L’éternel retour du même et nous

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Il est assez agaçant de voir annoncer tous les matins la découverte d'une planète habitable sous prétexte que les conditions n'y seraient pas trop infernales ou qu'il y a de l'eau, alors qu'on en sait si peu mais assez pour savoir qu'il ne peut y avoir de vie terrestre et que la gravité y est huit fois plus forte. Cela témoigne d'une attente fébrile, et de la déception de n'avoir trouvé aucune trace de vie jusqu'ici, donc du caractère exceptionnel de la vie, sa rareté extrême dans tout l'univers même si, étant donné les milliards de milliards de planètes, cela n'empêche pas qu'il est à peu près certain qu'on finira par en trouver.

Cela veut dire qu'on estime que les mêmes processus devraient se reproduire nécessairement, que la sélection darwinienne après-coup est universelle, aboutissant aux mêmes résultats, après des temps très longs, et donc à une complexification croissante pour autant que les catastrophes cosmiques épargnent ces planètes pendant des milliards d'années, ce qui n'est pas rien...

Les sciences (physique, biologie, ethnologie, économie, écologie) mènent à une conception du monde où les mêmes causes universelles produisent les mêmes effets, vérifiées par l'expérience. C'est ce déterminisme implacable qui a donné à Nietzsche le vertige de la révélation d'un éternel retour du même, où nos actes se dupliquaient à l'infini dans la succession des mondes, ce qui arriva arrivera toujours exactement pareil, jusqu'à la petitesse bourgeoise de sa soeur et de sa mère. C'est véritablement une idée de dingue (même si la religion et la petitesse bourgeoise reviendront), de ces idées fumeuses ressassées par les fous et assez peu compatibles avec la science moderne (hasard quantique, divergences chaotiques, systèmes complexes, information imparfaite). Malgré le théorème de récurrence de Poincaré, il ne peut y avoir de reproduction absolument à l'identique, sauf à y introduire l'infini sans doute mais cela n'a aucun sens.

Il est vrai cependant que la physique du Big Bang s’accommoderait très bien d'un univers cyclique d'expansion et de contraction avant de rebondir, ou bien d'un multivers où chaque univers ne serait pas identique au notre, ayant ses caractéristiques propres plus ou moins favorables au développement de la vie complexe - tout comme on peut le dire des différentes planètes.

Ainsi, l'éternel retour des mêmes lois scientifiques ne mène pas à l'identique mais aux différences qui sont déjà celles entre espèces terrestres ou marines. La vie sur d'autres planètes serait donc tout autant d'une autre espèce, bien qu'ayant sans doute de nombreux éléments communs (ADN, ribosomes?), notamment les molécules organiques apportées par les météorites, mais ce sont les différences qui seront les plus intéressantes. De même, d'hypothétiques civilisations extraterrestres partageraient sans doute beaucoup avec les nôtres, le langage peut-être, l'information au moins, mais ce ne serait sûrement pas une copie conforme, dépendant de plus du stade de développement.

En tout cas, on peut effectivement reconstruire à grands traits ce qui se répéterait nécessairement, cet éternel retour des mêmes mécanismes s'opposant à l'entropie universelle, aussi bien dans le cosmos où la gravitation accentue les différences de concentration au lieu de les diluer, que dans l'évolution biologique avec la course entre prédateur et proie, ou dans l'évolution technique et civilisationnelle - voire l'histoire idéologique et artistique ? Tout comme les espèces reflètent leur milieu, ces processus se reproduisent avec de nombreuses différences de détail, impossibles à prévoir, mais les grandes lignes ne sauraient en être très éloignées. Aurait-on ailleurs le passage, qui semble incontournable, de la pierre taillée à la pierre polie ? La sédentarisation et l'agriculture devraient inévitablement succéder là aussi aux chasseurs-cueilleurs, puis, des millénaires après, l'industrie puis le numérique... mais si on peut reconstituer le passé, il nous est impossible de nous projeter au-delà de notre stade de développement.

Quand on faisait exploser des bombes atomiques ont imaginait repérer d'autres civilisations atomiques à l'explosion de leurs bombes avant qu'on arrête nous-même ces tests aériens. On a cru pouvoir communiquer avec d'autres galaxies par ondes radio avant de se dire que ce serait plus efficace avec des lasers, et quoi demain ? Au temps du marxisme triomphant des trotskystes misaient sur les extraterrestres supposés plus avancés que nous et donc ayant déjà accédé au communisme, conformément aux promesses du matérialisme historique. Après l'échec du communisme ramené à un moment transitoire, ce serait plutôt une conscience écologique qu'on prêterait à des civilisations plus avancées qui, sinon disparaîtraient n'étant pas soutenables sur le long terme. Rien n'est moins sûr pourtant, une des hypothèses de l'absence des extraterrestres étant justement que les civilisations finiraient par s'autodétruire après un temps relativement court, leur puissance technologique se retournant contre elles.

Je ne crois pas trop à de telles extinctions totales par des causes internes. Il y aurait toujours des survivants en dehors de catastrophes cosmiques qui sont cependant assez courantes (météorites, sursauts gamma, etc.) pour rendre improbable qu'il puisse y avoir à notre portée des civilisations extraterrestres épargnées pendant des milliards d'années (il y a tout de même une probabilité plus grande qu'il y ait des planètes aussi épargnées que la Terre dans notre région excentrée et plus calme de la galaxie).

Il y a donc beaucoup d'improbabilités dans ce monde entièrement déterministe, toute existence étant un improbable miracle dans l'étendue du néant. Mais il y a aussi de la répétition, des lois générales, un retour du même aussi bien sur d'autres planètes que dans d'autres univers. C'est malgré tout très différent de l'éternel retour de la même journée une infinité de fois, qui commencerait de la même façon par la sonnerie du réveil et se terminerait de la même façon, dans le même lit. Le monde humain (social, spirituel, informationnel, narratif) n'est pas d'un déterminisme aussi mécanique mais seulement statistique, macroscopique et après-coup par la sanction du réel (de la guerre, de l'économie, de l'écologie). Le déterminisme physique n'empêche pas la liberté, la nécessité du choix.

Nous faisons partie de ce devenir qui revient, nous ne sommes pas projetés dans l'espace ou dans une quelconque u-topie mais inscrits dans une histoire dont nous ne sommes pas les auteurs, acteurs d'un texte écrit par d'autres et qu'il nous faut apprendre. Ce n'est pas parce qu'il n'y a plus de Dieu qu'il n'y aurait plus d'univers ni d'avenir commun, comme si tout était livré aux caprices de la subjectivité. Au contraire, cette fois le retour du même à long terme ne rend pas inutile notre effort pour sauvegarder nos conditions de vie, car dans cette cosmologie répétitive, nous pouvons être de ces civilisations mortelles ou durer assez pour rencontrer d'autres civilisations ayant elles aussi survécu dans l'immensité du ciel. Tout le reste, l'expansion de l'univers, la complexification des organismes et des sociétés tout comme les progrès cognitifs étant indifférents à notre propre existence que nous avons pourtant en charge.

Les choix que nous faisons comptent, y compris quand ils sont mauvais ou moutonniers mais nous ne jouons pas le destin de l'univers, ni même celui de la connaissance ou de la technologie qui suivront leur progression sans nous, nous jouons notre survie ou celle de nos enfants, là, maintenant, sur cette Terre, essayer de faire partie des civilisations qui durent, continuer encore à faire tourner la roue du temps (que faisons-nous d'autre?) et découvrir tout ce qu'elle peut nous apprendre encore que d'autres ont peut-être appris bien avant nous et que d'autres découvriront bien plus tard, toujours le même et toujours un autre. Malgré les cycles cosmiques qu'il faut parcourir comme des cycles universitaires, ce n'est pas gagné d'avance pour autant, il n'est pas sûr qu'on ait les moyens de contrer des puissances matérielles qui nous dépassent, mais c'est ce qui peut dépendre de nous, dont on est responsable, sinon coupable, dans l'état de nos connaissances, dans notre temps de vie et notre rayon d'action.

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12 réflexions au sujet de “L’éternel retour du même et nous”

  1. La révélation de l'éternel retour du même tel que Nietzsche la rapporte ressemble plus à un symptôme de déjà vu caractéristique d'une syphilis en stade terminal qu'au produit d'une réflexion philosophique.

    L'importance que lui accorde les nietzschéens relève de la dévotion religieuse plus que de la philosophie.

    • Nietzsche a effectivement de nombreux dévots qui en font leur raison de vivre, aussi bien des ambitieux de droite que des libertaires, ce qui m'a toujours étonné, qu'on lui passe son inégalitarisme, son mépris des faibles comme sa folie au nom de l'intensité de la vie et du grand style. Car il était bien fou et souffrant, résultat de l'épreuve d'une pensée qui a tué Dieu et n'a plus de père pour fonder sa loi (forclusion du nom du père), paranoïa comme souvent inspirée.

      Cependant il occupait ainsi une place nécessaire, inaugurant les philosophies athées, en montrant les impasses. On ne peut simplement annuler son oeuvre à cause de sa folie qui n'est sans doute pas due à la syphilis (plus rapidement mortelle) mais d'une part à sa structure psychotique (familiale, inséparable de ses femmes) et d'autre part à un ramollissement de la cervelle peut-être d'origine héréditaire après un moment d'exaltation où son délire dévoile le fond de sa philosophie jusqu'ici d'apparence rationnelle (il y a bien un rapport entre son délire et sa philosophie).

      Si sa vision de l'éternel retour du même est effectivement un truc de dingue, qu'on peut rattacher pourquoi pas au déjà-vu, on ne peut évacuer pour autant sa fonction métaphysique de fondation de l'Être, de sa stabilité, venant à la place de Dieu, de l'ontothéologie qui fonde l'être sur le regard de Dieu (connaissance du troisième genre). Il y a une vérité de cet éternel retour du même que j'essaie justement de dégager en la reprenant tout en la rationalisant et réfutant son interprétation délirante (bien avant son stade terminal).

  2. Il y a pas mal de temps, j'ai lu presque lu toute l'intégrale de Nietzsche, parfois en écoutant des chants bouddhistes et ayant fumé des feuilles de cannabis( c'est moins fort que les têtes ), tout le monde en parlait et un copain m'avait prêté deux énormes bouquins, parus chez Robert Laffont, des œuvres de Nietzsche, c'était aussi la mode Deleuze après son décès.

    A l'époque, j'habitais et travaillais sur la Côte d'Azur, donc soleil plage montagne canyons, peinture, aurores de ciel bleu, le mélange de tout ça était un peu psychédélique.

    Je trouvais ça émoustillant, mais plus proche du récit peplum, comme la bible ou les œuvres de Wagner, que de la philosophie.

    Il n'est pas étonnant que ses aphorismes aient séduit le monde de la publicité, le côté cinglant incontestable d'une vérité "immanente", comme tous les proverbes.

  3. La vie sur d'autres planètes serait donc tout autant d'une autre espèce
    Je crois que la vie dans les grands fonds, utilisant des mécanismes à base de soufre et non d'oxygène, démontre que la vie peut bien se développer sur des principes différents de ceux qui nous sont communs. Il me semble qu'Isaac Asimov avait imaginé de la vie se développant sur des atomes de silicium au lieu du carbone (les deux étant de structure très voisine, ce qui donne les silicones que nous utilisons maintenant beaucoup).

  4. Un article soutien le caractère unique de la vie sur Terre, avec des arguments qui ne sont pas nouveaux mettant en avant la série d'improbabilités des différents stades nécessaires à l'émergence de cellules eucaryotes jusqu'aux animaux intelligents, ce qui ferait de nous une exception sans doute unique dans l'univers :

    https://phys.org/news/2019-10-evolution-intelligent-life-universe.html

    Dans un article de 2006, je citais Christian Magnan pour qui c'était même une certitude qu'une telle improbabilité ne pouvait se retrouver même avec des milliards de galaxies avec des milliards d'étoiles et toutes leurs planètes.

    http://jeanzin.fr/2006/08/09/seuls-sur-terre/

    Tout le problème, en effet, est de conjuguer cette improbabilité de toute existence avec le nombre de planètes habitables, entre deux infinis (ou presque). Mais en serions nous l'unique exemplaire, la question de l'existence d'autres planètes habitées se distingue de celle de la nécessité des différents stades à parcourir pour cela. L'évolution qui peut paraître chaotique à petite échelle ne l'est plus du tout à grande échelle mais d'une logique implacable pourvu qu'on lui laisse un temps certes considérable et des conditions propices.

    Que tous les animaux complexes soient des eucaryotes avec un ancêtre commun ne signifie pas que cette combinaison de bactéries et d'archée ne se soit produite qu'une seule fois mais que cette fois elle a rencontré des conditions favorables et a pu coloniser tous les milieux.

    Enfin, il est certain que notre existence semble impliquer d'avoir gagné au loto encore et encore, non seulement à chaque stade de l'évolution mais pour les caractéristiques exceptionnelles de notre planète (bouclier magnétique, climat tempéré, lune stabilisatrice, dérive des continents, etc). Cela ne suffit pas à la certitude de l'inexistence d'autres existences aussi exceptionnelles, ni ne contredit à la répétition des mêmes lois, à l'éternel retour du même après un certain temps...

    La question de l'existence d'intelligences extra-terrestres reste donc posée, en tout cas à notre portée, mais leur inexistence ne remet pas en cause l'universalité des conditions de leur existence possible.

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