le quantitatif, mais il ouvre des pistes qu'il faut explorer et je tisse mes propres repères (en petits caractères) dans ses périodisations.

- 3000    1.    Hiérarchie, écriture, Sumer, Egypte - 1350    2.    Moralisme
-700 Hésiode, Upanishads
-600 Thalès
-540 Pythagore
-500 Héraclite, Parménide, Confucius, Lao tseu, Yoga
-400 Socrate, Platon, Sun tse
-350 Bhagavad-Gîtâ, Aristote
-300 Stoïcisme, Epicurisme
-   220    3.    Empire-féodalité (antiquo-médiéval)
-220 Guerres puniques, Chine
-170 Hermès trismégiste

+ 30 Empire Romain

+135 Christianisme

400 Augustin
450-750 décadence romaine
630 Mahomet
800 Charlemagne, croissance 750-1250

1167-1244 Cathares
1180 Averroès, Maïmonide
1204-1261 Début occidentalisation (les croisés à Constantinople)
1260 Thomas d'Aquin (aristotélisme), urbanisation, séparation de la religion (raison, Etat)
1300 Maître Eckhart

  1350-1450    Grande coupure (Braudel), grande peste, 1343-1362 baisse des températures
1453 prise de Constantinople par les Turcs
  1467    1.    Modernité, expansion, grandes découvertes, renaissance
                   Philosophie de la nature, animisme, néoplatonisme, individu (portraits), argent > honneur
                    1467-1485-1510 1486 Pic de La Mirandole
                    1510-1560-1580 1510 Paracelse, Erasme, Machiavel, 1517 Luher, 1543 Copernic
                    1580-1610-1635 1580 Bodin, Montaigne 1592 Shakespeare, 1625 Grotius

1550-1850 petit âge glacière

  1635    2.    Communautarisme, invention+innovation au plus haut, petit âge glacière
                   Rationalisme, individu, liberté et justice (Robinson), jansénisme

1632 Galilée, 1637 Descartes, 1654 Pascal, 1670 Spinoza, Newton, Leibniz
1685-1785 Le siècle des lumières, 1690 Locke, Bayle, 1710 Berkeley, Defoe, Mandeville 1725 Vico, 1740 Hume, Montesquieu, 1750 Rousseau, Encyclopédie, 1780 Goethe, Kant
1790 Bentham, Fichte, Novalis
  1804    3.    Industrialisme, expansion, 1857, 1886
                   Libéralisme, réalisme, étalon-or
Romantisme (Hugo) puis réalisme (Balzac) 1850 réchauffement
                    1804-1849-1873 Hölderlin, Schelling, Hegel, Lamarck 1820 Schopenhaeur, 1830 Comte, 1840 Kierkegaard, Marx, 1860 Darwin, Renan
                    1874-1893-1913 Walras, subjectivisme, impressionisme, Nietzsche, Fege, Dilthey, 1890 Bergson, Gide, 1900 Freud, Husserl, Alain, Weber, Einstein, James

Grande guerre 1914-1918

  1917    1.    Proto-socialisme, 1929, 1936, 1956, 1968, 1992, 2005
                   Décolonisation, Europe
                    1917-1945-1974 URSS, Cubisme, Saussure, Wittgenstein, Spengler, Buber 1930 Surréalisme, Heidegger, Francfort, Bachelard, Hitler 1940 Camus, Sartre, sécu, Hiroshima, ONU 1950 Lacan, Popper, nouveau roman 1960 Foucault, consommation, espace, rock 1970 Féminisme
                    1974-1987-1998 Fin étalon-or, OMC, Derrida, néo-libéralisme, écroulement URSS
                    1998-2013-2030

1917-1968    Proto-socialisme, rationalisme productiviste
1968-1998    Capitalisme généralisé, moralisme
1998-2030    Economie plurielle, rationalisme éclairé, Internet, écologie
 

    Robert Bonnaud distingue 3 sphères ayant un certain degré d'autonomie, dont les tournants ne sont pas toujours synchrones : l'invention (la pensée), l'innovation (l'action), l'expansion (l'activité) qui reprennent la logique des cycles d'innovation de Schumpeter.

    Dans les tournants, il distingue les tournants qualitatifs (on change de direction) et les tournants quantitatifs (croissance, dépression). Le quantitatif peut être en intensité ou en étendu, le qualitatif positif ou négatif, "logisme" et "physisme" (il est illisible à cause de ses néologisme : il s'agit d'un abord logique ou physique des problèmes ou des plaisirs). Il décèle les principales alternances entre moralisme et rationalisme, politique et technicoéconomique, communautarisme et individualisme.

    Les tournants mondiaux impliquent à la fois des oppositions revendiquées comme celles énoncés ci-dessus, mais aussi une recomposition des priorités, des préséances, entre le développement humain (reproduction, distribution), l'intensification de la circulation et la croissance de la production.

    Pour la politique, il distingue l'horizontal (le rapports aux autres pays) et le vertical (le principe d'organisation interne). En fait l'extérieur et l'intérieur. L'extérieur oscille entre unité ou rapport à l'autre. L'unité est soit englobante (Empire), soit défensive (nationale) et le rapport à l'autre est soit une identification, soit une diversification. L'intérieur oscille entre égalité et liberté, l'égalité pouvant être soit partage (quantité), soit assimilation (fonction), de même la liberté est soit participation, soit permissivité.

    Il nous situe dans de grands cycles 1804-1917 : libéralisme, 1917-2030 : socialisme (!). Après d'autres cycles (1467, 1635). Son idée est que l'échec de ce qu'il appelle le protosocialisme est temporaire, la période actuelle pouvant redonner chance à un socialisme moins brutal.

    Dans notre cycle 1917-2030, 1968 représente le basculement libéral corrigeant un protosocialisme sans liberté. 1998 représenterait l'inversion de 68, un retour à l'égalitarisme et à la politique. Pour lui 1998-2002 représentent une régression relative mais la période chaude est 2002-2005. Les alternances lui font penser que ce nouveau tournant privilégiera l'unité (défensive, nationale, diversité), l'égalité de participation, un retour du socialisme tout en restant très"circulationniste", enfin le retour du rationalisme aux dépends du moralisme :
     

  1. Déclin religieux et du moralisme
  2. Retour du rationalisme
  3. Fin des traditions et de l'histoire
  4. Fin du libéralisme, retour du politique
  5. Retour des mouvements sociaux et de la politique intérieure
  6. Retour de l'égalité, du social, du socialisme
  7. Fin de la permissivité
  8. Fin des Ethnismes
  9. Augmentation circulation+production
  10. Déclin du ludico-culturel

  11. Annonçant une très grande dépression pour 2017-2089, 2039 inaugurant un nouveau cycle pourtant, les problèmes écologiques semblent passer au second plan alors que nous avons l'opportunité d'accompagner une décelération nécessaire. On ne reviendra pas en arrière sur notre conscience planétaire.

    L'important est de déterminer les oscillations sociales qui sont, pour Hegel  entre médiat et immédiat, en soi et pour soi, extérieur et intérieur. Peut-on y ajouter l'alternance taoïste entre féminin et masculin ? Sans vouloir contaminer un travail scientifique avec des divagations ésotériques, il y aurait sans doute quelque chose à retenir de l'astrologie, qui médite ces questions depuis si longtemps, dans sa tentative de modélisation des oscillations de l'amour, de l'énergie, de la volonté, de la justice, etc.

    Il est intéressant aussi d'approfondir la tripartition des sphères, recoupant la tripartition indo-européenne qu'il renomme maladroitement hommationnisme, circulationnisme et productionnisme (!) et dont il projette les changements d'ordre dans chaque sphère par une rétroaction de l'équilibre général sur ses éléments, ce qui complique heureusement un schéma trop général.
     
     
    Pensée
    Action
    Activité
    Prêtres 
    Signification 
    Répartition 
    Inventio
    Science 
    Morale ou raison
    Guerriers 
    Médiation 
    Circulation 
    Usurpatio
    Technique 
    Economie ou politique
    Producteurs 
    Fondation 
    Production 
    Imitatio
    Expansion 
    Individu ou communauté

    Il faut appliquer à chaque élément, caractérisé d'abord par une hiérarchie particulière des sphères, une dialectique sujet/objet, extérieur/intérieur, qualité/quantité, positif/négatif :

Politique
Technique (économie)
Extérieure
Intérieure
Biologique
Physique
Unification
Amitié
Egalité
Liberté Humaine Naturelle Spatio-temporel Substrat
englobant
défensif
profondeur
diversité
partage
assimilation
participation
permissivité
bien-être
nombre
animal
végétal
spatial
temporel
énergie
matière

Le premier niveau distingue sujet et objet

Le deuxième niveau recoupe la division Etendue/intensité comme opposition extérieure et division intérieure.

Le troisième niveau montre plutôt la dialectique du même et de l'autre.

Le dernier niveau d'alternance semble recouvrir l'opposition qualité/quantité se combinant avec leurs caractères positifs/négatifs.

On peut être frappé par l'analogie des différents niveaux sujet/intérieur/même/qualité et objet/extérieur/autre/quantité sans pourtant qu'un niveau semble vraiment déductible du précédent.

Il ne faut pas confondre un tournant quantitatif (sans changement qualitatif) et le tournant qualitatif qui passe de la qualité à la quantité !

 
Jean Zin 12/2002


Index