L’évolution d’Aristote

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Il y a un mystère Aristote (-384/-322) dont les écrits parvenus jusqu'à nous, dits "ésotériques" car constituant ses notes personnelles, n'ont été retrouvés et édités qu'au Ier siècle av. J.-C (vers -60), presque 3 siècles après (où il est difficile de départager ce qui est d'Aristote des notes de ses élèves). On s'imagine en général qu'il a dominé toute l'antiquité jusqu'au Moyen-Âge alors qu'assez vite il a été relativement oublié, tout comme Platon ravalé à un simple écrivain, au profit des stoïciens qui vont prendre toute la place, s'identifiant à la philosophie même jusqu'à l'émergence bien plus tardive des néoplatoniciens préparant la venue du christianisme à partir de Philon d'Alexandrie ("Philon platonise, Platon philonise"). Malgré son matérialisme (ou hylèmorphisme) et sa négation de l'immortalité de l'âme, Aristote aura surtout séduit les Musulmans avant que l'Église catholique ne s'en empare tardivement avec Thomas d'Aquin et la scolastique, aux XII-XIIIème siècles. S'il est le seul à ne pas avoir connu de renaissance (p6), c'est de n'avoir plus quitté la scène mais son règne absolu n'aura duré que quelques siècles. On peut dire jusqu'à Descartes bien que ce ne soit pas un événement ponctuel. Même aujourd'hui, et plus encore que Platon, Aristote reste la base de la philosophie, qu'on peut relire avec profit sur n'importe quel sujet ou presque, loin d'être aussi dépassé qu'on l'imagine (après plus de 23 siècles! donnant une impression de proximité troublante).

Il ne fait aucun doute qu'Aristote procède de Platon et bâtit sa philosophie sur le travail préalable de l'Académie, mais, de même que dans son évolution Platon se détache de Socrate, de même l'évolution d'Aristote est celle de son éloignement de Platon comme de sa théorie des Idées, remplaçant la notion animiste de participation par celle, scientifique, de cause (matérielle, formelle, efficiente ou finale). Mais réfuter Platon n'est pas réfuter la philosophie, c'est la continuer au contraire. Par cette répétition de la rupture, se fonde la continuité d'une histoire de la philosophie en progrès où il s'agit de se situer, comme Aristote le fera constamment en citant systématiquement ses prédécesseurs. Il a été, en tout cas, élève de Platon jusqu'à sa mort, en -347, pendant 20 ans, ce qui n'est pas rien. Lorsqu'il est arrivé à l'Académie, en -367, il n'avait que 17 ans, époque du Théétète (dont il reprendra la définition de la philosophie comme étonnement) et de l'arrivée d'Eudoxe à Athènes (dont il reprendra la théorie des proportions et des sphères). Il n'a pas attendu cependant la mort de Platon pour écrire une réfutation en règle de la théorie des idées ("ΠΕΡΙ ΙΔΕΩΝ", sur les idées) où Platon n'a vu qu'une révolte contre lui, disant qu'Aristote "l'avait traité comme les poulains qui, à peine nés, ruent contre leur mère". Il reconnaissait bien cependant ses capacités puisqu'il lui avait confié l'enseignement de la Rhétorique et qu'on l'appelait, paraît-il, "l'intelligence de l'école" (νοῦς τῆς διατριβῆς). Pour justifier sa "trahison" et se défendre de l'interprétation "psychanalytique", Aristote se déclarait "Ami de Platon, mais plus encore de la vérité" (témoignant de l'échec du dialogue et de ce qui rend les relations entre intellectuels si compliquées et fragiles). Comme il le dit au début de l'Éthique à Nicomaque (I-4) : "Vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité".

C'était justement le sujet de notre lecture du Phèdre de Platon, dont il faut souligner que la fin du dialogue est consacrée à la Rhétorique, sujet qu'il avait confié à Aristote qui en forgera, à partir de l'interprétation et de la démonstration, une logique longtemps indépassée, la forme du syllogisme se substituant au dialogue contradictoire. La philosophie devient ainsi l'objet d'un enseignement transmissible tout comme une technique oratoire ou la simple grammaire. Plus globalement Aristote est du côté de l'observation méthodique, du biologique, du devenir (des sciences matérialistes ioniennes) alors que Platon était du côté de la géométrie, du symbolique, de l'éternité (de la théologie idéaliste pythagoricienne ou éléate), l'un désignant la terre matérielle et l'autre pointant vers les cieux (rejouant l'opposition d'Héraclite et Parménide). Il est intéressant d'essayer de comprendre comment on passe de l'un à l'autre en rompant avec ses anciennes appartenances, non par une différence de caractère mais pour résoudre les contradictions précédentes et, comme on le verra, simplement à l'origine par l'analyse rigoureuse du langage et des procédés de démonstration s'appliquant aussi bien à la physique qu'à l'éthique ou la politique.

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