REUNION DE TRAVAIL B1

 

LES UNITES DE PRODUCTION

 

 

 

 

 

 

 

texteS d’appui

 

1.  Le Tiers-secteur : un idéal-type

2.  Economie sociale, économie solidaire, tiers-secteur

 

 

Ces textes sont les chapitres 1 et 2 du rapport d’Alain Lipietz à Martine Aubry

sur l’opportunité de créer “ un nouveau statut d’entreprise à but social ”,

dont la publication est prévue en novembre 2000

 

 

 

 

 


 

 

I – LE TIERS SECTEUR D’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE :

UN IDÉAL-TYPE.

 

Au sens où l’on emploie ici le mot, un “ secteur ” économique[1] se caractérise par :

ñ                                                                                                                                      La nature des unités économiques qui le constituent (personnes morales ou individus, formes de coordination interne, pouvoir) ;

ñ                                                                                                                                      Le lien entre les unités et leurs travailleurs (salariat, bénévolat, participation ou non à la propriété…) ;

ñ                                                                                                                                      Le lien entre celles-ci et les bénéficiaires de leurs activités, c’est-à-dire la régulation de l’accès au bénéfice de ces activités (distribution, marché), ainsi d’ailleurs que le champ même de ces activités ;

ñ                                                                                                                                      Le financement de ces activités ;

ñ                                                                                                                                      Une régulation des rapports du secteur avec les autres secteurs, en particulier via l’État : fiscalité, subventions, etc ;

ñ                                                                                                                                      Un certain nombre d’institutions annexes, comme l’appareil de formation des dirigeants et des travailleurs.

Typiquement :

*      Dans le secteur marchand, des entreprises, regroupant des salariés sous la direction des propriétaires ou de leurs mandataires, offrent des biens et services au marché. Cette offre est validée par la vente, qui confirme l’utilité de l’activité ainsi dépensée, et offre à l’entreprise les moyens de payer les salariés, d’amortir le capital engagé par les propriétaires, et de rémunérer leurs avances.

*      Dans le secteur public, une administration, elle-même sous le contrôle d’élus, lève des impôts, et affecte des moyens et des salariés à la satisfaction de besoins de la société, selon des normes (cartes scolaire, hospitalière, etc.) déterminées par des procédures internes et validées par le débat démocratique.

Dans les deux cas, et si l’on met à part les travailleurs individuels du secteur marchand, les travailleurs sont donc des salariés, obéissant à des codes du travail assez semblables. Mais le “ marchand ” est régulé par le marché et la profitabilité, le “ public ” par les règles d’imposition et d’affectation, votées et administrées.

Ces deux schémas sont bien sûr des “ idéaux-types ”. Il est très peu de branches du secteur marchand dont une partie, voire la totalité, des entreprises ne bénéficie de quelques avantages fiscaux ou de subventions décidées par la puissance publique, au nom d’un objectif d’intérêt général ou local. Le secteur public lui-même valide une partie de son activité en vendant ses services, quoique ses travailleurs soient payés par l’État (exemples très différents : les cantines scolaires, la Poste). Très peu de “ personnes morales ” correspondent donc à ces idéaux-types. Cependant, les idéaux-types demeurent une référence non seulement idéale mais pratique. Les “ débordements ” des entités relevant d’un secteur vers des caractéristiques de l’autre secteur sont considérés comme des exceptions à la règle, et soigneusement balisés par le droit, en particulier le droit fiscal. Remarquons toutefois que certains “ secteurs ” particuliers (le logement, la santé, l’enseignement) réalisent des montages mixtes très complexes, quoique parfaitement balisés du point de vue fiscal et institutionnel. Ces secteurs (qui régissent à eux trois plus du tiers de la population active) sont à garder en mémoire dès lors qu’il s’agit de créer un “ tiers secteur ” délibérément mixte.

L’idée d’un “ tiers secteur d’utilité sociale, environnementale et culturelle ”, ou encore “ tiers secteur d’économie sociale et solidaire ”, termes que nous justifierons plus loin, a peu à peu émergé, au tournant des années quatre-vingt, du sentiment de crise de la dualité sectorielle marchand-public qui semblait devoir régir l’ensemble du modèle de développement de l’après-guerre, modèle que certains économistes ont appelé “ fordiste ”[2]. Cette crise apparaît d’abord en négatif : des besoins ne sont couverts ni par un secteur, ni par l’autre, alors que des actifs sont au chômage parce que, faute d’un financement adéquat, ils ne peuvent être mis au travail ni par l’un, ni par l’autre. Les premières mesures de “ financement mixte ” ont clairement été initiées pour “ insérer ” ces chômeurs (sous-entendu : vers l’un ou l’autre secteur). Au bout d’une vingtaine d’années ont émergé des justifications plus positives : pour satisfaire un certain type de besoins, il y a durablement place pour un tiers secteur à financement mixte, à régulation originale[3].

 

1°) Justification macroéconomique : “ l’activation des dépenses passives ”

 

La toute première spécificité du tiers secteur se présente comme un ensemble de singularités fiscales au sens large : dispense d’impôts ou de cotisations sociales, plus, éventuellement, subventions. L’idée est qu’en lui-même l’existence de ce secteur apporte un avantage collectif à la société, qui le dispense de régler tout ou partie de sa contribution socio-fiscale, et justifie même des subventions permanentes[4].

L’argument fut d’abord macroéconomique. Le chômage a un coût. Ce coût est donc disponible pour financer des activités qui réduisent d’autant le chômage. C’est ce qu’on appelle “ l’activation des dépenses passives ”. Encore faut-il préciser ce que l’on entend par “ dépenses ”[5].

À proprement parler, seules les dépenses effectivement payées sont mobilisables comme subventions : allocations Assedic et FNE, RMI… Soit un ordre de grandeur de 150 milliards de francs.

À cela s’ajoute le manque à gagner pour les administrations publiques, dû à l’absence des cotisations sociales qui auraient pu être assises sur le salaire des chômeurs, alors que les avantages sociaux correspondant sont progressivement pris en charge “ universellement ” (maladie, famille, vieillesse). On arrive ainsi à un chiffre de 450 milliards.

Enfin, l’absence même de l’activité correspond à un manque à gagner pour la société : la part du PIB qu’auraient pu créer ces chômeurs. Selon la manière de compter (typiquement : la productivité des activités à moyenne-basse qualification, supposée égale au salaire correspondant), on arrive à un ordre de grandeur de l’ordre du millier de milliards de francs. La partie de cette somme qui serait récupérée par les Administrations publiques est d’ailleurs supérieure à “ l’effectivement payé ” et au “ manque à gagner ” des deux comptes précédents, puisqu’elle comprend en outre le manque à gagner en “ impôts commerciaux ” (impôt sur les bénéfices, Taxe Professionnelle, TVA).

Ainsi, un “ tiers secteur ” dont les unités productives seraient dispensées de cotisations sociales et d’impôts commerciaux, et seraient subventionnées au niveau d’un RMI par personne employée, ne coûterait rien aux APU, et offrirait à la société un flux de biens et services nouveaux… à condition qu’il ne “ cannibalise ” pas (par éviction) les deux autres secteurs.

C’est ce problème de l’éviction qui conduit à poser la question des deux autres caractères du tiers secteur que nous allons examiner maintenant: celui de la spécificité des activités du tiers secteur et celui de sa régulation.

 

2°) Justification microéconomique : la spécificité “ communautaire ” du tiers secteur

 

Sommées de justifier leurs “ privilèges ” réglementaires ou fiscaux, les actuelles personnes morales qui se réclament d’ores et déjà d’un statut anticipateur du tiers secteur (entreprises et associations d’insertion, etc.) ont développé une argumentation plus positive et microéconomique. Ces privilèges ne sont rien d’autre, à leurs yeux, que la rémunération des services que leurs activités rendent à la société, sans pouvoir faire l’objet d’une évaluation marchande spécifique, alors même que ces activités peuvent déboucher sur des transactions marchandes individualisées. D’où la justification de leur “ financement mixte ” : par la vente de services, et par les avantages fiscaux au sens large. Quand une entreprise d’insertion ouvre un restaurant dans une cité d’habitat social à l’abandon, elle ne produit pas seulement des repas qu’elle fait payer aux consommateurs. Elle offre insertion sociale et formation professionnelle à des chômeurs, elle recrée un lieu public de convivialité dans un espace qui n’en connaît plus guère, elle offre des repas à prix modérés à des familles aux revenus modestes, etc. Et cela justifie le financement socio-fiscal, faute de quoi rien n’aurait lieu : ni les repas (même payés par le consommateur), ni la formation, ni le reste. En somme, la subvention ou la dispense de charges sociales et fiscales rémunèrent le “ halo sociétal ” auréolant le repas vendu aux clients (voir l’encadré Subventionner ou dispenser ?.

Ainsi, les spécificités de financement du tiers secteur sont l’autre face de la spécificité de ses activités, que, pour simplifier, nous appellerons communautaires.


 

SUBVENTIONNER OU DISPENSER ?

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   Du point de vue macroéconomique, plus précisément du point de vue du rapport entre l’ensemble des Administrations publiques au sens large (Etat central, collectivités locales, Assistance Publique, Sécurité sociale, UNEDIC…) et la sphère économique, il revient exactement au même de verser une subvention ou de dispenser d’un prélèvement équivalent. La variété des administrations publiques, qui disposent chacune d’une certaine autonomie budgétaire, conduit toutefois l’Etat central, lorsqu’il décide de dispenser telle activité de tel type de prélèvement, à le présenter comme une dépense : soit en versant une compensation à l’administration publique ainsi privée de revenu (par exemple : aux collectivités locales lorsqu’il décide de réduire un impôt local), soit en versant une subvention directe à la personne physique ou morale bénéficiaire (qui s’en servira pour payer ses prélèvements). La différence n’apparaît que dans les statistiques:  dans le cas d’une dispense de prélèvement, le “ taux de prélèvements obligatoires ” diminue, dans le cas de la subvention, il semble augmenter ! Dans un pays où une partie de la presse n’hésite pas à inclure même les prélèvements sociaux (pourtant intégralement reversés aux ménages) dans la rubrique “ prélèvements de l’Etat sur la société ”, cette différence cosmétique n’est certes pas négligeable, et conduit à privilégier la forme “ dispense ”.

   Du point de vue microéconomique, la chose est plus complexe. Pour la personne morale employeur, une baisse de charge apparaît aussi comme égale à une subvention… si toutefois la charge ne varie pas chez ses concurrents potentiels. Du point de vue de la justification sociale, une dispense de prélèvement apparaît bien comme une rémunération du “ halo sociétal ” : “ Notre activité produit, outre un service pour le client, un service gratuit pour la société. Il est donc légitime que nous soyons dispensés d’une partie des charges fiscales qui servent à financer les dépenses collectives : nous les avons en quelque sorte déjà payées ! ”. Cet argument sonne très concret dans un système de cotisations sociales “ par répartition ”, où chacun est sensé cotiser non pour soi-même mais pour l’ensemble de ses contemporains : pourquoi une association d’aide familiale devrait-elle en plus payer des cotisations familiales ?

   Malheureusement, cet argument n’est valable que parce que d’autres entreprises paient des charges : la rémunération du “ halo sociétal ” est alors égale à la dispense de charge. Prenons l’exemple de l’insertion sociale et professionnelle. Les responsables du ministère de l’Emploi et de la Solidarité n’hésitent pas à additionner sans état d’âme des dépenses effectives (les subventions) et des dépenses fiscales (les exemptions) : tel dispositif représentera 92 000 francs, ou 36 000 francs, etc., par salarié. Ce calcul n’est valable qu’à niveau de charges “ normales ” donné. Or, pour des raisons diverses (abaisser le coût du travail peu qualifié, ou rendre progressifs les prélèvements sociaux), les charges “ normales ” sont entraînées dans un mouvement de baisse, voire d’annulation au voisinage du SMIC.

   Ainsi, les entreprises d’insertion ou les associations intermédiaires, outre les activités concrètes dans lesquelles elles engagent leur “ public ”, offrent à la société l’insertion sociale et la remise en forme psychologique et professionnelle de ce public. Pour cet effet sociétal, obtenu par un engagement considérable de leur encadrement et des bénévoles, elles sont rémunérées par une dispense de charges sociales. Mais si les charges sociales sont de toute façon ramenées à zéro pour toutes les entreprises qui embauchent des travailleurs peu qualifiés mais parfois “ réinsérés ” par les dispositifs d’insertion, où passe la rémunération de ces dispositifs ?

   Il est donc prudent, pour un niveau politiquement accepté de rémunération du “ halo sociétal ”, d’équilibrer son renversement entre la forme subvention et la forme dispense.


Ce nom, “ communautaire ”, est d’ailleurs couramment adopté par les institutions du tiers secteur québécois. Il est malheureusement rendu périlleux par les querelles parisiennes entre “ communautaristes ” et partisans de “ l’universalisme abstrait ”. Il dérive pourtant, comme “ municipalité ”, mais aussi “ munificence ”, du latin munus qui signifie à la fois charge, devoir, et don[6]. La com-munauté, c’est un ensemble de charges et de dons réciproques ; la municipalité, c’est l’institution qui recueille les charges... et en dispense les fruits (avec munificence !) à ses citoyens. De fait, cette conception du lien social fondé sur une réciprocité a quelque chose de “ pré-moderne ”, cela même qu’avait cru pouvoir refouler la Révolution française, bien que le mot “ république ” fût lui-même d’origine latine (“ chose publique ”) et cousin du mot “ communauté ”.

À bien y réfléchir, le champ du tiers secteur vient couvrir la béance ouverte dans le tissu social par la réduction de l’activité humaine, dans le monde moderne (officiellement en France avec la Révolution, mais plus réellement dans l’Après-Guerre), aux deux seules dimensions du secteur marchand et du secteur public. C’est-à-dire aux liens sociaux fondés soit sur l’échange, soit sur la redistribution[7]. Cette normalisation marchande-administrative a constitué un immense progrès quantitatif (en ce qu’elle a pu améliorer le niveau de vie garanti à chacun) et même assez souvent qualitatif (en ce qu’elle s’est exprimée sous forme de droits universels et inconditionnels). Mais elle n’a jamais pu, elle peut de moins en moins recouvrir toute la gamme des besoins autrefois couverts dans la société traditionnelle (y compris celle de la IIIè République), ni une série de nouveaux besoins émergeant dans le monde “ post-moderne ”.

Soyons d’ailleurs plus précis. Quand on dit que la Révolution Française, et plus particulièrement la Loi Le Chapelier, a prohibé tout corps intermédiaire entre l’État, le marché et l’individu[8], on oublie de rappeler qu’elle avait préservé (et même consolidé, avec le Code Civil) un secteur essentiel : la famille patriarcale. Dans la société traditionnelle, l’activité humaine avait principalement lieu dans le “ secteur ” domestique. Les femmes y assuraient “ bénévolement ” non seulement les besoins de la vie quotidienne, mais la couverture des risques de la vie : soins aux malades, convalescents, dépendants et grabataires, ainsi qu’une large part de l’éducation. Le développement du salariat, puis de la Sécurité Sociale, à l’époque du fordisme, n’a que très partiellement libéré les femmes de ces charges gratuitement fournies à la communauté. La crise de l’emploi, la crise de la couverture sociale, la précarisation et du salariat et de la famille, la montée de l’isolement et l’allongement de la vie humaine laissent aujourd’hui béante une faille dans ce que Fernand Braudel appelait “ le premier étage ” (non-marchand) de la civilisation matérielle[9].

La sphère domestique était par ailleurs complétée par un large secteur d’activités bénévoles, souvent organisé par les Églises (elles aussi laissées en place ou remises en selle par Napoléon I), notamment les “ œuvres sociales ” (aide aux malades et nécessiteux). Ce secteur a été largement absorbé par le système de l’Assistance Publique et de la Sécurité sociale, mais il en reste un vaste appareil associatif (représenté par l’UNIOPSS), en position de sous-traitance. Le passage du bénévolat au salariat a eu de nombreux avantages pour les actifs de ce secteur et pour leurs usagers, mais il a entraîné une rigidification et une certaine déshumanisation. Au fur et à mesure que les Congrégations religieuses quittaient les hôpitaux publics, on évaluait à trois postes à créer le remplacement de chaque “ bonne sœur ”, ce qui fut loin d’être fait. La variété des missions autrefois remplies ou restant à remplir pour “ humaniser l’Hôpital ” fait aujourd’hui l’objet de colloques…

Enfin, la société traditionnelle ne marchait pas qu’aux règlements ou au marché, mais aussi aux normes et routines intériorisées. Les voisins, les passants, se sentaient responsables (trop ?) du sort d’autrui ; l’organisation de fêtes était bénévole, selon les talents de chacun ; des personnes aux fonctions théoriquement définies (gardes champêtres, instituteurs, curés, cantonniers) assuraient des missions d’intérêt communautaire excédant largement leur fonction théorique. La société moderne a assigné une fonction pour chaque poste, et chaque poste à une fonction, mais n’a pu couvrir avec ces postes l’ensemble des fonctions à assumer ; elle se trouve confrontée à de nombreux dysfonctionnements, soit qu’elle n’ait pas su couvrir ces fonctions, soit qu’elle en ait, par sa complexité, appelé de nouvelles (comme celle de “médiateur ”), sans les avoir reconnues, soit que, par nature, certains “ effets de communauté ” ne puissent être produits que comme effets externes positifs, comme “ halo sociétal ” auréolant des activités particulières au service de clients ou d’usagers particuliers.

Nous ne reviendrons pas, il faut l’espérer, aux normes patriarcales de travail gratuit des femmes, nous n’y remettrons pas non plus les bonnes sœurs.

En revanche, l’exercice pratique d’une citoyenneté large, prenant en charge bénévolement, “ sur le temps libre ”, des activités communautaires, est un objectif réel, aussi indispensable que crédible. Toutefois, la spécialisation et la permanence qu’appellent certaines de ces activités nécessiteront (et permettront) que des centaines de milliers de personnes s’y adonnent pour une large partie de leur temps, qu’elles en “ vivent ”, c’est-à-dire qu’elles y soient normalement rémunérées, selon les normes du salariat ordinaire[10]. Elles y trouveront en outre ce que chacun attend de l’activité au sein d’une société : la reconnaissance de soi, et la reconnaissance des autres.

Néanmoins, par la nature même de ses activités, le tiers secteur attendra toujours de ses salariés une éthique professionnelle particulière, un certain type de responsabilité et d’implication personnelle, au nom de sa vocation “ communautaire ” qui se rapproche du bénévolat et de la militance… tout en respectant le code du travail (salaires et horaires normaux). Cet engagement plus riche, cette charge (mais au sens de munus) est la contrepartie de l’avantage d’un travail lui-même plus riche de sens.

C’est dans ce champ immense des services communautaires, partiellement à redécouvrir, partiellement à inventer, que le tiers secteur a vocation de se déployer. Il associera nécessairement des “ bénévoles-citoyens ” et des “ permanents-salariés ” et, moyennant des procédures de régulation que nous évoquerons plus loin, il bénéficiera alors de plein droit des spécificités socio-fiscales et réglementaires évoquées plus haut.

 

3°) Quelques exemples

 

Pour être plus concret, évoquons quatre champs d’activité économique se rattachant peu ou prou à ce qui vient d’être évoqué.

a) L’insertion sociale et professionnelle.

Historiquement, c’est la première logique d’apparition en France d’un nouveau champ de “ politique sociale ” de type “ tiers secteur ” (Rapport Bertrand Schwartz de 1982, sur L’insertion sociale et professionnelle des jeunes). L’argument mis en avant dans les années qui ont suivi fut essentiellement la justification macroéconomique : l’activation des dépenses passives. Dès lors, immédiatement, ce champ souffre de l’ambiguïté du mot “ insertion ” : s’agit-il du processus accompagnant un exclus jusqu’à l’un des deux secteurs fondamentaux de l’économie moderne, ou de l’état pérenne d’une personne qui a trouvé sa “ place ” dans la société, de par son activité : un revenu, la reconnaissance de soi, la reconnaissance par les autres ?

Clairement, l’option a d’abord été prise de la première interprétation, de la même façon d’ailleurs que le mot “ social ” (dans “ la politique sociale ” correspondante) recevait l’acception “ concernant les pauvres ”, et non pas “ concernant le bien-être de la société ”. On peut parler alors d’“insertion-passerelle ” ou “ insertion-parcours ou trajectoire ” : un mouvement vers autre chose. C’est supposer qu’une fois “ remis à niveau ” à travers l’activité économique, un exclus trouverait place dans l’un des deux autres secteurs (il n’aurait plus à être inséré, il quitterait le domaine du “ social ”). Or c’est rarement le cas : dans la “ file d’attente ”, face à une offre d’emplois trop limitée, la réinsertion ainsi conçue peut à la rigueur modifier l’ordre des candidats, mais très marginalement le nombre de places disponibles[11]. Au contraire, un tiers secteur pourrait combiner l’insertion comme processus et l’insertion comme destination, en créant un solde net d’emplois pérennes “ socialement utiles ”, c’est-à-dire utiles à la société. Dans la société rurale de la Troisième République, les emplois de cantonniers réalisaient par exemple cette double mission pour les personnes à faible qualification. Mais il faut aller plus loin : on devrait pouvoir progresser, se professionnaliser, “ faire carrière ” dans les entreprises d’insertion, parce qu’on “ préfère ” ce secteur, parce qu’on lui trouve à la fois plus de sens que le secteur marchand et plus de souplesse que le secteur public.

En outre, il fallait bien trouver, face à la concurrence, une “ justification ” microéconomique des prérogatives fiscales pour les personnes morales assumant le processus d’insertion. Fatalement, la faible qualification professionnelle, la faible productivité et la mauvaise insertion sociale de leur “ public ” furent mises en avant : il faut bien subventionner leur embauche, puisqu’ils sont “ mauvais ”. Ce qui amène à stigmatiser les individus ainsi bénéficiaires d’une “ prescription sociale ” les autorisant à participer à ces programmes. Ce problème (prescription/stigmatisation) rend plus difficile leur insertion finale dans un autre secteur. La constitution d’un tiers secteur stable, bénéficiant ès qualités de ces singularités (lui, et non son “ public ”), éviterait la stigmatisation des personnes et faciliterait leur migration vers les autres secteurs[12].

b) L’utilité communautaire.

Dès lors que l’on songe à la pérennisation de ses emplois, c’est bien en effet l’utilité de ce qui est produit qui justifie en dernière analyse les spécificités du tiers secteur.

On parle parfois de “ tiers secteur d’utilité sociale et écologique ”. Cette périphrase recoupe largement nos considérations sur la “ béance ” laissée par le couple marchand/public.

Par “ utilité écologique ”, on cherche à désigner l’existence d’un champ laissé à l’abandon (aux friches, aux dégradations) par le fait que la régulation marchande n’incite pas à en prendre soin (et même, incite à en abuser !), alors que la régulation publique n’a pas les moyens ou le souci de le prendre en charge : tout ce qui est espace collectif et libre d’accès. Ainsi, l’agrément d’une cité tient-il largement au soin que chacun de ses habitants y apporte. Mais, si une citoyenneté renouvelée peut ralentir sa dégradation spontanée, voire conduire chacun à y apporter sa “ touche ” (concours de cités fleuries), ce serait faire preuve d’une confiance excessive en la nature humaine que d’en attendre une prise en charge régulière, bénévole et spontanée de l’entretien des parties communes. En somme, il s’agit, pour la municipalité, de rémunérer, avec la munificence que lui permet l’état de ses finances, quelques concitoyens à réaliser des tâches qui profiteront à tout le monde, que les usagers/bénéficiaires aient “ payé” ou pas. Nous sommes ici dans la logique même des biens collectifs et des effets externes non-tarifables, qui justifient un avantage fiscal.

En quelque sorte, les avantages socio-fiscaux du tiers secteur sont l’équivalent positif des écotaxes frappant les activités polluantes. C’est particulièrement clair dans le cas des entreprises d’insertion affectées à la revalorisation et au recyclage des déchets urbains, qui peuvent aller, pour l’électroménager domestique, jusqu’à la production d’appareils de seconde main pour un public “ social ”, au sens qui suit.

A l’autre extrême, “ l’utilité sociale ” est en effet comprise à partir d’une certaine acception, déjà citée, du mot “ social ” : la question des pauvres. L’utilité sociale est alors l’action en faveur des pauvres, plus précisément des “ non-solvables ”. La fourniture de biens et services à des usagers défavorisés justifie les spécificités fiscales du secteur. Le “ public ” concerné, ce n’est plus alors les exclus qu’il s’agit d’insérer comme salariés, mais les exclus, précaires et bas salaires qu’il s’agit d’insérer comme consommateurs, voisins, parents, et citoyens de plein droit. Cette conception de l’utilité sociale mérite, elle aussi, pleinement le qualificatif de communautaire, et la responsabilité en échoit d’ailleurs souvent aux municipalités (ou aux Conseils généraux), responsabilité qu’elles peuvent exercer soit directement (par un CCAS) soit indirectement (en subventionnant une association).

Il faut pourtant souligner que l’argument de non-solvabilité du public n’offre qu’une justification fragile à une telle “ politique de l’offre ”. En fait, cette conception du secteur social a une longue histoire : c’est notamment l’expérience du logement social, plus précisément du mouvement HLM, qui nous offrira d’ailleurs de nombreuses pistes de réflexion. Le secteur HLM a bénéficié de prérogatives essentiellement du côté du financement (capital semi-public) et des taux d’intérêts. Secondairement, il a été dispensé d’une partie des impôts commerciaux. En contrepartie, il ne devait s’adresser qu’à un public précisément délimité par des plafonds de revenus. Une fois les besoins quantitatifs en logements grossièrement satisfaits (en 1977), on est passé d’une “ aide à la pierre ” à une “ aide à la personne ”. La production de logement aux normes standard a été banalisée, mais ce sont les locataires qui ont bénéficié d’une aide différenciée, l’Aide Personnalisée au Logement[13].  Or, si le tiers secteur cherche à se justifier par les seuls problèmes de solvabilité de ses usagers, on lui objectera rapidement qu’il est économiquement plus simple d’“ aider la personne ” (par une aide personnalisée) à se fournir… auprès du secteur marchand.

À cette objection (partiellement valable), la réponse est à double détente. Premier temps : de fait, l’offre privée à vocation sociale n’existe pas, on en est plutôt au stade équivalent à “ l’aide à la pierre ”. Second temps : même si des services privés se développaient au fur et à mesure de la solvabilisation des usagers (par une “ Aide Personnalisée à l’Accès aux Services ” parallèle à l’APL), il manquerait tout le “ halo sociétal ” tenant à ce que la délivrance de ces services est intimement liée au rétablissement d’un lien social, qui ne saurait se réduire à un service marchand, surtout “ bas de gamme ”. Si le tiers secteur, après avoir exploré de nouveaux services, devait les abandonner au secteur marchand, une fois solvabilisée la demande, on peut gager que ce ne serait plus les mêmes services. Il en serait d’ailleurs de même si ces services étaient repris en charge par l’administration locale (les CCAS) ou les bailleurs sociaux (Offices d’HLM). Le livreur de pizza, ni le jardinier ou le peintre (public ou privé) entretenant les espaces collectifs d’un Office HLM, n’ont vocation à s’écarter de leur tâche pour bavarder avec une personne solitaire âgée à qui l’on vient livrer son repas, surveiller quelques minutes un enfant, négocier avec une bande trop bruyante ou taguant son travail de la veille, calmer une dispute. Une équipe du tiers secteur, si.

Tout le pari du tiers secteur est de recréer, sur la base matérielle des services rendus (“ appui ”, ou “ alibi ” : les Régies de quartier en discutent), ces fameux liens sociaux directs, de type communautaire, que ne sauraient assurer ni les salariés à statut précaire et à tâches chronométrées du privé, ni les fonctionnaires territoriaux.

Le cas est encore plus net lorsque les nouveaux services franchissent le seuil domestique. Les “ services familiaux ” mettent avec prudence leurs pieds dans le plus intime de la vie privée. Un lien social se crée, substitut des antiques rapports du patriarcat ou de la piété filiale. Garantir le ou la prestataire des humiliations et du surinvestissement du premier, tout en accordant au bénéficiaire un peu de la chaleur de la seconde, exige de “ construire conjointement l’offre et la demande ”, comme l’a montré Brigitte Croff[14], dans un face-à-face modulé par un tiers, en collectivisant les expériences, surtout les expériences douloureuses.

En somme, au flux de biens et de services fournis s’ajoute le lent tissage d’un “ capital social ” au sens de Putnam [15]: la capacité de la communauté à se prendre en charge, sans que nul ne soit oublié. Ce tissu de liens sociaux restaurés est la principale justification des spécificités réglementaires et fiscales du tiers secteur. À tel point qu’en lui-même il peut justifier une partie de cette spécificité.

c)  La production d’un “ patrimoine collectif ”.

L’idée qu’à elle seule la stabilisation d’un lien social local, cristallisé en “ capital social ” au sens de Putnam, pour une activité quelconque, constitue un gain pour la collectivité, qui justifie ipso facto des avantages fiscaux au sens large, est très ancienne. Comme l’ont montré les débats récents sur le PACS, ravivant ceux sur la famille, la société considère que “ l’engagement d’aide et assistance mutuelle ”, au sein d’un couple (PACS) et vis-à-vis d’ascendants ou descendants (famille), justifie des avantages fiscaux. La diminution des risques individuels de chute dans la solitude et l’exclusion, résultant de la stabilité d’un couple, réduit un risque dont la société pourrait avoir à charge les conséquences.

Dans le secteur économique marchand, la société reconnaît de même que les formes coopératives ou mutualistes, par lesquelles des individus accumulent un capital de réserve indivisible, autonome par rapport à la succession de ses propriétaires en titre, et donc disponible à plus bas coût pour l’emploi de salariés et le service d’usagers, méritent également des avantages fiscaux. La constitution de ce capital collectif repose lui-même sur un engagement de ses sociétaires, salariés ou usagers, qui renoncent à “ reprendre leur part ” (si ce n’est leur mise initiale, sans plus-value). Ici encore, un bien collectif est constitué par l’engagement délibéré d’un regroupement de citoyens. Nous reviendrons plus loin sur ce thème, quand nous examinerons les rapports entre le tiers secteur et la tradition de l’économie sociale.

Plus récemment, on a vu se développer des “ Systèmes d’Échanges Locaux ” (S.E.L.). Fondé sur le parrainage personnel, un groupe restreint s’offre mutuellement des services selon un mode de troc multilatéral régulé par une monnaie scripturaire locale. Basée sur la confiance réciproque et non-convertible en francs, cette monnaie oblige donc chacun à n’échanger un bien ou service pour le groupe que contre un bien ou service issu du groupe. Éliminant ainsi l’un des fondements microéconomiques des dysfonctionnements macroéconomiques (la coexistence d’épargne, de besoins non satisfaits et de chômage involontaire), le S.E.L. permet d’augmenter significativement le niveau de vie de ses membres, alors même qu’il les oblige à se fournir au moins partiellement auprès de fournisseurs à faible compétitivité. Mais surtout, ces échanges marchands sont entièrement baignés dans des rapports de voisinage et de camaraderie, et redeviennent des “ actes sociaux totaux ” au sens de Marcel Mauss. Le tissu social (de relations, de savoir-faire, d’entraide potentielle) constitue lui aussi un bien collectif.

Au contraire des SCOP, des mutuelles et des familles, les S.E.L. ne bénéficient pas (encore ?) légalement d’avantages fiscaux : ils les prennent. De fait, un S.E.L. principalement composé de Rmistes, fonctionne exactement selon le premier principe du tiers secteur : l’activation des dépenses passives du chômage, réelles (RMI) ou virtuelles (dispense de cotisation et d’impôts commerciaux). Cependant les administrations ont jusqu’ici fermé les yeux, au nom de l’effet de constitution de “ capital social ” produit par les S.E.L.

Soulignons pour terminer que tout ce tissage de liens sociaux solidaires, communautaires, tous ces effets externes (ce “ halo ”) qui enveloppent la production écologiquement ou socialement utile, ne sont le plus souvent mutualisés que par un simple effet de proximité. La création d’un restaurant d’insertion n’a d’effet de convivialité que pour la cité où il est inséré.

L’utilité collective “ non facturable ” est obtenue parce que la personne physique ou morale, l’unité productive du tiers secteur est inscrite dans un territoire commun, délimité par une communauté humaine particulière.

Le couple, la SCOP, le S.E.L., la Régie de quartier, l’Association intermédiaire ou l’Entreprise d’Insertion n’ont d’effet collectif que parce que leurs participants sont ensemble, là où ils sont. Ce rapport intrinsèque du tiers secteur à la territorialité[16] est d’ailleurs le premier régulateur de ce secteur, le délimitant “ en soi ” et garantissant souvent sa non-concurrence vis-à-vis des autres secteurs.

d)  L’action culturelle et le territoire

La production et la consommation culturelles, en tout premier lieu dans les arts du spectacle vivant, trouvent leur origine dans le secteur public : l’Église, puis l’État, féodal ou absolutiste. Puis sont apparus des producteurs de spectacles cherchant à vivre de leur “ produit ”, mais le théâtre et l’opéra ont été dès l’origine subventionnés, et le restent largement. L’Illustre Théâtre de Molière était une coopérative subventionnée par des nobles, puis par les services de Colbert. Il en est ainsi parce que la création est par nature un bien collectif, même si l’accès particulier à une œuvre peut faire l’objet d’une tarification. En outre, l’activité culturelle (ce “ halo ” entourant la création artistique proprement dite) est intimement liée à l’existence de communautés dans des territoires : elle émane d’une collectivité en même temps qu’elle la sert, même si la jouissance d’une œuvre peut se faire à distance dans le temps et dans l’espace (encore que le mode de consommation culturel s’enracine là encore dans un territoire).

On peut dire que, si le territoire est la base matérielle de l’activité communautaire, la production culturelle en est la “ superstructure ”. Or ce lien “ territoire – culture ” est actuellement revigoré par la “ politique de pays ”. Par “ pays ” on entend (par exemple, dans la Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire) une communauté de projet, fondée sur l’activité au sens large comme ciment du collectif[17].

Enfin, nos sociétés modernes (ou post-modernes) se caractérisent par une croissance du temps libre, propre à l’exercice plus ou moins actif d’activités culturelles, et en même temps elles constituent celles-ci comme marché, donc comme demande pour une production. La culture devient donc un vaste secteur économique en forte croissance, tout en conservant son caractère communautaire aussi bien au niveau de la production (une production culturelle s’enracine dans un “ milieu ”) qu’au niveau de la consommation (une œuvre, même venue de loin, se goûte à plusieurs). C’est tout particulièrement le cas pour le “ spectacle vivant ”, certes fortement concurrencé par les industries de reproduction artistique (cinéma, disques), mais qui en reste pourtant la base indispensable.

Or, ce qui caractérise le spectacle vivant (théâtre, musiques, danse, animation de rue, etc.), c’est qu’il mobilise un personnel relativement nombreux (artistes, techniciens, etc.) avec une alternance dans le temps entre la création du “ capital social ” (création des œuvres ou “ numéros ”, répétitions, exercices) et la phase de service marchand (les spectacles payés). Cette dichotomie a rendu obligatoire, depuis Molière, un “ financement  mixte ”, dont une forme contemporaine est l’accord UNEDIC sur les intermittents du spectacle. Le statut des intermittents du spectacle obéit donc à la logique macroéconomique et microéconomique du tiers secteur, mais seulement à titre individuel[18]. Or le développement de l’activité culturelle, en particulier territorialisée, appelle une consolidation des “ personnes morales intermittentes du spectacle ”.

Depuis les années trente, “ l’action culturelle ” est passée par une première étape militante de mise à disposition des œuvres de la “ Haute Culture ”. À partir du ministère, Malraux a commencé une seconde étape d’institutionnalisation et de décentralisation de cette politique. Nous entrons maintenant, selon le mot de Philippe Foulquié (directeur de La Friche Belle de Mai à Marseille), dans la “ troisième période de la politique culturelle ”, où la société civile (les citoyens, les producteurs artistiques) s’organise comme émettrice et consommatrice collective d’œuvres et d’activités culturelles. Un lieu comme La Belle de Mai est à la fois un “ incubateur ” d’entreprises culturelles marchandes (formation des jeunes, pépinière de petites entreprises de spectacle vivant, de cinéma, ou de multimédia) et un pôle culturel inséré dans un projet urbain au service d’un quartier populaire. C’est typiquement une institution du tiers secteur d’utilité culturelle.

 

4°) Des modes de régulation “ complexes ”.

Chemin faisant, dans notre exploration de “ l’idéal-type ” du tiers secteur, nous avons pu en évoquer des réalisations partielles. Il s’agit de personnes morales dont le “ financement mixte ” est déjà justifié par leur utilité sociale-communautaire. À l’heure actuelle, leurs dérogations du droit commun (principalement fiscal) sont chichement comptées, dûment agréées, conventionnées, voire “ socialement prescrites ” par les administrations (sauf le cas des S.E.L.). Le tiers secteur n’existera véritablement que lorsque l’adéquation à un certain nombre de critères d’appartenance (charte ou cahier de charges ) ouvrira automatiquement le droit à un certain statut fiscal, comme c’est aujourd’hui le cas pour les entreprises, et comme ce ne l’est plus tout à fait pour les associations. Ni les unes, ni les autres, ne sont pourtant exemptes de contrôle. Le tiers secteur, qui vient se glisser entre le secteur public et le secteur privé, “ n’échappera pas à la Cour des Comptes ” [19].

a) Trois niveaux de contrôle

Sans préjuger de la réponse à la question initiale du présent rapport (“ l’opportunité d’un nouveau type d’entreprise à vocation sociale ”), il est temps de se poser la question du mode de régulation de ce tiers secteur, c’est-à-dire des formes institutionnelles assurant l’adéquation, sur une longue période, de ses singularités socio-fiscales et réglementaires à sa vocation sociale. En d’autres termes, comment s’assurer qu’une personne morale du tiers secteur assume correctement ses tâches d’utilité sociale, mérite ses prérogatives, sans pour autant concurrencer indûment le secteur privé ni occuper les missions propres au service public ?[20].

Une première instance de régulation du tiers secteur est nécessairement interne. Cela tient à ce que le tiers secteur compte au premier titre de ses spécificités une quête de sens, un “ effet de citoyenneté ”. Ses salariés et ses bénévoles savent “ pourquoi ils sont là ”, ils donnent un sens à leur participation, au-delà du simple revenu d’activité, ne serait-ce que leur propre réinsertion sociale. La participation des salariés et des bénévoles au pouvoir interne des personnes morales du tiers secteur en est une caractéristique nécessaire, comme l’avait déjà noté le Rapport Schwartz.

Mais le tiers secteur se justifie principalement, nous l’avons vu, par son effet de “ halo sociétal ”, au-delà de l’unité productive, vers les usagers potentiels et, en fait, vers leur communauté territorialisée. Des représentants de ces usagers potentiels doivent donc participer également au pouvoir interne du tiers secteur[21]. Il y a là une garantie que le “ but social ” reste bien dirigé vers le “ public ” visé.

Enfin, des personnes morales de droit public ou de droit privé peuvent souhaiter mettre des fonds propres à la disposition du tiers secteur (par exemple : une municipalité et un office d’HLM financent par apport de capital une régie de quartier). Il apparaît, dans ce cas, légitime que ces bailleurs de fonds propres, qui peuvent être importants, gardent un droit de regard sur l’usage qui en est fait[22]. Cela ne contrevient ni à l’indépendance de l’entreprise du tiers secteur par rapport aux donneurs d’ordre publics (c’est en tant qu’investisseur, et non en tant que client, que le bailleur est représenté), ni aux règles de non-conflits d’intérêt et de gestion de fait, si cette participation à la direction reste minoritaire.

Le pouvoir dans les personnes morales du tiers secteur devra donc être multipartenarial : avec des représentants des bénévoles, du personnel, fût-il en insertion, des représentants des usagers, et éventuellement des bailleurs de fonds propres, privés et publics.

Ce qui place le Conseil d’Administration de ces unités à mi-chemin entre les actuelles SCOP et les actuelles associations… Ici, des innovations juridiques, ou du moins des réaménagements sont à introduire, car l’actuelle réglementation des SCOP ne fait place ni aux bénévoles ni aux usagers, et celle des associations n’accorde, au niveau de la direction, qu’une place minime aux salariés (au nom de la gestion “ désintéressée ”).

Reste que ce contrôle interne ne peut suffire à auto-labelliser une personne morale comme appartenant au tiers secteur. Un second niveau de régulation, sectoriel, pourrait d’abord être exercé “ par les pairs ”. C’est au secteur lui-même qu’il revient, par sa ou ses chartes (s’il y a plusieurs types de structures), par ses réseaux, et par ses Conseils nationaux, régionaux, ou locaux, d’identifier un projet de personne morale comme relevant authentiquement du tiers secteur et de lui en décerner le label, d’en assister le mûrissement, de vérifier sa compatibilité avec des personnes morales voisines (statutairement et géographiquement), de contrôler sa fidélité à sa vocation, et de s’en porter garant, devant les représentants des Administrations Publiques (notamment le fisc et les collecteurs de la Sécurité Sociale et de l’UNEDIC) et devant ceux du secteur privé.

Nous en arrivons ainsi à un troisième niveau de régulation : l’interface avec les deux autres secteurs économiques, et les conflits de compétence avivés par les spécificités fiscales du tiers secteur. Il paraît indispensable de prévoir, soit au niveau du bassin d’emploi, soit à un niveau supérieur (la région ?), une instance de conciliation et d’arbitrage, où la puissance publique aura son mot à dire. Cette instance pourra être amenée tantôt à arbitrer que telle entreprise du tiers secteur doit recentrer son activité pour ne plus concurrencer illégitimement telle autre du secteur privé concurrentiel, tantôt à suggérer un partage du marché, voire une mise en commun des compétences, etc.  Elle fonctionnera d’autant mieux que, d’une manière générale, les trois secteurs auront compris les bénéfices mutuels qu’ils peuvent tirer de leur coexistence (ce que nous appellerons plus loin “ l’économie solidaire ”).

Étendons-nous un peu sur les différences entre les trois secteurs, différences qui constituent la base de la régulation de leur coexistence.

 

b)  Une concurrence limitée entre les trois secteurs

Remarquons-le d’emblée : il n’y a aucune objection de principe à un certain recouvrement entre les trois secteurs. D’ores et déjà, cette situation est courante entre le privé et le public, dans la plupart des branches : assurances, transports, enseignement, logement, culture, etc. Mais en fait, la concurrence du tiers secteur sera par nature bien circonscrite.

Une première concurrence oppose le tiers secteur au secteur public. Le tiers secteur, qui aspire légitimement à s’étendre (pour accroître sa légitimité, et aussi pour assurer sa mission d’insertion définitive, c’est-à-dire la création nette d’emplois), cherchera à empiéter sur des missions traditionnelles de l’État Protecteur (voire de l’État-Veilleur de nuit c’est-à-dire dans ses fonctions régaliennes de maintien de l’ordre public : ambiguïté à laquelle sont confrontés bien des “ médiateurs ”). Le secteur public, caractérisé par la haute formalité du statut de ses personnels, verra d’un mauvais œil le développement d’un secteur aux statuts plus flexibles, intervenant sur le même champ, les mêmes territoires, parfois dans les mêmes locaux, avec des missions voisines, et les syndicats percevront son développement comme une manœuvre de précarisation de la fonction publique.

Aux salariés et responsables du secteur public, il faut d’abord répondre que le tiers secteur occupe des missions en fait différentes des siennes, avec ses propres normes d’action, intégrant une composante de “ militantisme ”. Certes, une telle éthique professionnelle n’échappe ni aux enseignants, ni aux soignants de l’AP, ni à la grande majorité des fonctionnaires. Elle s’enracine d’ailleurs dans la IIIè République, chez ses “ hussards noirs ”, quand il allait de soi que l’instituteur exercerait bénévolement le travail de secrétaire de mairie, de soutien scolaire, voire d’assistant social. Cela ne va plus de soi, et la plupart des syndicalistes diront que c’est tant mieux[23]. Certes, le secteur public a lui-même des missions “ communautaires ”, et l’émulation du tiers secteur le poussera à s’auto-réformer. Pourtant, le secteur public sait bien que son propre manque de souplesse, cause partielle de la “ béance ” dénoncée plus haut, est la contrepartie des rigidités acquises à travers son statut (recrutement sur concours, avancement à l’ancienneté qui garantissent ses personnels contre les pressions politiques, etc.) et des principes mêmes d’universalité du droit public. Ce qu’il ne veut et ne peut pas faire, qu’il n’empêche pas d’autres de le faire.

Au tiers secteur de comprendre qu’il sera d’autant moins perçu comme une “ menace” par les syndicats de la fonction publique que ses propres salariés seront eux-mêmes régis par les règles du droit du travail commun (sauf à la rigueur les travailleurs relevant d’un statut d’“ emploi protégé ” : les graves handicapés sociaux ou physiques, etc.). Ses spécificités fiscales sont des spécificités du secteur et de ses unités, des postes de travail qu’il offre, non de ses salariés eux-mêmes. À la limite, un salarié ne devrait pas plus être affecté de ce que son employeur bénéficie de dérogations fiscales lorsqu’il travaille dans le tiers secteur, qu’un ouvrier du bâtiment ne se soucie de ce qu’il construit un HLM subventionné : seul le comptable doit le savoir !

Cette clarification n’ôte rien au sentiment de “ concurrence illégitime ” éprouvé cette fois par le secteur marchand lucratif. Dès qu’un nouveau service sera reconnu, le secteur privé lucratif aura toujours tendance à objecter que lui-même pourrait l’assurer, pour peu que la demande soit solvabilisée par une subvention de même montant que la subvention à l’offre dont bénéficie le tiers secteur.

L’objection doit être relativisée. Si le secteur privé s’est désintéressé d’un besoin social parce qu’il n’était pas solvable, il ne souffre pas de la concurrence que lui fait le tiers secteur sur un champ qu’il avait jusqu’ici ignoré. Il subit tout au plus la perte d’une opportunité virtuelle, alors qu’il n’est pour rien dans son actualisation.

Sur le fond, encore une fois, le tiers secteur et le secteur privé n’obéissent pas aux mêmes logiques, en particulier dans leurs rapports à leurs usagers. Un salarié du tiers secteur doit savoir “ perdre du temps ” à créer du lien social. Un travailleur du privé jamais, sauf pour le “ haut de gamme ”.

Prenons l’exemple des associations d’aide à domicile aux personnes semi-dépendantes, c’est-à-dire tout à fait capables de vivre isolément chez elles, mais incapables d’efforts physiques tels que faire les courses, déplacer un meuble, etc. Ce genre de situation est appelé à un très grand développement, vu l’allongement de la vie humaine et l’individualisation de notre société qui dissout la famille élargie et raréfie la cohabitation des générations. Le tiers secteur apporte alors une sorte de substitut aux liens d’entraide familiale, sans les dépendances du patriarcat (on ne s’occupera plus des anciens “ parce qu’ils sont là ”, ou parce qu’on lorgne leur héritage), mais si possible avec quelque chose d’approchant en matière de dévouement, de “ chaleur humaine ”. Les retraités aux revenus élevés peuvent sans doute se payer les services d’une dame de compagnie. Mais une entreprise privée ayant emporté le marché d’un CCAS pour “ visiter les personnes isolées ” ne pourra résister à la tentation de rationaliser le temps passé chez elles par ses salariés. Non soumise à la contrainte de profitabilité, une entreprise du tiers secteur pourra au contraire leur enseigner à y passer le temps nécessaire[24].

Enfin, on peut toujours faire valoir à une entreprise privée (par exemple artisanale) que, si elle s’estime injustement concurrencée par une unité du tiers secteur, rien ne l’empêche de se convertir elle-même en entreprise du tiers secteur, acceptant la même Charte et les mêmes missions. Rien ? Si : la question du pouvoir, et celle de la rémunération des avances en capital.

Pour les raisons évoquées plus haut, il semble impossible de réserver la direction des personnes morales du tiers secteur aux seuls détenteurs du capital avancé (cette question s’adresse d’ailleurs aux SCOP elles-mêmes : nous y reviendrons). En revanche, on peut se poser la question de la rémunération de ce capital.

La “ non-lucrativité ” ne semble-t-elle pas pourtant un caractère essentiel du tiers secteur ? Du fait des “ privilèges ” fiscaux dont il bénéficie, il paraît difficile de lui accorder le droit à distribuer des bénéfices, et encore moins de poursuivre un “ but ” lucratif. Cela n’aurait pourtant rien de révoltant : le secteur privé bénéficie déjà de multiples subventions et exonérations.

Alors que la Cour de Cassation a défini de longue date “ non-lucratif ” par “ ne fait pas de bénéfice ”, la récente Instruction Fiscale reconnaît aux associations le droit aux excédents, du moment qu’ils sont réinvestis selon le même but social et que la gestion reste “ désintéressée ”. Ce point décisif ne règle pas notre problème : le tiers secteur peut-il faire appel à du capital privé, c’est-à-dire attendant rémunération ? Cela ne me paraît guère poser problème, si ce capital est issu de la communauté même à laquelle s’adresse l’entité du tiers secteur, ou de ses propres salariés (comme dans le cas des SCOP), et n’espère qu’une rémunération modeste, en tout cas sans commune mesure avec les normes actuelles de rémunération résultant de la globalisation, de l’hégémonie des fonds de pension, et du “ gouvernement d’entreprise ”. Comme on peut arguer que la crise sociale a un rapport assez direct avec ces normes de rémunération du capital, il serait paradoxal que le capital privé les exige du tiers secteur : on attend plutôt son concours du côté des Fondations…

On en arrive ainsi à l’idée que le tiers secteur pourrait être non seulement “ marchand ”, mais partiellement “ lucratif ”, c’est-à-dire autoriser la rémunération de ses fonds propres, comme de ses dirigeants, à condition que cette rémunération soit limitée. Cette notion de rémunération limitée et bénéficiant d’exemptions fiscales est d’ailleurs admise pour l’épargne populaire (Livret A, Épargne Logement, Codévi, etc.). Or actuellement la définition, même assouplie, de la non-lucrativité interdit l’apport de fonds propres rémunérés, sauf pour les coopératives qui sont explicitement lucratives (mais d’une lucrativité quand même limitée, par l’impossibilité de tirer une plus-value de la liquidation d’une part du capital). Ainsi, les Cigales[25]  ne peuvent pas investir dans les associations locales… Résultat : les unités du tiers secteur, qui choisissent très largement la forme associative, doivent financer leurs immobilisations par emprunts bancaires… en versant souvent plus de 8% d’intérêt. Or il existe, dans les communautés qu’elles sont appelées à desservir, bien des usagers potentiels prêts à investir leur épargne pour une rémunération nettement plus faible, comme le montre l’épargne populaire, et les Cigales[26].

Ainsi, parallèlement aux prérogatives socio-fiscales, qui constituent en quelque sorte l’appui social au “ fonds de roulement ” du tiers secteur, il faut résolument étudier et mettre en place des mécanismes de financement des fonds propres, y compris rémunérés, soit par des fondations, soit par épargne défiscalisée mais à rémunération encadrée (Cigales, “ Codévi  du tiers secteur ”).



 

II. ÉCONOMIE SOCIALE, ÉCONOMIE SOLIDAIRE ET TIERS SECTEUR

 

Ce “ tiers secteur ”, il faut bien enfin lui choisir un nom ! Tel que nous venons de l’analyser, il se caractérise d’abord par un certain mode de régulation (un “ mixte ” de marchand et de public), qui trouve sa justification dans la spécificité de ses activités (le “ halo sociétal ” auréolant chaque production ou service particulier). Cette spécificité des activités, la réponse à la question “ qu’a-t-il vocation à faire ? ”, nous l’avons désignée parfois par le terme “ communautaire ”, parfois par la périphrase “ utilité sociale ou écologique ” (mais nous aurions pu ajouter d’autres “ utilités ” : culturelle, territoriale…). Dans le laps de temps de la rédaction du présent rapport, un consensus s’est finalement formé autour des termes “ économie sociale et solidaire ”. C’est-à-dire : une synthèse de deux termes entrés en rivalité dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix. Il devient urgent de clarifier les rapports entre ces trois notions.

 

1°) L’économie sociale

 

L’économie sociale a pour elle l’ancienneté et la clarté. Elle est définie par une réponse à la question “ Comment on le fait ? ”. C’est l’ensemble des activités productives menées au sein de trois types de personnes morales : les mutuelles, les coopératives, les associations. Toutes ces institutions ont lutté pour l’existence au cours du XIXe siècle ; en France elles ont été reconnues par un faisceau de lois à la fin de ce siècle (la dernière étant la fameuse loi de 1901 sur les associations), puis réformées à la Libération, et finalement rassemblées dans un même cadre juridique au début des années quatre-vingt : la  loi Rocard, qui lexicalise juridiquement l’appellation économie sociale. En réalité, la fin du XIXe siècle voit s’identifier les trois piliers de la trilogie à côté des syndicats, et à l’issue d’un long processus de décantation de “ l’associationnisme ouvrier ”. Cet “ associationnisme ” fut la réaction populaire à la loi Le Chapelier, à l’entreprise capitaliste et à l’Etat ; les creusets (communs avec les syndicats) en furent les Bourses du travail[27]. Cette époque avait déjà forgé l’expression “ économie sociale ” mais lui donnait un sens plus large. Dans son célèbre Rapport sur le Palais de l’économie sociale de l’exposition universelle de 1900, Charles Gide y inclut toutes les institutions visant à traiter la “ question sociale ”. Il y distingue, lui aussi, trois piliers, mais ce ne sont pas les mêmes.

- L’association : ce que nous appelons aujourd’hui économie sociale, “ flore aussi riche que celle qu’étudie le botaniste ”,

- L’État : c’est-à-dire les services publics et ce qui deviendra l’État-Providence,

- Le patronage : c’est-à-dire les institutions de bienfaisance de patronat (dont il voit bien qu’elles sont appelées à prendre une forme de plus en plus discrète, telle que l’abondement patronal aux deux premières familles d’institutions)[28].

Les organes d’expression ou de régulation de l’économie sociale “ instituée ” mentionnent d’ailleurs leur trilogie par un sigle en “ M.C.A. ” ou “ C.M.A. ” (comme les Conseils Régionaux de la Mutualité, des Coopératives et Associations[29]). Remarquons d’emblée que l’Union Européenne rajoute systématiquement, à cette trilogie, les “ Fondations ”, quand elle énumère les composantes de l’économie sociale. La faiblesse des fondations, et plus largement d’institutions de financement, dans l’économie sociale à la française, est un de ses points noirs que la loi Rocard tentait de pallier en adossant financièrement les unes aux autres les composantes de sa trilogie. L’expérience a montré que c’était loin d’être suffisant, et nous y reviendrons.

Qu’est-ce qui constitue l’unité de l’économie sociale ? Outre l’origine historique, essentiellement un ensemble de règles formelles :

* Le principe de direction “ une personne, une voix ”.

* Le principe d’indivisibilité des réserves.

* La lucrativité limitée.

La première règle est la plus spectaculaire : le pouvoir dans l’économie sociale n’est pas réglé par l’apport en capital, mais par l’adhésion des personnes. C’est d’ailleurs ce qui justifie le nom d’économie sociale, si l’on veut bien rattacher “ sociale ” à son étymologie latine (socius : allié, associé), et fait parfois parler de “ sociétés de personnes ”[30]. L’économie sociale est l’expression d’abord de la libre volonté de personnes qui s’associent dans une entreprise commune, pas nécessairement d’ailleurs dans un but économique (c’est loin d’être le cas de la majorité des associations 1901), et qui décident de gérer leur association selon le principe démocratique. Historiquement, elle est née plus précisément de la volonté de s’associer autrement que comme “ actionnaires ” d’une entreprise, ou d’être associés par un pouvoir extérieur : comme “ concitoyens ” ou comme “ salariés ”.

La seconde règle, tout aussi rousseauiste, stipule qu’une partie au moins du produit de l’entreprise commune ne peut faire l’objet d’une appropriation ou d’une rétrocession aux associés. Qu’il y ait eu ou non apport initial (ce qui oppose coopératives et mutuelles), l’entreprise se voit ainsi peu à peu dotée d’un capital propre qui fonde son existence autonome, indépendamment du décès ou du retrait de ses fondateurs et de leurs successeurs. Déjà, au niveau économique, l’entreprise de l’économie sociale “ fait société ” ou communauté. Son capital social, au sens comptable, est un capital social au sens de Putnam.

La troisième règle est la contrepartie de la seconde : elle veut dire sur le fond que le but de l’association n’est pas le profit de ses membres, même si elle leur assure un mieux-être, voire un revenu, mais le projet social proposé à leur entreprise. Exprimée formellement, cette règle (qui n’est pas toujours aussi contraignante, les coopératives pouvant faire des profits et les redistribuer à leurs sociétaires : elles sont juridiquement “ lucratives ”) a subi au cours de l’histoire des interprétations de plus en plus souples. “ Non lucratif ” signifiait au début du siècle “ ne fait pas de bénéfice ”, l’interprétation actuelle est celle qui vient d’être donnée : “ peut dégager un excédent, mais le réinvestit dans le but social de l’entreprise ”. On tend de plus en plus à introduire, d’ailleurs, une notion nouvelle : celle de “ gestion désintéressée ”, qui signifie que la direction de l’entreprise ne cherche à réaliser de profit ni pour elle-même, ni pour des tiers, même si elle s’assure une rémunération “ normale ” correspondant à sa qualification et à son travail[31].

Cette troisième règle, combinée à la seconde, spécifie l’économie sociale au sein de l’économie marchande. Marchande, elle l’est tout à fait (du moins les coopératives, les mutuelles, et celles des associations qui ont une activité économique), elle vend des biens et des services, à ses membres comme à des non-membres. Ce qui la distingue, dans le champ de la concurrence, c’est qu’elle n’agit pas en fonction du profit dégagé. Sur ce point, aucun argument de “ concurrence illégitime ” ne devrait lui être opposé : le choix du taux de marge (nul ou faible dans son cas) est une prérogative absolue de tout entrepreneur marchand !

 

2°) L’économie solidaire

 

Après la Libération de 1945, l’économie sociale fut très profondément impliquée, voire instrumentalisée, dans la mise en place l’État-providence. D’une part, les mutuelles assurèrent largement un complément, quand ce n’était pas la totalité du financement de la protection sociale Santé (Mutualité Sociale Agricole). D’autre part, la production de services de santé ou de tourisme social prit souvent la forme d’associations “ loi de 1901 ”. Enfin, les coopératives de production s’alignèrent volontiers sur la logique “ fordiste ” du développement économique de l’époque, les coopératives bancaires assurant sans réticences le financement sectoriel de ce même modèle (tout particulièrement la plus grande de toutes : le Crédit Agricole). Il ne faut pas s’étonner dès lors de l’assimilation par l’opinion publique de l’économie sociale à une sorte de “ sous-appareil d’Etat ”, et de l’estompement progressif de son éthique particulière, cet esprit d’entreprise collectif et solidaire qui avait présidé à son apparition.

Il ne faut pas s’étonner non plus si, face au recul progressif de l’État-providence, avec la crise du fordisme, au tournant des années quatre-vingt, l’économie sociale ainsi “ instituée ” resta en quelque sorte pétrifiée. Certes, quelques entreprises privées en faillite se transformèrent en coopératives. [32] Certes, les mutuelles de santé assurèrent, de mauvais gré, un complément de remboursement pour compenser les “ déremboursements ” que décidaient les gestionnaires de la Sécurité Sociale. Mais ce redimensionnement incrémental ne traduisait en France aucune innovation face à la crise des anciens dispositifs, il ne bénéficiait d’ailleurs qu’aux salariés restés “ intégrés ” au rapport salarial classique du fordisme. Il faillit largement à donner une réponse à l’exclusion sociale : la prolifération de chômeurs ou de précaires incapables de travailler assez longtemps dans le salariat formel pour se voir ouvrir des droits sur les organismes de protection sociale, a fortiori pour cotiser à une mutuelle.

C’est donc sous une autre étiquette, dans d’autres institutions, certes très souvent mais pas nécessairement sous les formes juridiques de l’économie sociale, que se développa une réponse à la crise, du sein de la société civile. Elle s’auto-désigna d’abord par “ économie alternative ”.

Issue d’une nouvelle militance (d’origine syndicale ou post-soixante-huitarde) mettant en avant, comme projet, l’écologie, le développement local, “ l’utilité sociale ” en un mot, et l’autogestion comme forme d’organisation interne, elle rêva de réaliser, face au retrait de l’État et de l’emploi dans le secteur privé, une “ autre ” manière de vivre et de travailler, d’où son nom. En 1981 se crée l’Agence de Liaison pour le Développement d’une Économie Alternative (ALDEA). Si elle soutient la création d’unités productives sous forme associative ou coopérative, elle n’hésite pas à financer des micro-projets artisanaux ou en sociétés anonymes. Elle mobilise pour ce faire l’épargne volontaire via des structures juridiques en soi bien peu “ alternatives ”, les clubs d’investissements en capital-risque, mais détournées de leur esprit : les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne, les “ Cigales ” (1983). En 1985 est créée une société coopérative de financement d’échelle nationale, Garrigue, dans laquelle s’impliquent quelques organismes de l’économie sociale. Faute de pouvoir offrir des fonds propres à vraiment bas prix, elle n’aura qu’une importance limitée (on lui doit pourtant la participation au financement du bureau d’étude écologiste INESTENE, de la Scop Ardelaine, de l’entreprise de commerce équitable Andines, de la Table de Cana – une des plus grosses entreprises d’insertion actuelles – etc…).

On le voit : “ l’alternative ” est d’abord alternative dans son esprit, plutôt que dans ses formes juridiques. Pour donner un contenu à cette alternative (“ autrement ”, c’est aussi vague que “ tiers ” secteur !), les valeurs de Solidarité et d’Autonomie sont candidates[33]. Le contexte (l’accélération du retrait de la solidarité para-étatique, la montée de l’individualisme et du libéralisme) imposera en réaction le mot “ Solidarité ”. En 1985, indignés par un accord Unedic qui rogne l’indemnisation des chômeurs plutôt que d’augmenter le taux de cotisation, des militants lancent un appel à investir le pourcentage correspondant de son revenu dans des “ cagnotes ”, pour aider les chômeurs à créer leur emploi : c’est le lancement de Solidarité-Emploi. Du rapprochement de l’ALDEA et de Solidarité-Emploi naîtra en 1991 le Réseau pour une Économie Alternative et Solidaire. Organisé sous forme coopérative, le REAS fonctionnera comme un bureau de liaison et de conseil aux initiatives entrepreneuriales venues du terrain, à idéologie “ alternative et solidaire ”, c’est-à-dire encore une fois définies par un ensemble de valeurs. À l’été 1993, le numéro 29 de la revue Travail présente un dossier intitulé tout simplement “ Économie solidaire ”. On y retrouve beaucoup des grands théoriciens et praticiens de l’économie alternative et solidaire : Aline Archimbaud, Alain Caillé, Bernard Eme, Bernard Enjoleras, Jean-Louis Laville, Patrice Sauvage, l’Association pour le Développement des Services de Proximité. Seul Louis Favreau, traitant de l’expérience québécoise, s’en tient à la dénomination “ développement communautaire ”…

Le REAS rejoignait alors d’autres structures de conseil alternatives, comme les Boutiques de Gestion, et d’autres types de réseaux, comme celui des Systèmes d’Échange Locaux et les Réseaux d’Échanges Réciproques de Savoirs, et bien entendu les embryons de mouvements de chômeurs, comme le Syndicat des Chômeurs de Maurice Pagat, et plus tard Agir ensemble contre le Chômage, avec lesquels le REAS organisera diverses manifestations. Tous ces mouvements sont résolument “ non-étatiques ”[34], et volontiers distants vis-à-vis de l’économie sociale instituée. Pourtant, les choses bougeaient de ces deux côtés.

Du côté de l’économie sociale, l’émulation suscitée par ces nouvelles initiatives réveillait ici ou là (particulièrement dans le mouvement des Scop, mais aussi dans quelques mutuelles) le souvenir des mystiques originelles : on rechignait de moins en moins à mettre quelques fonds, à transférer des compétences vers l’économie alternative et solidaire.

Du côté de l’État, la publication de rapport de Bertrand Schwartz sur L’Insertion Sociale et Professionnelle des Jeunes (1982) allait jeter les bases de la théorisation du “ tiers secteur d’utilité sociale ” à financement mixte (marchand, mais subventionné ou dispensé de charges), et surtout à sa mise en pratique, avec l’expérience des Entreprises intermédiaires (1984), et des Missions Locales pour l’Emploi. L’État entrait, pour lutter contre l’exclusion (principalement de la jeunesse périurbaine), dans un rapport contractuel avec des acteurs dont il encourageait l’autonomie. Ce nouvel état d’esprit allait être théorisé dans les conclaves de la “ politique de la Ville ”, développant chez les partenaires de terrain la problématique désormais classique : revendications pécuniaires / refus de l’instrumentalisation. Le développement du mouvement des Régies de Quartier (né de l’expérience d’Alma-Gare à Roubaix) est sans doute le plus beau fleuron de ce courant d’innovations sociales. Mais le mouvement des Entreprises d’Insertion ou des Associations Intermédiaires procède de la même volonté autonome et partenariale[35].

Vers la fin des années 90, les tenants de l’économie solidaire ne pouvaient plus ignorer que, comme l’économie sociale jadis, ils étaient, à leur corps défendant, mais aussi du fait de leurs exigences de subventions ou de dérogations, entrés dans l’orbite de l’État, en tout cas de l’État local. Le risque était de fonctionner comme “ bouée de sauvetage ” substitutive à l’État-Providence, dans le cadre d’une évolution mondiale vers une “ politique sociale du néo-libéralisme ”. La Banque Mondiale en avait donné l’exemple dans le tiers monde : subventionner les Organisation Non Gouvernementales pour y tenir le rôle que l’État ne voulait plus, que la Famille ne pouvait plus, que les Églises ne savaient plus tenir, s’occuper des pauvres[36].

Face à ce risque, ce qui distingue l’économie solidaire, c’est tout de même que l’initiative vient de citoyen(ne)s résolus à faire quelque chose, parce qu’eux ne sont pas complètement exclus ou désespérés, et parce qu’ils intègrent dans leur comportement individuel l’utilité pour tous, donc pour eux-mêmes, de retisser des liens sociaux, d’accumuler du capital social, d’améliorer leur environnement, de défendre leurs voisins (parce qu’avoir des voisins constitue souvent la première ressource). Ce qui définit l’économie solidaire, c’est donc “ au nom de quoi on le fait ”, non sous quelle forme (sous quel statut on le fait), ni même particulièrement “ quelle est la spécificité de ce qu’on fait ”.

Peu à peu, le REAS théorise cette maturation. Avec les Régies de quartiers, l’Association pour le Développement des Services de Proximité, etc., se constitue l’Inter-réseaux de l’Économie solidaire. Le REAS cherche à multiplier les contrats avec des municipalités pour prendre en charge le développement partenarial de l’économie solidaire, pour mettre en “ synergie ” les initiatives du secteur privé, des mairies, des citoyens, de l’État, dans le but de créer de l’emploi en offrant de nouveaux services. À la suite des rencontres de Chevilly-Larue est créé  le “ Réseau des Communes pour l’Économie Solidaire ”. Cette contractualisation “ économie solidaire – État local ”, cherchant à impliquer les acteurs de bonne volonté du secteur privé – mais sur les mobiles de l’économie solidaire – trouve un premier débouché institutionnel de niveau supérieur avec l’accès de Marie-Christine Blandin à la présidence de la Région Nord-Pas-de-Calais, en 1992, et les Assises pour l’emploi qu’elle organise et qui culminent en 1995. Une dynamique de projets se met en place, qui butte très vite sur l’insuffisance de l’ingénierie de conseil, et surtout du financement (on estime que, faute de ces soutiens, 400 projets par an n’aboutissent pas). Or la collectivité régionale ne peut pas, de par les normes de plus en plus strictes du contrôle des subventions ou des mises de fonds publics (Loi Sapin, règles d’appels d’offre), assumer ce financement d’initiatives de droit privé.

En 1997, le Conseil Régional appuie la création de la Caisse Solidaire du Nord-Pas-de-Calais, à l’initiative de la coopérative de capital risque solidaire Autonomie et Solidarité. Son animateur, Christian Tytgat, se met à glaner ce qui peut l’être dans le domaine du financement “ solidaire ”. Le bilan sera assez maigre (et pourtant, en deux ans, la Caisse finance la création de plus d’emplois que le projet d’usine Toyota à Valenciennes, et pour un apport en fonds propres cinquante fois moindre !). On retrouve le problème fondamental déjà pointé : la faiblesse des fondations dans le système de l’économie sociale française. Qu’on en juge à la liste de 29 premiers actionnaires de la Caisse : les Cigales régionales, bien sûr, Autonomie et Solidarité, le REAS, puis l’Union Régionale Cfdt, le Lion’s Club, la Caisse des Dépôts, la Fondation pour le Progrès de l’Homme, l’Union Régionale des Scop, et surtout… le Crédit Coopératif, “ banque des coopératives ”, qui emporte l’agrément de la Banque de France. On ne sort pas de là : hors l’État et l’Entreprise, l’argent disponible est dans les caisses de l’économie sociale instituée…

Ainsi s’esquisse le mariage de raison entre économie sociale et économie solidaire. Or, au même moment, un mariage de cœur s’ébauche. Au congrès du REAS de la Belle de Mai, à Marseille, en 1999 (congrès qui sera malheureusement le dernier, car la coopérative n’arrive plus à assurer le salaire de ses animateurs), sont invités des représentants de l’État (la ministre de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, le Délégué interministériel à l’Économie Sociale et à l’Innovation Sociale), mais aussi des représentants des trois familles de l’économie sociale : associations, coopératives et mutuelles. Dans une atmosphère euphorique (plus réservée, il est vrai, à l’égard des mutuelles), où l’auteur du présent rapport présente les premiers éléments de son rapport d’étape, l’économie sociale reconnaît dans l’économie solidaire ses enfants prodigues, l’économie solidaire reconnaît dans l’économie sociale ses parents un peu ankylosés.

 

3°) La synthèse “ sociale et solidaire ”.

 

Notre rapport d’étape avait privilégié l’idée que le “ tiers secteur à financement mixte d’utilité sociale ” pourrait se couler dans les structures juridiques de l’économie sociale, qu’il conviendrait d’adapter. Cette option a finalement été largement validée par les Consultations régionales, à l’exception notable de la Région Nord-Pas-de-Calais. À l’époque (début 1999), il s’agissait pour l’auteur d’une option tactique. De fait, les structures du tiers secteur naissant et de l’économie solidaire avaient elles-mêmes largement utilisé ces formes juridiques, et il paraissait inopportun de demander à l’existant de se dissoudre pour renaître sous une autre forme, fût-elle idéalement adaptée. Inversement, les familles de l’économie sociale avaient exprimé leur franche hostilité à l’idée de la création d’une nouvelle famille, qui aurait monopolisé le titre de “ solidaire ” et les prérogatives réglementaires ou fiscales correspondantes. Par lettre du 19 janvier 1999, le président du Comité National de Liaison des Activités Mutualistes, Coopératives et Associatives, nous l’avait vivement déconseillé :

“ [Nos] structures aux fondements juridiques éprouvées sont au service de toute initiative nouvelle visant à concilier la mission sociale et la gestion entrepreneuriale. Elles sont à la disposition de tous ceux, individus et collectivités, qui souhaitent mettre en place des activités économiques dans un but social que l’entreprise classique ne peut prendre en charge(…). Aussi, les organisations membres du CNLAMCA considèrent-elles que la création d’un statut nouveau sui generis serait plutôt source de confusion que de clarification, les statuts dits de l’Économie sociale leur paraissant susceptibles, le cas échéant assortis de clauses particulières qui ne doivent pas les dénaturer, d’être le support de missions nouvelles liées aux nouveaux besoins et nouveaux emplois qui naissent aujourd’hui. ”

Un an de recherches sur l’histoire de l’économie sociale et de débats avec ses acteurs contemporains, y compris les mutuelles, nous a convaincu de la pertinence stratégique de cette option. Au-delà des considérations tactiques (s’appuyer sur l’existant qui est déjà considérable), il est vite apparu que le “ au nom de quoi… ” qui caractérise l’économie solidaire avait déjà présidé à la naissance et au développement, depuis le XIXè siècle, des mouvements coopératifs, mutualistes et associatifs ; que cette mystique subsistait à l’état de “ religion officielle ” dans l’économie sociale, fût-ce de façon bien formelle, mais en tout cas gravée dans le marbre de ses règles juridiques (“ Une personne - une voix ”, “ indivisibilité des réserves ”, “ lucrativité limitée”) ; que cette mystique pétrifiée en religion (pour parler comme Charles Péguy, contemporain de la reconnaissance de ces mouvements) ne demandait qu’à renaître face aux coups du libéralisme et au retrait de l’État ; que l’économie solidaire s’affirmait en quelque sorte comme une “ conscience externe ” – et de plus en plus interne – de l’économie sociale. Ajoutons que les pressions de la Commission Européenne pour normaliser toutes les activités économiques sous la forme de l’entreprise classique, tout comme les négociations d’application de l’Instruction Fiscale (sur la fiscalité des associations ayant des activités marchandes), et les consultations du Rapport Boulard qui l’avait précédée, sommaient les mutuelles et les associations de ré-expliciter les justifications sociales de leurs singularités fiscales ou réglementaires. Même la mission que nous avait confiée la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, en amenant à expliciter publiquement l’alternative : “ réaffirmer le caractère solidaire de l’économie sociale, ou créer une économie solidaire à côté ”, obligeait l’économie sociale à s’interroger sur ses propres fondements.

L’“euphorie de la Belle de Mai ” était certes, et reste, loin d’être partagée par tous (de part ou d’autre). Le Comité de pilotage des Consultations régionales fut cependant un véritable laboratoire des difficultés et des possibilités de convergences, selon un schéma qui s’est renouvelé dans les régions les mieux impliquées. Dans un premier temps, une méfiance réciproque des représentants de l’économie solidaire et de l’économie sociale, et une méfiance commune à l’égard de l’État (la DIES), avec le couple “ revendication de soutien financier / revendication d’autonomie ” ; puis la construction progressive d’un rapport de confiance, ponctué d’éclats vite colmatés par le souci du compromis, mais avec une réticence latente, fondée sur le sentiment que l’économie sociale n’est pas exactement coextensive à l’économie solidaire (ni réciproquement). Cette réticence, et les craintes qu’elle engendre, se manifestera encore pendant quelques jours lors du choix du titre du “ Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire ”… dont les compétences s’étendent pourtant à l’économie sociale.

Et pourtant, le choix de l’appellation “ secteur de l’économie sociale et solidaire ”, pour désigner le tiers secteur d’utilité sociale qui fait l’objet de ce rapport, paraît finalement cohérent. Pour dissiper les malentendus sans cacher les difficultés, tentons de clarifier les rapports entre ces trois notions.

• Le tiers secteur se définit par “ Qu’est-ce qu’on fait, qui nécessite un secteur défini par un mode de régulation propre, y compris fiscal ”.

• L’économie sociale se définit par “ Comment, sous quel statut et quelles normes d’organisation interne on le fait ”.

• L’économie solidaire se définit par “ Au nom de quoi on le fait ”[37] : le sens prêté à l’activité économique, sa logique, le système de valeurs de ses acteurs et donc les critères de gestion de leurs institutions.

Le tiers secteur appartient totalement à l’économie solidaire. La justification macroéconomique de son financement mixte, fondée sur l’activation du coût social du chômage, comme sa justification microéconomique, fondée sur la rémunération publique du “ halo sociétal ” accompagnant la valorisation de ses activités marchandes, traduisent fidèlement la logique, les valeurs, les critères de gestion de l’économie solidaire.

Par contre, l’économie solidaire déborde largement le tiers secteur. Elle vise la mise en réseau, en synergie, au nom des mêmes valeurs, et pour autant que c’est possible, d’activités mises en œuvre aussi bien dans le tiers secteur ou le secteur privé que dans le secteur public, et même dans le secteur non-monétaire, “ domestique ”, l’entraide, les échanges de savoir... Par synergie, il faut entendre : mise en commun de compétences, de financement, de clientèle, projets communs, partenariat, etc.

L’économie sociale (avec ou sans nouvelle famille), par ses règles institutionnelles (“ une personne, une voix ”, “ indivisibilité des réserves ”, “ lucrativité limitée ”) offre sans doute un cadre privilégié pour le tiers secteur. La première règle démocratique correspond assez bien à sa volonté de “ service des communautés humaines ”, la seconde règle à sa logique d’auto-accumulation de capital social, au bénéfice de ces communautés, la troisième, en limitant la logique de rentabilité, rend plus justifiables (aux yeux des contribuables comme des “ concurrents ”) les prérogatives fiscales dont il bénéficie.

Toutefois, à partir du moment où la seule règle de “ lucrativité limitée ” est respectée, on ne voit guère d’inconvénient à ce que certaines personnes morales du tiers secteur assument la forme d’entreprise commerciale classique (Sociétés Anonymes, SARL), sans s’astreindre à la première règle. C’est le choix notamment de près de la moitié des entreprises d’insertion, qui cherchent à serrer au plus près les futures conditions d’emploi des personnels qu’ils ont à charge “ d’insérer ” dans le secteur privé.

Enfin, si l’économie sociale en tant que mouvement s’enracine dans les valeurs “ solidaires ” et démocratiques qui ont présidé à son émergence, ses personnes morales individuelles ne sont définies comme telles que par des règles juridiques, qui n’impliquent nullement de partager les valeurs de l’économie solidaire. Une association n’a pas forcément un “ but social ” : elle peut gérer une marina, un terrain de golf, une entente patronale, etc… Une coopérative de production peut produire de l’équipement militaire. Si le mouvement de l’économie sociale est donc partie prenante du mouvement pour l’économie solidaire, l’ensemble de ses unités n’est pas entièrement engagée dans celle-ci, et peut difficilement prétendre aux spécificités fiscales du tiers secteur[38]. Cette distinction entre, d’une part, le mouvement de l’économie sociale et sa “ religion officielle ” et, d’autre part, la réalité extrêmement diversifiée (quant à ses buts, son rapport à la “ question sociale ”) des personnes morales assujetties à sa définition juridique, est la base de la difficulté à reconnaître, ou à refuser, la distinction entre “ économie sociale ” et “ économie solidaire ”. Mais il faut l’affirmer avec une clarté qui ne peut être que salutaire : l’économie solidaire ne recouvre pas toute l’économie sociale.

Inversement, l’économie solidaire déborde, on l’a dit, l’économie sociale : elle inclut des relations partenariales avec le secteur public, le secteur privé, etc.

De cette discussion résulte ce fait massif : mis à part le cas (limité) des entreprises privées assurant des missions du tiers secteur, bénéficiant de ses prérogatives et respectant son cahier de charges, le “ tiers secteur d’utilité sociale ” (ou écologique, culturelle etc…) s’identifie pour l’essentiel à l’intersection de l’économie sociale et de l’économie solidaire, mais ne s’identifie ni à l’une, ni à l’autre.

Dans ces conditions, le mieux est de définir le contour du tiers secteur par un “ label ” d’économie sociale et solidaire, fondé sur deux types de critères, à inscrire dans sa charte : quant aux buts (ce qui le rattache à l’économie solidaire) et quant aux modes d’organisation interne (notamment la lucrativité limitée, le caractère démocratique et multipartenarial de sa direction), ce qui le rattache à l’économie sociale, étant bien entendu qu'une entreprise privée peut faire le choix de solliciter ce label, à condition d’accepter ce “ cahier de charges ”. L’adhésion au label (donc à son cahier de charges) ouvrirait ainsi le droit à une grille de singularités réglementaires et fiscales.

 

4° ) L’économie sociale et solidaire : un principe original de socialisation

 

On peut dès lors préciser quelques autres questions de nature plus conceptuelle, mais qui reviennent souvent dans le débat à titre d’objections.

D’abord, rappelons-le, le tiers secteur, comme une partie de l’économie sociale, a bel et bien un aspect marchand.

Est marchande une économie qui part des initiatives d’agents privés, lesquels offrent quelque chose, un bien ou un service, à la société, et doivent donc rencontrer une demande qui “ valide ” cette offre, c’est-à-dire reconnaît son utilité pour l’acquéreur, en échange d’argent, lequel argent permet, à son tour, à l’unité productrice de renouveler son offre, de rémunérer ses travailleurs, etc… Dans une certaine mesure, le caractère marchand d’une économie est la contrepartie de l’autonomie des individus et des groupes, dès lors qu’ils prennent l’initiative de proposer leurs services à la société. Certes, ils peuvent aussi prendre l’initiative de les proposer gratuitement, s’ils ont d’autres moyens de vivre, par exemple à travers la redistribution[39]. Mais, dans la plupart des cas, le tiers secteur combine l’activité de bénévoles et de personnes ayant besoin d’en vivre.

La spécificité du tiers secteur, pour autant qu’il est marchand, c’est qu’en même temps qu’il satisfait l’acquéreur, il engendre d’autres effets socialement utiles (insertion de travailleurs, convivialité locale, etc…). La société, en le subventionnant ou en le dégrevant de contributions, rémunère cet “ effet externe positif ” que nous avons appelé halo sociétal. Beaucoup d’activités du secteur privé engendrent aussi des externalités positives (et pas seulement des négatives : pollutions, encombrement…). Mais la différence spécifique du tiers secteur, c’est qu’en l’absence de ce double financement, aucune de ces “ utilités ” (ni le service particulier, ni le halo sociétal) ne serait produite, sinon à perte.

À la rigueur, un fort investissement en travail bénévole ou fort peu payé permettrait aussi la survie de cette activité. D’ailleurs, le tiers secteur, surtout dans le tiers-monde, se présente souvent comme la pérennisation d’une activité bénévole “ de survie ” pour les personnes, et pour leur communauté, qui finit par arracher à l’État la reconnaissance de son utilité et la rémunération du travail fourni. Cette continuité avec le bénévolat ne doit pas nous surprendre, ni conduire à déprécier le tiers secteur : non seulement dans les sociétés traditionnelles, mais aujourd’hui encore, la majorité du travail accompli, ne serait-ce que par les femmes dans le cadre du travail domestique, est délivré gratuitement. Déprécier le travail des associations d’aide à domicile, c’est souvent signifier un mépris du travail de ce qu’une femme (la mère) a jadis fait pour soi, et projeter sur lui le stigmate qui frappe le travail domestique sous la domination du patriarcat.

On ne le dira jamais assez : le tiers secteur, une fois pleinement reconnu et formalisé, a notamment vocation à prendre la relève d’un tiers secteur informel (le fameux “ premier étage de la civilisation matérielle ” selon F. Braudel), soigneusement maintenu par le Code Napoléon sous l’autorité des Pater Familias, malgré la condamnation des corps intermédiaires par le loi Le Chapelier : celui du travail gratuit des femmes. La sortie du bénévolat et du “ domestique ” (ou du communautaire), le passage de l’activité à la forme marchande et du travailleur au statut de salarié, expriment le mouvement d’individuation de la société, la rupture avec le mode “ holiste ” (communautaire) de production sociale où chacun fait les choses “ parce qu’il faut les faire ”, l’exigence d’une reconnaissance de la valeur individuelle de sa propre contribution, et celle-ci ne peut prendre que la forme monétaire, dans sa double dimension de “ validation sociale ” et de moyen d’existence[40].  Quand on fait les choses non plus au sein de la muette division sociale du travail dans la famille, mais à l’adresse de la communauté, cette validation et cette rémunération ne peuvent venir que du client, ou de la collectivité publique, qui acceptent de payer. Et dans le cas du tiers secteur : des deux en même temps.

Le tiers secteur, à côté de sa dimension marchande, a donc aussi une dimension, sinon de service public, au moins de “ service au public ”. La communauté souhaite l’existence d’un service pour le halo sociétal qu’il produit (sécurité, commodité, convivialité, insertion, etc.), et à ce titre finance son existence par l’impôt versé à l’État ou à la collectivité territoriale, lesquels, selon les principes du secteur public et ses procédures démocratiques et administratives, arbitrent de la meilleure manière de rendre le service attendu. Au principe régulateur de l’échange marchand : “ Je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes ”, se combine le principe redistributif : “ Je donne à la collectivité pour qu’elle fasse faire ”.

Mais elle peut le faire faire de deux manières : par le secteur public (en l’occurrence : la fonction publique territoriale) ou par un contrat avec un fournisseur marchand. Une municipalité peut faire entretenir une cité de logements sociaux soit par des agents municipaux, soit par un contrat avec une entreprise, soit par une subvention contractualisée avec une régie de quartier. Dans les deux derniers cas, le contrat est bel et bien marchand : il y a offre autonome, il y a validation par le demandeur ; il peut même y avoir concurrence au sein du tiers secteur (problème d’actualité pour les coopératives sociales italiennes).

De ce point de vue, il est théoriquement et pratiquement critiquable de vouloir cantonner les “ personnes morales de l’insertion par l’économique à financement mixte ” (article 11-IV de la loi contre les exclusions) sous un pourcentage minime de financement marchand, comme le fait le décret d’application dont nous discuterons plus loin. En quoi faudrait-il parler de “ financement social ” quand une municipalité contractualise une subvention à une association d’insertion qui lui propose d’entretenir ses sentiers, et de “ financement marchand ” quand la même municipalité contractualise avec une entreprise privée l’entretien de ses rues ? Pourquoi (au plan théorique) distinguer, dans le financement d’une régie de quartier, une subvention reçue de la mairie et un contrat avec l’Office HLM, lui-même satellite de la municipalité ?

D’autant que, pratiquement, la rigueur des règles de contrôle de la dépense publique tend bel et bien à soumettre toutes les formes de financement du tiers secteur par une collectivité aux normes abstraites de la “ juste concurrence ”.  Ce secteur risque donc d’être pris en étau entre les restrictions du décret d’application de l’article 11-IV et le code des marchés publics. Certes, pour de petits contrats, reste la procédure légère des “ contrats négociés ”. Mais le récent jugement du Tribunal de Strasbourg vient de condamner la prise en compte par la Ville d’une clause de “ mieux-disant social ” dans l’attribution d’un marché à une entreprise du tiers secteur.

Mieux vaut le reconnaître explicitement dans la loi comme dans ses décrets : le tiers secteur bénéficie d’un financement mixte, marchand et public, en proportion largement variable selon les branches d’activités, parce qu’il répond à une demande particulière tout en générant des externalités positives, un “ service à la communauté ”.

En ce sens, le tiers secteur de l’économie sociale et solidaire se trouve à l’intersection de deux des principes de socialisation des travaux particuliers, qui fondent respectivement le secteur marchand et le secteur public : le principe de l’échange et le principe redistributif.  Mais surtout il est, comme toute l’économie solidaire, gouverné par le principe de réciprocité : “ Je donne ou je fais aujourd’hui, parce que je suppose qu’un jour la communauté donnera ou fera pour moi. ”

Il faut affronter ce principe avec clarté, parce qu’il constitue à la fois la richesse cachée du tiers secteur d’économie sociale et solidaire, et la cause profonde de la sourde méfiance qu’il suscite chez certains tenants d’une modernité “ anti-communautaire ”. Nous l’avons dit, une société ne peut fonctionner seulement au couple “ marchand / public ”, c’est-à-dire selon les principes de l’échange et de la redistribution. Les éléments de base des sociétés pré-modernes (la famille, le village) fonctionnent essentiellement à la réciprocité. L’illusion “ moderniste ” de pouvoir se passer de la réciprocité a ouvert la “ béance ” de l’anomie, de la solitude de masse et de l’exclusion sociale, devenue gouffre avec la crise du modèle de développement fordiste. Les replis, ici sur la famille, là sur la communauté ethnique, traduisent la recherche de liens sociaux plus sécurisants. On peut légitimement considérer que la famille, le clan, le clocher, la communauté ethnique, constituent des régressions par rapport à une évolution historique où l’individu, libéré des liens communautaires étouffants, désirera et devra pouvoir de mieux en mieux s’affirmer et se prendre en charge lui-même[41].  Mais cet “ individu libre ” ne pourra se contenter du marché et de la redistribution publique, il ne pourra pas même y survivre. Il aspirera de plus en plus à nouer, en toute autonomie, des liens sociaux plus directs, substituant, à la communauté imposée de jadis, la libre association. Il devra réinventer une “ réciprocité des individus libres ” : ce que les socialistes utopiques comme Charles Fourier appelaient “ amitié ”. Et les principes “ mixtes ” de socialisation de l’économie sociale et solidaire en sont l’ébauche : en combinant le bénévolat, le marché, la subvention publique, les trois étages de régulation démocratique interne et externe évoqués plus haut, et les valeurs de l’économie solidaire.

Or, ces valeurs de réciprocité portent évidemment les stigmates des liens communautaires traditionnels : népotisme, copinage, esprit de clocher. “ La société n’est pas une famille ! ”, s’emporteront les uns[42], “ Le monde n’est pas une marchandise, la société n’est pas une caserne ! ”, rétorqueront les autres. Mieux vaut l’avouer, chaque principe de socialisation a ses tares : “ froid égoïsme du paiement au comptant ” pour l’échange marchand, bureaucratisme abstrait pour la redistribution, favoritisme pour la réciprocité. Mais c’est justement par la coexistence de ces trois principes et des trois secteurs (plus l’immense secteur du non-monétaire, presque entièrement fondé sur la réciprocité) que les perversions de chacun peuvent être contrôlées, compensées. Et certainement pas en prétendant appliquer au tiers secteur les normes de la concurrence parfaite ou du contrôle formel de la dépense et des marchés publics, qui ne lui sont ni les unes ni les autres adaptées.

La dimension “ librement associative ” de l’économie sociale et solidaire, fondée sur l’initiative et les solidarités directes, territorialisées, et sur la régulation du “ face à face ”, explique pourquoi elle ne peut pas, elle ne doit pas se laisser absorber par le secteur public. Inversement d’ailleurs, le secteur public a des missions redistributives d’intérêt général et selon des normes abstraites, qui lui resteront en propre. La question s’est en fait posée dès l’origine de l’économie sociale. Pour Charles Gide, dans son Rapport pour l’Exposition Universelle de 1900, “ Il est logique que l’association libre, à mesure qu’elle s’étend, et surtout à mesure que le besoin auquel elle répond devient plus pressant et plus universellement ressenti, tende à se ressenti, tende à se transformer en service public : l’association mutuelle en office national ou caisse nationale de retraite, etc. ”. Jean Jaurès, qui lui répond en 1903, renchérit : “ L’État démocratique est la coopérative suprême, vers laquelle tendent, comme vers leur limite, les autres coopératives. ” Pourtant, dès ses interventions sur les mutuelles, en 1905, tout en reprochant à Mabilleau, dirigeant de la Mutualité Française, ses réticences devant le développement d’une sécurité sociale publique, obligatoire et centralisée, Jaurès insiste sur la complémentarité nécessaire entre principe redistributif (public) et principe de réciprocité (mutualiste) : “ On ne conçoit guère le fonctionnement de l’assurance sociale contre la maladie sous la forme bureaucratique. Seules des mutualités locales pourront, par l’exactitude du contrôle et par l’esprit fraternel insinué dans tout le mécanisme légal, donner à l’assurance sociale et universalisée contre la maladie toute l’efficacité, toute la justice et toute la bonté qu’exige cette forme de secours à l’humaine détresse. ”[43]

Près d’un siècle plus tard, on peut se demander, avec quelque amusement, si les mutuelles complémentaires ont réellement su apporter ce complément de “ fraternité ” et de “ bonté ”, ou si, par “ isomorphisme social ”, elles ne se sont pas plutôt alignées sur le bureaucratisme des Caisses d’Assurances Maladie. Toujours est-il qu’au XXIe siècle la question sera encore plus brûlante. Avec l’automatisation des productions manufacturières et des services tertiaires, l’offre et la demande d’activités humaines se déplaceront de plus en plus vers le secteur que Roger Sue appelle “ quaternaire ” : s’occuper des autres, du corps des autres, de l’éducation des autres, des loisirs des autres, de l’accompagnement de la vieillesse des autres, et bien entendu de l’embellissement de l’environnement commun. Encore une fois, la dissolution des liens traditionnels, tout en libérant un espace pour un véritable dévouement bénévole de chacun à ses proches, fondé sur la pure affection, nécessitera, pour s’occuper des enfants et des anciens, la mobilisation d’une foule sans cesse croissante de personnes qui en feront leur activité principale (et ce sera une activité difficile, hautement qualifiée), qui en tireront une rémunération, dont elles “ vivront ”. Il est impensable de réduire ces activités aux principes de l’échange marchand ou de la redistribution publique. Un champ immense s’ouvre donc à l’économie sociale et solidaire.

Ce secteur gouverné par une logique différente constitue-t-il enfin une “ bouée de sauvetage ” pour les exclus du libéralisme économique, face à la prégnance du marché et du profit, ou une alternative à leur domination ? Nous avons vu que sa logique le tire vers la seconde réponse. Y parviendra-t-il ? Cela dépendra essentiellement de son développement qualitatif et quantitatif. S’il reste un secteur d’insertion des exclus, rémunérés à s’occuper d’autres exclus, il n’occupera que la fonction de mode de régulation marginal des situations d’exclusion sociale. Si, au contraire, il se développe au sein d’une économie plurielle (combinant secteur privé, secteur public, entraide gratuite, économie sociale et solidaire), de telle sorte qu’il sache offrir une ‘alternative’ à la production à but lucratif, au secteur public, et au travail domestique gratuit, pour répondre à une demande sociale vaste et diversifiée, soucieuse de “ vivre et produire autrement ”, alors il méritera le nom d’ “ alternatif ” qu’il s’était donné à l’origine.

Cela ne dépendra pas bien sûr seulement de la dynamique de développement du tiers secteur, mais de l’orientation plus générale que notre pays et sans doute l’Europe tout entière adopteront parmi les voies de “ l’après-fordisme ”[44]. Le modèle de développement futur peut être plutôt néo-libéral et néo-taylorien, avec une forte polarisation des qualifications et des revenus, ou plutôt fondé sur un haut degré de solidarité, fondé sur un effort massif de qualification générale. Mais les recherches sur les origines du modèle de développement fordiste, autour des années 1940, ont montré que les formes institutionnelles régulatrices ne poussaient pas comme des organes dictés par les fonctions propres à un modèle de développement tombé du ciel ; au contraire, les nouveaux modèles de développement se stabilisent par la mise en cohérence de compromis institutionnalisés nés de la poussée des luttes sociales. La Sécurité Sociale n’est pas née comme réponse aux besoins de stabilité de la production de masse fordiste; au contraire, son institutionnalisation, à partir de la poussée de l’économie sociale (au sens de Charles Gide), a permis la consommation de masse et donc la production de masse.

Puisse un vigoureux développement de l’économie sociale et solidaire contribuer à l’émergence d’un modèle de développement plus “ citoyen ”, plus solidaire entre les humains, et respectueux de leur environnement !

 



[1] Par opposition à une “ branche ”. Une branche est un ensemble d’activités ayant en commun un aspect de leur travail concret, telle que la matière première (“ la métallurgie ”) ou le produit (“ l’aviation civile ”). Toutefois, il existe d’autres acceptions du mot “ secteur ”. Les statisticiens parlent parfois de secteur pour désigner l’ensemble des entreprises produisant principalement dans la même branche. Mais surtout il existe une distinction classique (due à Colin Clark) divisant l’ensemble de l’activité économique en trois “ secteurs ”, primaire, secondaire et tertiaire. Nous ne ferons qu’incidemment allusion à cette dernière acception, pour dire que le “ tiers secteur ” a pour vocation de se développer… dans un secteur quaternaire de l’économie. Voir Roger Sue, La Richesse des hommes. Vers l’économie quaternaire, Odile Jacob, Paris, 1997.

[2] Sur le modèle fordiste, sa crise et ses issues, en particulier dans le domaine social, voir notre synthèse La société en sablier, La Découverte, Paris, éd. augmentée 1998.

[3] Quoique le concept du tiers-secteur soit une élaboration collective et internationale, je ne peux m’empêcher de citer ici Jean-Louis Laville, Une troisième voie pour le travail, Desclée de Brouwer, Paris, 1999.

[4] Nous parlerons en général de singularités (ou de prérogatives) “ socio-fiscales ” pour désigner ces dispenses d’impôts ou de cotisations sociales ou ces subventions. Il s’agit, en termes macroéconomiques, de transferts de l’ensemble des Administrations Publiques (APU = État + organismes de Sécurité Sociale, UNEDIC compris) vers les unités productives. Certes, institutionnellement, il est impossible de considérer l’ensemble des APU comme un bloc : faute de pouvoir “ ordonner ” à une Caisse de sécurité sociale de dispenser telle unité de ses cotisations, l’État est souvent amené à présenter comme “ subvention ” un versement couvrant en fait cette dispense.

[5] Voir, par exemple, Jacques Nikonoff, Chômage : nous accusons ! Arléa, Paris, 1998.

[6] Voir Roberto ESPOSITO, Comunitas. Origine et destin de la communauté, PUF / Collège international de Philosophie, Paris, 2000.

[7] Selon Karl POLANYI, (The Great Transformation, Beacon Press, Boston, 1944), les systèmes économiques socialisent les activités de leurs participants selon trois principes possibles : l’échange, la redistribution ou la réciprocité.

[8] La loi Le Chapelier du 17 juin 1791 abolit les corporations, la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 ne parle pas du droit d’association, limité à 20 personnes par le Code pénal (1810). En revanche, les sociétés par actions sont reconnues dès la loi du 7 novembre  1795, précisée en 1807.

[9]  Il est donc erroné de ne voir dans la crise actuelle qu’une “ crise de la société salariale ”. Voir mon livre “ La société en sablier ”.

[10] “ Ré-munérer ” vient aussi de munus : c’est l’indemnisation qu’offre la communauté à ceux qu’elle investit d’une charge. En revanche, “ payer ” vient de pagare, qui signifie : offrir un don, un tribut, pour avoir la paix. Si l’échange (le paiement) interrompt la violence sociale, la réciprocité stabilise le lien social.

[11] La réinsertion peut être rendue encore plus difficile dans la guerre économique par la somme de conditions imposées aux entreprises et associations d’insertion. Comme le remarque J. Lorthiois (Diagnostic local des ressources, ed. W, Mâcon, 1996), les entreprises d’insertion et leurs salariés sont semblables aux petits tambours des guerres napoléoniennes que l’on engageait en première ligne, devant les grenadiers autrement aguerris. Nous reviendrons sur ces difficultés spécifiques quand nous examinerons le point de vue des acteurs.

[12] Quitte à ce qu’une partie de ce secteur n’ait justement pas d’autre utilité sociale que la fonction de “ centre d’apprentissage mutualisé ” au bénéfice des autres secteurs, comme par exemple les entreprises d’insertion du Bâtiment.

[13]  Voir La société en sablier, chapitre 1, pour une analyse des effets pervers de l’aide à la personne en situation de précarisation du salariat.

[14]  B. Croff, Seules. Génèse des emplois familiaux, éd. A.M. Métailié, Paris, 1994.

[15] Pour Robert Putnam, un capital social est une ressource construite disponible pour une collectivité ou une communauté : il peut s’agir d’un vrai capital fixe collectif, mais Putnam a surtout mis en lumière des investissements de forme collectifs, tels que les réseaux de voisinage et d’entraide, les routines communes réduisant les dysfonctionnements, l’engagement communautaire, etc… Voir R.D. Putnam, “ Le déclin du capital social aux Etats-Unis ” et M. Lévesque & Deena White, “ Le concept du capital social et ses usages ”, Lien Social et Politiques-RIAC, n°41, Printemps 1999.

[16] Les mutuelles ou les coopératives de consommation cultivent en revanche des solidarité sectorielles.

[17] Pays vient de pango, qui signifie à la fois planter (un arbre), fixer (des bornes), établir (un pacte). Selon le Dictionnaire de Port Royal, “ Qui a pays n’a pas besoin de patrie ”. La “ culture d’un pays ” ne s’enracine pas dans une origine, mais dans des pratiques actuelles : le Raï, né dans l’Oranais, est devenu une culture des banlieues des mégapoles de France.

[18]  Concrètement, un intermittent du spectacle est mieux couvert, hors des périodes où il “ se produit ”, qu’un chômeur ordinaire. Cela résulte de ce qu’il ne cesse jamais de représenter et de développer un capital social. Toute l’industrie culturelle s’effondrerait si les artistes disparaissaient en fin de contrat ! Malgré cette justification évidente et l’ample usage qu’en font les firmes de spectacle les mieux assises, comme les chaînes de télévision, le statut des intermittents est sans cesse remis en question.  Comme d’ailleurs tous les financements du tiers secteur…

[19] Selon le titre d’une ancienne livraison de la revue du GREP, Pour.

[20] On remarque tout de suite que l’Instruction Fiscale soulevait exactement les mêmes questions.

[21] Il faut admettre que tous les “ bénéfices ” ne sont pas nécessairement des “ usagers potentiellement actifs ” (on pense aux handicapés mentaux). Mais l’effort pour faire participer les “ bénéficiaires ” d’un service public à son animation peut aller beaucoup plus loin que ne le pensent la plupart des élus et fonctionnaires.

[22] Quelques exemples récents de détournement de finalité, offerts malheureusement par des associations gérantes de foyers de travailleurs ou de tourisme social (entre autres), montrent qu’il peut être bien utile de maintenir un certain contrôle sur d’importantes accumulations de capital immobilier financées par fonds publics.

[23] La tension entre la nostalgie de cette éthique communautaire du service public et les résistances (mi-légitimes mi-“ bureaucratiques ”) à sa réhabilitation est bien mise en lumière par le film de Bertrand Tavernier, Ça commence aujourd’hui.

[24]  Encore une fois, le livre de Brigitte Croff, Seules, est particulièrement éclairant sur ce point.

[25] Clubs d’Investissements à Gestion Alternative et Locale de l’Epargne. Les “ Cigales ” se sont créées en opposition aux “ fourmis ” des Clubs d’investissement en bourse.

[26] 70% des actionnaires de la Caisse Solidaire du Nord Pas-de-Calais ont choisi une rémunération à 0%.

[27] Les coopératives sont reconnues famille par famille, de 1894 à 1920, quoiqu’elles aient pu, à partir de 1867, utiliser le statut de “ société à capital et personnel variable ”. Les mutuelles sont reconnues dès 1849 mais se voient imposer leurs dirigeants par l’Etat de 1852 à 1870 ; la Charte de la Mutualité est de 1898. La loi du 21 mars 1884 abroge la loi Le Chapelier et reconnaît la liberté syndicale. Et, bien sûr, en 1901…

[28] Voir Revue internationale de l’économie sociale/RECMA n° 275-276, avril 2000, “ Un siècle d’économie sociale ”. On notera comment cette revue, créée en 1921 par Charles Gide, a adjoint à son titre “ Revue d’Etudes Coopératives, Mutualistes et Associatives ” !

[29] La moitié des CRCMA se sont transformés en “ Chambres Régionales de l’Economie Sociale ” (CRES).

[30] Terme qu’il serait malheureusement difficile de reprendre tel quel dans le Code civil, car il est déjà pris. En revanche, le docteur Georges Fauquet, dans son article séminal “ Le secteur coopératif. Essai sur la place de l’homme dans les institutions coopératives et sur la place de celles-ci dans l’économie ”, Revue d’études coopératives, N° 54, 1935 (cité dans RECMA N° 275), propose “ association de personnes ” pour désigner cette règle.

[31] Ce dernier point n’est d’ailleurs pas acquis.

[32] Voir le N° 22 de la revue Autogestions, “ Les coopératives dans la crise ”, 1985-1986.

[33] Significativement, le centre de recherche de Bernard Eme et Jean-Louis Laville, qui jouera un si grand rôle dans la théorisation  de l’économie solidaire, s’appelle Centre de Recherche d’Information sur la Démocratie et l’Autonomie. Comme on voit, la solidarité n’épuise pas le système de valeurs de l’économie alternative.

[34] Le REAS n’a jamais dépassé 6% de subventions publiques ; Autonomie et Solidarité s’est lancée sans aucune subvention.

[35] En 1984, dans la foulée du rapport Bertrand Schwartz, sont créées les Entreprises Intermédiaires. Elles sont supprimées en 1986 par le gouvernement Chirac, qui reconnaît en contrepartie les Associations Intermédiaires, puis, en 1987, les Entreprises d’Insertion.

[36]  Voir La société en sablier, chapitre 10.

[37] Nous sommes redevable de cette définition à Jacqueline Lorthiois, qui l’explicita lors des Rencontres de Chevilly-Larue.

[38]  Le critère ici esquissé s’oppose diamétralement à une argumentation qui s’est trouvé des porte-paroles au sein de l’administration des Finances, notamment pour étendre aux associations gestionnaires des terrains de golf l’exemption d’impôts commerciaux : la doctrine des “ associations fermées ”. Selon celle-ci, une association qui ne rend de service qu’à ses propres membres n’intervient pas sur le marché, donc ne fait pas concurrence à d’autres entreprises, et donc il n’y a pas d’entorse à la concurrence à lui octroyer des prérogatives fiscales ! Ainsi, plus une association se barricaderait pour éviter d’engendrer des effets externes positifs (le “ halo sociétal ”), mieux elle mériterait un soutien fiscal… Sans même prendre en compte les externalités négatives (pollution phréatique) engendrées par les terrains de golf, cette position nous paraît inacceptable. Lors des négociations menées par les associations dépendant du ministère du Tourisme, une procédure d’agrément a été au contraire mise au point, explicitant l’objectif de “ brassage social ”. On ne peut cacher cependant la difficulté d’appliquer ce critère, quand l’UCPA (à l’origine instrument de démocratisation des sports réputés élitistes comme la montagne ou la voile) axe sa publicité sur “ Le sport sans se faire suer ” et ne se distingue plus guère d’un Club Méditerranée.

L’exemple des associations de golf montre le danger qu’il y aurait à laisser à l’administration (surtout lorsque ses cadres peuvent s’identifier à des usagers potentiels) le soin de déterminer “ l’utilité sociale ” des associations…

[39] Ce qui d’ailleurs implique une clarification juridique du statut du bénévolat. Dans l’affaire Étienne Tête, un homme fut arrêté et présenté menotté à la télévision pour avoir géré bénévolement une association étudiante de diffusion de cours polycopiés, alors qu’il touchait l’allocation chômage, ce qui est interdit par le règlement des Assedic. Plus tard, ce règlement fut désavoué par le Conseil d’Etat.

 

[40]  Il est donc excessif de critiquer le tiers secteur parce qu’on y “ retrouve naturellement des femmes peu qualifiées, qui y font ce qu’elles faisaient chez elles ”. D’abord, pour autant que le tiers secteur est appelé à se substituer progressivement au travail gratuit domestique, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on y retrouve la trace de la division domestique des genres (les femmes à la maison, les hommes dans le jardin) : d’une part parce que les qualifications requises auront été partiellement acquises dans le travail domestique, ensuite parce que les usagers (surtout les personnes âgées) auront quelques réticences à voir violer la distribution des rôles sexuels. Cette projection – on peut le regretter – est déjà flagrante dans le secteur public : même la méfiance actuelle contre la pédophilie conduit à réserver aux femmes toutes les fonctions liées aux enfants. En revanche, sortir du statut de travailleur domestique gratuit ou gagé constitue en soi un élément de revalorisation du travail traditionnellement féminin, qui permet à une plus grande mixité des activités dès lors qu’elles acquièrent le statut d’activités salariées dans le secteur marchand (métiers de la restauration ou du nettoyage).

[41]  Voir J.C. Kaufman, La femme seule et le prince charmant, Nathan, Paris, 1999. Kaufman s’inscrit lui-même dans la tradition d’une sociologie historicisante, celle de Norbert Elias.

[42]  Cette exclamation est empruntée à Gérard Mendel, qui l’utilise dans un tout autre sens (La Société n’est pas une famille, La Découverte, Paris, 1992). Elle signifie pour lui que la psychanalyse sociale ne peut s’appuyer sur les mêmes concepts que la psychanalyse familiale (complexe d’Œdipe, etc.). Il met en avant le concept d’acte-pouvoir, pulsion selon laquelle l’individu cherche à se réaliser en transformant la société autour de lui. G. Mandel y voit le moteur… de l’engagement associatif.

[43] Toutes ces citations sont extraites des textes republiés dans RECMA, n°275.

[44]  Voir mon article  “ The Post-Fordist World : Labour Relations, International Hierarchy and Global Ecology ”, Review of International Political Ecology, vol. 4 n°1, 1997.