Le travail du temps (à l’ère du numérique)

Temps de lecture : 25 minutes

Au lieu de supprimer la rareté, une surabondance d'informations ou de biens ne fait que mettre en évidence à quel point c'est le temps qui nous manque toujours, constituant notre bien le plus précieux et le plus rare.

Le temps, c'est la vie, c'est l'existence même, la durée qui nous est impartie dans ses limites matérielles. Nous ne sommes pas pour autant spectateurs passifs de ce passage du temps. Privés certes d'éternité, en tant que simples mortels, nous nous projetons activement malgré tout dans le futur d'une vie qui ne s'épuise pas du tout dans l'instant de la présence mais imprime sa marque dans les mémoires. Le temps, c'est d'abord le temps du désir, finalité qui s'introduit dans la chaîne des causes et configure un monde où le temps vient à manquer par construction, dans l'écart entre le subjectif et son objectif, entre la triste réalité et son idéalisation.

Il n'y a donc rien de plus normal que de faire du temps de travail la mesure de la valeur et l'on comprend fort bien que le moteur du capitalisme soit le gain de productivité, c'est-à-dire la réduction du temps de travail par unité produite. Seulement, il y a un hic à l'ère du numérique ! C'est que le travail immatériel n'étant pas linéaire, au contraire du travail de force ou du temps machine, il ne peut plus se mesurer par le temps dès lors que sa productivité n'est plus proportionnelle au temps passé. Ce n'est pas accessoire et entre en opposition frontale avec le salariat comme temps de subordination au profit du travail autonome et de contrats de projet. On devrait bien assister à une totale reconfiguration des rapports de production, des modes de distribution et des protections sociales.

Ce n'est pas pour autant l'abolition du temps, évidemment, surtout pas qu'il nous manquerait moins, bien au contraire. Ce n'est même pas la disparition de la valeur-travail qui garde une bonne part de sa pertinence. C'est seulement, mais ce n'est pas rien, que le temps ne suffit plus à mesurer la production immatérielle, ce dont il faut essayer d'évaluer toutes les conséquences.

Le temps de travail

Il y a dans la valeur-travail une équivalence générale postulée entre n'importe quel temps de travail, équivalence qui ramène toute marchandise à sa valeur d'échange. L'indifférenciation de l'argent, pour qui tout s'achète et se vend, rejoint l'indifférenciation d'un travail quelconque réduit à sa durée moyenne. C'est ce qu'on retrouve d'ailleurs dans la "monnaie-temps", liée plus qu'on ne croit au salariat. C'est aussi l'utopie, impensable autant dans les sociétés d'ordre que dans une économie du savoir, de l'abolition de la division du travail, comme si toutes les compétences se valaient et que tout le monde les possédaient sans apprentissage aucun.

Or, non seulement il n'y a pas équivalence entre les savoirs et les spécialisations mais il y a aussi différentes temporalités et si l'on peut dire que le temps nous manque immanquablement, cela n'empêche pas qu'il y a pourtant du temps en trop, celui de l'ennui sans désirs ou de l'attente mais aussi le temps de la souffrance et... le temps de travail lorsqu'il est temps de subordination, travail forcé et non travail choisi. Le travail, c'est ce que l'économie libérale appelle une "désutilité" ! Cependant, ce temps de trop reste du temps perdu, et qui nous manquera d'autant plus !

La nouveauté, qui brouille les cartes, c'est que le chômage lui-même dure trop longtemps pour celui qui ne trouve pas d'emploi et que de ce fait, le travail, jadis si maudit, est devenu ouvertement désirable. Certes, pas n'importe quel travail, mais y compris pour les riches qui ne cherchent plus autant l'oisiveté qu'avant. On ne va pas vers une civilisation de loisirs frivoles mais vers la valorisation de nos compétences dans un travail choisi, abolissant la séparation du travail et de la vie.

Le temps n'est pas une dimension qui s'ajoute à l'espace et dans lequel on se déplace, il est notre existence même dans son historicité et sa négativité. C'est le temps de l'action plus que de la jouissance. Gagner sa vie, c'est gagner du temps puisque le temps, c'est de l'argent. Economiser, c'est en grande partie économiser du temps. Böhm-Bawerk définissait l'investissement comme "détour de production", ce qui veut dire perdre un peu de temps au début pour en gagner beaucoup ensuite. Cela ne s'applique pas seulement à la production industrielle mais tout autant à une part de nos investissements personnels dans l'électroménager ou les moyens de transport, machines domestiques sensées nous faire gagner du temps même si Ivan Illich a montré qu'on pouvait atteindre le stade de la contre-productivité. Les outils numériques également sont la plupart du temps destinés à nous faire gagner du temps, notamment les outils de recherche comme Google, mais... ils sont gratuits ! C'est, en effet, la deuxième remise en cause de la valeur d'échange, par la gratuité numérique cette fois.

Il faut se garder cependant de raisonnements trop simplistes. Certains en font trop, comme si le numérique changeait absolument tout, plus rien ne subsistant dans la "nouvelle économie" de la simple logique ! Beaucoup font comme si cela ne changeait presque rien. Il faut essayer de donner la bonne mesure d'une véritable rupture anthropologique qui commence à peine, mais ce n'est pas parce qu'une part de plus en plus grande du travail ne se mesure plus par le temps qu'on ne donnerait plus aucune valeur à ce qui nous fait gagner du temps, au contraire de plus en plus pressé par le "temps réel". Le capitalisme industriel existera sans doute toujours, basé sur l'automatisation et l'augmentation de la productivité, mais le coeur de l'activité productive va se délacer vers un tout autre modèle avec lequel il devra cohabiter. Aussi difficile à croire que cela puisse paraître, ce modèle imposé par le travail immatériel et les contraintes écologiques devra être basé sur le développement humain, le travail choisi, la coopération des savoirs, les échanges locaux et la gratuité numérique.

La grande transformation

Il y a une nécessaire alternative au productivisme à construire en s'appuyant sur les transformations en cours, mais qui ne saurait représenter le tout de la production, très modestement même au début. En tant qu'écologiste, je me suis presque exclusivement intéressé jusqu'ici à cet aspect, à l'indispensable relocalisation de l'économie, y compris par des ateliers numériques se substituant à certaines productions industrielles, mais surtout au développement du travail autonome et donc à la sortie du salariat grâce au revenu garanti, aux coopératives municipales et aux monnaies locales. Il n'est pas sans intérêt malgré tout d'essayer de penser la transformation du capitalisme concomitante, pas seulement du "capitalisme cognitif" mais du salariat et des entreprises commerciales qui perdureront dans cette économie plurielle à l'ère de l'information, de l'écologie et du développement humain.

En fait, il faudrait réserver le terme de capitalisme à l'industrie où, grâce au marché financier, l'investissement privé accroit la productivité du travail pour dégager une plus-value et faire de l'argent avec de l'argent. La limite à ce modèle industriel, c'est l'usine complètement automatisée où l'essentiel du travail est dans la construction de l'usine et la mise au point des automatismes. Cependant, dans ce sens spécifique, le capitalisme est loin de représenter le tout de l'économie (même s'il s'étend à l'agriculture industrielle ainsi qu'à la grande distribution). Ce n'est même pas non plus le tout de l'économie de marché. Un grand nombre d'activités marchandes ne répondent pas à cette logique, en particulier dans le secteur des services, du divertissement ou des médias (qui rencontrent d'ailleurs pas mal de problèmes). On parle alors de "business model" pour indiquer justement la différence avec le modèle industriel standard. Désormais, il faut innover dans la façon de faire du profit, dans la valorisation de ressources inexploitées et dans la communication plus que dans les systèmes techniques. Il ne suffit pas de vouloir rapatrier ou garder ses industries pour continuer à l'ancienne, c'est le mode de production qui se transforme donnant une place de plus en plus grande au travail immatériel et à l'investissement initial. La destruction des emplois industriels est inévitable, il n'y aura pas de retour en arrière, malgré qu'on en ait. Il faut juste organiser la transition.

On peut dire que depuis l'an 2000 au moins, les caractéristiques de la "nouvelle économie" sont assez bien connues, le krach de 2001 se chargeant de renvoyer aux poubelles de l'histoire les théories délirantes auxquelles elle avait donné lieu aussi, et qui avaient d'ailleurs nourri la bulle internet. L'immatériel d'André Gorz, sorti en 2003, est un livre lumineux mais pas aussi novateur qu'il n'y paraît en ce qu'il ne fait que reprendre en grande partie des analyses précédentes, en particulier celles de Yann Moulier-Boutang. Que cela paraisse encore si nouveau en 2009 montre le retard des idéologies sur la réalité, à quel point il est difficile d'intégrer des transformations déjà effectives pourtant depuis plus de 10 ans, à quel point il nous faut du temps !

Ces analyses se situent bien au-delà d'une crise qui commence à peine et de la question du néolibéralisme ou du protectionnisme, des marchés financiers ou de la réduction des inégalités. Il y a de fortes divergences malgré tout entre les interprétations que peut tirer Yann Moulier-Boutang de ce qu'il appelle le "capitalisme cognitif" et l'exil de la société salariale annoncé par André Gorz. Il se pourrait bien que les deux aient raison pourtant et que les conséquences économiques du numérique ne soient pas univoques mais jouent sur plusieurs tableaux à la fois. Ce serait à n'en pas douter prendre ses désirs pour la réalité de croire que le numérique sonnerait inévitablement la fin du capitalisme et du salariat, mais ce serait une plus grande illusion encore de croire qu'il n'en serait pas profondément affecté, l'obligeant à se recycler dans ce qui n'est plus tout-à-fait un "capitalisme" avec une bien plus grande part de travailleurs autonomes, sans cesser d'être soumis à une logique marchande et à la recherche du profit.

Une économie de valorisation

Une entreprise n'est pas forcément capitaliste. Dans certains domaines, elle peut consister simplement dans une coopération de travailleurs sans grand investissement de capital, même s'il y a toujours un minimum. Ce qu'il faut, c'est que la somme des compétences assemblées produise une synergie suffisante pour obtenir une meilleure productivité globale que les capacités individuelles (le tout est plus que la somme des parties). Cette logique de gain d'échelle peut mener à une concentration qui n'est pas forcément capitalistique dès lors qu'elle n'est pas déterminée par le marché financier mais par la productivité sociale, l'organisation des complémentarités et des circuits d'information. Au lieu de concentration, on pourrait même parler plutôt de monopole tant les tendances monopolistiques sont renforcées dans les réseaux de communication et l'univers numérique (le premier rafle toute la mise). Sauf que le monopole est quand même temporaire et fragile, exigeant des innovations constantes pour garder son avance (en temps gagné). Sa propriété peut être privée, avec une organisation hiérarchique, ou bien sociale et démocratique (associative ou municipale) mais les monopoles privés sont difficilement justifiables (sinon peut-être que le critère du profit permet du moins de se régler sur le résultat?). L'entreprise se fonde en premier lieu sur la division du travail, sur le fait qu'on ne peut pas tout savoir faire mais qu'on se complète et, qu'en particulier on n'a pas en même temps le savoir-faire et le faire savoir, ce pourquoi les services des ressources humaines et de formation devraient avoir une importance grandissante dans la performance des entreprises.

On passe fondamentalement d'une économie d'investissement et d'exploitation, puis, dernièrement, d'opportunités et de spéculation, à une économie de développement et de valorisation ; valorisation des compétences à l'intérieur de l'entreprise et valorisation des richesses inexploitées à l'extérieur (assimilables pour Locke à des épaves). C'est ici que la gratuité numérique peut servir de ressource primaire pour des entreprises commerciales. La "longue traîne" ne fonctionne pas toute seule, il y faut des relais, des intermédiaires qui peuvent être issues de communautés ou d'un profilage commercial, fonction de sélection se substituant à la publicité indistincte, ce qui est aussi un gain de temps. Cette fonction peut être rémunérée par un droit d'accès mais le modèle dominant, car touchant beaucoup plus de monde, reste malgré tout le paiement d'un service gratuit par la publicité, c'est-à-dire qu'on paie les informations cherchées par des informations non désirées (même si elles se veulent de plus en plus ciblées et cherchent à rencontrer un désir). Tout cela n'empêche pas que le temps devient de plus en plus précieux à mesure que se multiplient les sollicitations et les possibilités à disposition, temps d'autant plus rare qu'il y a surabondance d'informations ! C'est le facteur limitant de l'économie immatérielle dont la croissance se heurte à ce qu'on a pu appeler un "krach de l'attention". Il y a saturation, mais ce manque de temps est aussi le moteur principal de l'économie du savoir, ce qui fait la valeur de bons spécialistes et ce qui justifie le prix payé pour une ressource gratuite à l'origine (comme les distributions Linux payantes).

On voit qu'on est loin d'avoir une disparition de la valeur-temps, ni même de la valeur-travail en tant que valeur de reproduction. Non seulement le paiement au temps passé, et donc le salariat, reste prégnant dans l'industrie, la surveillance, un grand nombre de services ou de permanences, mais on le retrouve sur le versant consommation dans les "forfaits" et abonnements (au mois ou à l'année). Il y a simplement une part de plus en plus grande de prestations pour lesquelles la mesure du temps de travail perd toute pertinence et pour laquelle le statut salarial se révèle inapproprié, le problème étant que c'est la part qui devient la plus stratégique et sur laquelle repose largement le succès des entreprises, que ce soient les stars de la programmation, de la finance ou du sport qui captent une bonne part du profit qu'elles génèrent, ou la grande masse des travailleurs intellectuels (informaticiens, etc.) qui s'en voient dépossédés et reportent leurs investissements hors de l'entreprise. On peut être tenté de se dire que tout cela reste marginal et que ce n'est pas quelque chose de vraiment nouveau puisque la recherche ou la création artistiques, entre autres, échappaient déjà à leur évaluation par le temps passé (remplacé par la réputation ou le nombre de citations dans les revues pour les scientifiques, un peu comme Google!) sauf que cela touche désormais le coeur de la production et l'essentiel de la valeur-ajoutée, accentuant la volatilité de la valeur, ce que Jean-Joseph Goux a pu appeler "la frivolité de la valeur".

Il faut y insister, en dehors de la gratuité numérique, le changement essentiel apporté par les "nouvelles technologies" concerne le travail lui-même : c'est le travail qui devient immatériel et n'est plus travail de force, passant de la subordination salariale au travail autonome, du travail forcé au travail valorisant, voire au travail passion, créatif ou virtuose. A l'opposé du salariat, le travailleur autonome n'est pas subordonné à un patron mais à son produit dont il n'est plus séparé et qui manifeste ses compétences. Responsable de son travail au même titre que l'artisan, il en attend une reconnaissance sociale même s'il est gratuit (logiciels libres), sans commune mesure souvent avec le temps passé ni avec sa rétribution monétaire. Il ne s'agit pas de peindre en rose une réalité trop souvent si cruelle. Bien sûr, il y a comme toujours ceux qui s'en sortent bien et la grande masse qui peut en être affectée plus douloureusement qu'auparavant. Il ne suffit pas de mettre son désir au travail pour obtenir une reconnaissance sociale qui dépend du résultat effectif, le désir de reconnaissance nourrissant les rivalités et infligeant de profondes blessures narcissiques. C'est seulement la logique de fonctionnement qui change, comme lorsqu'on est passé de l'esclavage au salariat, ce qui n'était pas si idyllique et parfois même pire...

Ainsi, ne plus être payé au temps passé mais au résultat implique comme pour les commerciaux une part fixe, représentant le coût de reproduction du travailleur, de ses capacités, et une part variable en fonction des gains effectifs. Pour les salariés à haute valeur ajoutée, l'intéressement aux résultats peut prendre la forme de stocks options abolissant la séparation entre actionnaires et salariés. Ce n'est pas généralisable et l'indexation du revenu sur le résultat ou les contrats de projet accentuent plutôt les fluctuations de revenus ainsi qu'une précarité sociale insoutenable, empêchant de se projeter dans l'avenir. Ce ne sont pas seulement les inégalités entre individus qui s'affolent mais, pour un même individu, entre différentes périodes de sa vie, loin de l'ancienne progression de la carrière avec l'âge. On ne peut laisser la situation se dégrader ainsi. Il y a donc nécessité de lisser les revenus avec d'un côté une garantie de revenu et de l'autre une taxation très progressive de la part variable. On n'évitera pas une fiscalité plus forte, surtout des revenus exceptionnels. En effet, ce que démontre l'existence des crises, c'est qu'on ne peut laisser cette sécurité sociale à l'initiative privée mais qu'elle doit être organisée et garantie politiquement, le caractère statistique de la productivité à l'ère de l'information devant être assumé collectivement. Les entreprises devront faire avec comme elles l'ont toujours fait.

Un système de production ne peut vivre de spéculation et pour être durable doit assurer sa reproduction. Un peu comme les seigneurs féodaux ont dû passer d'une économie de prédation à celle d'une gestion de leur territoire ou, plus prés de nous, tout comme le fordisme a dû prendre en charge l'entretien de la force de travail qu'il exploitait et l'augmentation de son pouvoir d'achat, le "capitalisme cognitif" devra bien tenir compte des contraintes de reproduction et prendre en charge les "externalités positives" qui conditionnent son efficacité. En premier lieu, c'est la garantie du revenu des travailleurs qui est la condition de leur "employabilité" et du maintien voire du développement de leurs compétences. Il ne s'agit pas seulement d'améliorer les protections sociales mais bien de passer d'une logique de sécurité sociale au développement humain et d'investir dans le long terme (dans ce que Yann Moulier-Boutang appelle une "économie pollen"). Si l'initiative privée doit être encouragée cela ne va pas sans une forte taxation progressive, aussi bien pour réduire les inégalités que pour assurer la stabilité économique et la reproduction des compétences. L'entreprise elle-même devra devenir une "entreprise impresario" dont une bonne part de la valeur ajoutée viendra de la valorisation des compétences qu'elle promeut et de leur coopération qu'elle organise. C'est l'entreprise comme service aux salariés autant que service aux clients, soucieuse de cultiver ses ressources, un peu comme le passage des chasseurs-cueilleurs à l'agriculture...

On est très loin du capitalisme spéculatif. Pourtant on ne parle pas ici de l'alternative écologiste ni d'une économie relocalisée, qu'il faudra construire, mais bien de l'économie marchande à l'ère du travail hyperqualifié (dans le cadre d'une "économie plurielle"). Bien sûr, le développement humain et le revenu garanti semblent d'aimables rêveries et ne se feront pas tout seuls, c'est bien le drame ! Pourtant, il ne s'agit pas d'angélisme, ni de "valeurs humanistes" opposées à l'avidité humaine mais des contraintes de la reproduction, contraintes qui sont à la fois écologiques, sociales, économiques et qui, hélas, ne s'imposent pas directement mais seulement par sélection après-coup et sur le long terme...

Le double aveuglement

Encore faudrait-il, en effet, que de telles réformes soient possibles sans des circonstances exceptionnelles, étant donnée leur ampleur. On sait la difficulté qu'ont eu les écologistes à se faire entendre et la résistance opposée encore aujourd'hui à la reconnaissance du réchauffement climatique. C'est encore pire en ce qui touche à l'organisation productive qui a structuré nos idéologies, pourtant bien dépassées par les événements. La quasi impossibilité de prendre en compte ce nouveau contexte, et la nécessaire reconfiguration des rapports de production et des protections sociales, se traduit par un dialogue de sourd et le caractère absolument inaudible d'analyses et de propositions défendues depuis plus de 10 ans pourtant ! A la place on assiste à une vaine crispation sur les "avantages acquis" d'un côté et de l'autre une prétendue "refondation sociale" plutôt destructrice et véritable déconstruction sociale du programme de la résistance, sans compter des tentatives pathétiques de mettre des barrières à la gratuité numérique avec des lois liberticides inapplicables (comme l'Hadopi), tout cela pour protéger des industries culturelles obsolètes au lieu de se soucier vraiment du financement de la création, des intermittents du spectacle ou de l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction numérique.

Le fait que la sortie du salariat ne concerne pas tout le monde rend presque impossible de tout remettre en cause. Personne ne veut lâcher la proie pour l'ombre, on le comprend bien, mais cela rend inévitables des moments de rupture révolutionnaire capables de redistribuer les cartes, tout comme il faut un effondrement pour changer les règles de la finance mondiale ou des catastrophes naturelles pour intégrer la contrainte écologique dans nos régulations (les régulations s'imposent de l'extérieur, après-coup et non pas immédiatement, se réglant ensuite sur le résultat par des normes, des quotas, des interdictions, des incitations, des taxes plutôt qu'en misant sur l'intention subjective et la bonne volonté des acteurs).

De même qu'on sait bien qu'une bulle immobilière doit éclater à un moment ou un autre malgré les optimistes qui temporisent (comme le dollar est actuellement surévalué et ne pourra éviter sa dévaluation), il ne fait aucun doute qu'une économie ne peut continuer durablement à précariser sa population (ni à multiplier bulles et krachs). Les excès des classes dirigeantes et de la spéculation financière, emportées par un rapport de force trop favorable aux actionnaires et rentiers, sont devenus intolérables et dénoncés par tous. Comme à chaque crise inaugurant un nouveau cycle de Kondratieff, un nécessaire rééquilibrage est en train de s'opérer en faveur des actifs et de la nouvelle génération montante. Si le patronat a besoin sans conteste de flexibilité et de contrats par projet, les salariés ont besoin d'autant plus de protections. La flexibilité sans sécurité renforcée n'a aucun avenir même si le patronat rechigne à en payer le prix, de même qu'il ne voit pas pourquoi il paierait pour toutes les autres "externalités" (infrastructures, formation, santé) dont il tire pourtant profit. Réciproquement, les syndicats de salariés ne voient pas pourquoi leur statut devrait changer et s'adapter aux nouvelles forces productives, ni pourquoi ils devraient tenir compte des travailleurs autonomes (jusqu'à ce que les auto-entrepreneurs les y obligent!). Il y a véritablement un double aveuglement (double blind!) qui ne présage rien de bon.

Il faut en avertir, dans l'incrédulité générale et l'incompréhension des transformations en cours, la situation actuelle est ouverte à toutes les démagogies de droite comme de gauche, volontaristes et autoritaires, avec la prétention de restaurer un ordre antérieur par le protectionnisme, la discipline, la surveillance, la xénophobie et même la guerre sans doute, au bout d'une montée des antagonismes qui est une autre sorte de bulle et de panique collective à laquelle on ne voudrait plus croire, hélas. Le temps de l'histoire est celui de l'après-coup où l'on comprend trop tard qu'on s'était trompé, à quel point notre aveuglement pouvait être grand et notre exubérance irrationnelle devant un champ de ruines...

Le temps de l'histoire c'est le temps où le sens reste suspendu, où la vérité est indécise, où il faut choisir son camp sans avoir toutes les cartes en main, où le point final n'a pas encore été mis. Si l'on doit connaître une fin de l'histoire et du temps de l'ignorance, ce serait de passer de l'histoire subie à l'histoire conçue nous dit Hegel. C'est effectivement ce qui a donné naissance aux idéologies et aux utopies se projetant dans un avenir radieux mais se confrontant à leurs oppositions entre elles comme à leurs contradictions internes dans leur idéalisation d'un "homme nouveau" conformé imaginairement à nos désirs alors qu'il n'y a d'histoire conçue qu'à prendre conscience de soi dans ses limites, à partir de l'homme tel qu'il est, avec la part du négatif et dans un monde fragile dont nous sommes devenus responsables. Ce n'est plus valeur contre valeur. Il ne peut être question de dessiner un avenir aux couleurs de nos rêves mais, bien au contraire, de réduire la casse et faire de nécessité loi. Il n'y a pas d'autre liberté, qui ne saurait être de l'ordre du caprice mais de l'épreuve de vérité. Nous devrons oeuvrer à ce qui doit être, à ce qu'on est contraint de faire, ce qui est une bonne définition de l'écologie. C'est l'enjeu de notre temps et celui pour lequel le temps nous est compté, mais ce n'est pas gagné d'avance, on le sait bien. Il y a du travail ! et absolument aucune garantie que nous ayons un avenir. C'est bien pour cela que nous sommes encore dans l'histoire en train de se faire (c'est pas fini!), où le temps n'en finit pas de nous manquer...

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15 réflexions au sujet de “Le travail du temps (à l’ère du numérique)”

  1. Je viens de lire un texte de Marx :
    http://www.monde-diplomatique.fr/20...

    Ce qui me frappe encore une fois c'est l'attitude de Marx qui considère que la solution c'est le laisser faire, voire accélérer la décomposition menée tambour battant par le capitalisme et son libéralisme adjacent.

    Comme si la solution était d'aller au bout du désastre pour que naisse une nouvelle société. A ce compte laissons courir le réchauffement climatique et toutes les autres pollutions pour qu'émerge le nouveau monde.

    Ma lecture est peut être mauvaise, mais la politique du laisser aller me parait une erreur majeure dans l'oeuvre de Marx.

    Ou alors c'était une provocation pour dire le contraire, une forme d'ironie, simple figure rhétorique.

  2. Il ne fait aucun doute que Marx voulait la destruction de l'ordre ancien et qu'il a toujours loué le capitalisme pour son pouvoir destructeur (dans le Manifeste notamment). Il faut se remettre dans le contexte et ne pas vouloir reprendre toutes les positions de Marx de façon on ne peut plus anachronique (un peu comme ceux qui veulent reprendre les positions de Debord de 1957). Marx voulait la destruction de la noblesse et de la religion, voire des nations (c'est plus ambigu). L'enjeu est un enjeu de vérité, de lutte contre l'obscurantisme.

    Dans ce contexte, pré-industriel, le protectionnisme ne faisait que retarder la modernisation des sociétés mais il ne faut pas gommer l'ironie évidente. Marx ne vote pas, ce n'est pas lui qui décide, ce n'est pas lui le capitalisme dont il est le plus grand critique. Il se situe seulement au coup d'après. Ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est que Marx est matérialiste et qu'il ne fait pas état de ses préférences mais qu'il analyse les processus en cours.

    Ce que je dis n'est pas tellement différent, l'humour en moins, lorsqu'il me semble inévitable de passer par un effondrement pour redistribuer les cartes. Je le déplore fortement, ce qui ne change rien à l'impossibilité d'une abolition des privilèges à froid.

    Je suis révolutionnaire par force et bien que les révolutions comportent leur lot d'horreur, pas par choix et serais très heureux qu'on puisse s'en passer (pas romantique pour un sou) mais je préfère quand même une fin rapide et brutale qu'une lente agonie beaucoup plus destructrice. Si on me demandait mon avis je serais bien sûr pour que tout s'arrange tout seul et embrassons-nous Follevillle. Il ne me semble pas raisonnable de croire à ces sornettes alors qu'il faut sans doute se préparer au pire. C'est du moins ce que l'histoire enseigne. La crise devant s'approfondir et durer, je crois vraiment qu'on risque gros dans les années qui viennent où ce n'est pas l'élan démocratique qui risque de s'imposer, dans un premier temps du moins. J'adorerais être démenti par les faits mais, franchement, je ne crois pas qu'il y ait de quoi rire (même si les écologistes ont la grosse tête : que peut-on espérer de leur percée?).

    Dans notre contexte actuel, il faut certainement une dose de protectionnisme mais il vaudrait beaucoup mieux une dose de localisme. On n'est pas autant à l'abri qu'on s'imagine d'une phase protectionniste excessive, forcément catastrophique étant donné l'imbrication des économies. Ce n'est pas si simple qu'on le voudrait !

    Le plus dangereux, c'est la croyance que le volontarisme et le protectionnisme pourraient nous faire revenir en arrière, ce qui est la dangereuse illusion de ce moment historique, et pourrait être encore plus destructeur que le libéralisme le plus débridé...

  3. L'opposition protectionnisme-libéralisme me parait assez abstraite. De fait pratiquement aucune économie n'a jamais été étanche, d'autre part pour les pays considérés comme libéraux on peut remarquer bon nombre de protections, régulations des échanges en termes plus appropriés.

    La liste suivante présente les types de barrières actuellement utilisées, membranes cellulaires si l'on veut faire une analogie :
    http://www.monde-diplomatique.fr/20...

    Le seul libéralisme flagrant serait plutôt celui de la finance et de la spéculation débridée.

    Historiquement bien des pays se sont développés en appliquant ce type de régulations. Je ne suis pas convaincu
    que les "régulations" entrainent mécaniquement la guerre.

    L'un des arguments est que ce que les régulations plus exhaustives entraineraient le développement des économies émergentes sur la base de leur marché intérieur, ce qui pourrait correspondre à une relocalisation production-consommation au niveau des pays ou au moins au niveau d'un ensemble de pays de même niveau de développement qui n'empêchent pas les échanges avec d'autres zones économiques.

    Bien entendu les imbrications réalisées depuis quelques décennies posent problème dans la mesure où les investissements productifs dans des pays comme la Chine ont été faits non pas sur la base d'un marché intérieur mais sur celui de l'exportation.

    Le volontarisme, quoique ne nous fassions est toujours de toutes les parties à jouer et pose surtout des difficultés quand il est aveugle.

  4. Je suis bien d'accord mais le problème, c'est que ça ne se passe pas comme on veut d'ordinaire. En général, on dit qu'on ne fait pas de protectionnisme et on en fait par la bande alors l'autre riposte et il peut y avoir une montée aux extrêmes, ou des populistes qui prétendent fermer les frontières. Le problème c'est que les grandes entreprises n'ont plus de pays. Le localisme échappe à toutes ces impasses mais je suis persuadé qu'on va aller trop loin dans le protectionnisme qui sinon s'impose effectivement dans des domaines ciblés ou déjà protégés mais c'est un thème trop démagogique, trop simpliste. Il faut arrêter de libéraliser sans doute, en tout cas de démanteler les services publics mais on ne s'isolera pas et l'économie ne s'adaptera pas d'un coup. Le localisme est une construction progressive.

  5. Sinon le point de vue de Jorion et surement de bien d'autres est de réduire drastiquement la spéculation. Selon lui, le problème du renforcement des protections ne se poserait plus dans ce cas.

    Je veux bien, mais je ne sais pas trop dans quelle mesure une telle réforme a des chances d'aboutir sans l'assentiment d'un nombre majoritaire de pays qui paraissent encore très indécis, la meilleure façon de rester sur place.

    Tout ça c'est un problème de tactique, à savoir de mesures faisables, et surtout dans du terme assez court. On a beau voir les paysages stratégiques, il faut bien se demander comment se donner des chances d'aller dans le sens qu'ils indiquent.

  6. J'aime beaucoup Paul Jorion dont je partage une bonne partie des analyses (son interview à France Info est superbe) mais je suis en désaccord avec lui sur pas mal d'autres sujets (comme la monnaie) notamment sur la sortie de crise qui me semble prendre la question par le petit bout de la lorgnette ou par la partie émergée de l'iceberg. Il est bien sûr normal qu'il voit dans la spéculation le problème puisque c'est ce qu'il connaît le mieux. Il faut dire qu'il ne croit pas aux cycles et donc pense qu'il s'agit d'un accident contingent alors que mon analyse s'appuie sur des dynamiques à long terme (générationnelles, techniques, économiques, idéologiques) où l'économie et la finance ne sont pas séparées du reste de la société (par une constitution de l'économie qu'un Hayek n'aurait pas renié). La spéculation s'emballe régulièrement, sa régulation s'impose dans le contexte actuel, mais ce n'est pas autre chose qu'un retour à la situation antérieure. Donc d'accord sur les analyses de la mécanique du krach qui nous attend encore, mais pas sur le léger des solutions et leur technocratisme.

    Il est un fait que les meilleurs analystes économiques (Jorion, Krugman, Stiglitz, Sapir) sont bien décevants sur les solutions. Ils sont assez intelligents pour comprendre que des mécanismes nous mènent à la ruine mais croient beaucoup trop qu'il ne s'agit que d'une question économique ou technique et d'une erreur dans la théorie. Pourtant, Paul Jorion a fait un texte remarquable où il explique que le succès de la (fausse) analyse de Bernanke de la crise de 1929 venait de ce que sa théorie arrangeait l'oligarchie financière. La question de la vérité est une question sociale.

    Je me sens un peu plus proche d'Amartya Sen qui était à France-Inter ce matin et qui insistait sur le caractère pluriel de l'économie et des solutions : pas tout protectionnisme ni tout libéralisme ni tout étatisé ni tout capitalisme. Il me semble par contre trop optimiste sur la durée de la crise. Sa proximité avec l'Inde lui laisse penser qu'elle durerait bien moins que 5 ans alors que le BIT parle de 8 ans et que ça pourrait aller au-delà s'il y a montée aux extrêmes ! Du coup, pour lui aussi, il ne devrait pas y avoir tant de changements que ça...

    Bien sûr j'ai un peu honte de ne pas être d'accord avec toutes ces sommités alors que je n'ai aucun titre à le faire. C'est sûrement moi qui délire.

    Un mot quand même sur Jacques Sapir qui défend avec énergie le protectionnisme avec des arguments forts mais trop idéologiques à mon goût car il faut avoir sur le sujet un discours nuancé et ne pas faire naître de faux espoirs. Il faut remettre du protectionnisme mais de façon ciblée et surtout ce n'est pas ce qui règlera tous nos problèmes. C'est encore une façon de ne rien changer et de vouloir simplement revenir à la situation antérieure.

    Pour ma part, ce n'est pas parce que je dénonce la démagogie protectionniste et le danger de conflits que je ne suis pas pour une dose de protectionnisme afin de réduire la concurrence des systèmes sociaux ; c'est principalement une question de méthode. Ainsi, il me semble que la bonne méthode n'est pas les droits de douane mais la tva (favorisant la relocalisation qui y échapperait). C'est en faisant basculer le financement des protections sociales sur la tva qu'on peut réduire la concurrence des systèmes sociaux (pas des salaires), solution rejetée avec une colère dogmatique par les syndicats attachés à la cotisation sociale qu'ils gèrent. Une taxe écologique peut aussi intervenir ayant une fonction protectionniste mais conditionnelle et progressive.

    L'essentiel, c'est de ne pas faire croire que le protectionnisme soit "LA" solution même s'il fait partie de la panoplie en négociation avec les autres pays (le danger c'est d'exacerber des tensions). Ce n'est pas non plus l'encadrement de la spéculation qui est la solution. On passe plutôt à ce que l'école de la régulation appelle un nouveau régime d'accumulation, une nouvelle configuration à la fois sociale, économique, idéologique, écologique, technologique, etc.

    L'impossibilité à penser cette complexité (ce que je constate partout avec effarement) est ce qui empêche de trancher entre les diverses théories toutes insuffisantes (guerre de religions dont aucune n'est vraie) jusqu'à ce que des événements dramatiques nous y obligent, jusqu'à ce qu'à persévérer dans l'erreur les véritables solutions s'imposent en réaction mais le prix risque d'être démesuré (heureusement tout se passera bien entre gens de bonne compagnie et tout cela pourra être mis sur le compte d'un délire paranoïaque, espérons-le!).

  7. C'est sans doute le problème, diverses chapelles défendent leur solution chapeau, celle qui produit 80% des résultats escomptés selon la formule de Pareto.

    On ne voit pas de programme politique présentant un spectre élargit de solutions recouvrant ces écoles qui se spécialisent pour mieux peut être s'affronter.

    La TVA est en général rejetée par la gauche pour cause d'accroissement des inégalités, sauf que la redistribution peut la compenser. Seule des représentant de droite semblent la trouver intéressante. B Maris, plus de gauche, serait plutôt pour.

    Les responsables d'entreprise seraient assez pour...

    Mais bon nombre d'économistes, Harribey, pensent que la TVA ne contre balance pas les écarts liés aux différences de couts entre pays développés et pays émergents.

    Sinon, c'est sûr que des mesures complexes demandant un panachage savamment dosé est difficile à médiatiser, d'où probablement une tendance réductionniste des communications des différentes écoles.

  8. Le moteur de l'histoire, ce pourquoi je suis pessimiste, c'est la bêtise, ou l'absence de garantie de la vérité qui donne le droit à n'importe qui de dire n'importe quoi. La vérité n'a pas la force de s'imposer avant qu'on se cogne au réel. J'ai beau prendre un peu tout le monde pour des crétins de la droite à la gauche jusqu'aux post-situationnistes, je ne pense pas valoir beaucoup mieux ni que ceux qui tiennent leur rôle puissent avoir une autre partition. Il faut toujours se rappeler que la quasi totalité de la population croit encore à des religions de plus de 1000 ans en leur déniant leur signification symbolique pour croire à des conneries monumentales véritablement insensées. Aucune raison de croire que l'intelligence nous sauvera si on n'y est pas contraint par les événements car il est impossible d'être sûr de faire le bon diagnostic.

    Chacune des chapelles voudrait bien être le tout et réunir toutes les autres chapelles mais ce n'est pas une question de pourcentage, c'est une question de justesse de l'analyse, chaque point de vue partiel étant faux ne s'ajoute pas aux autres, comme une religion ne complète pas une autre religion, c'est juste une autre connerie !

    Harribey c'est un des pires, complètement bouché à répéter ses mantras dogmatiques d'un marxisme mal compris (ce qui ne l'empêche pas d'être quelqu'un de charmant!). La clé est bien cognitive, c'est l'esprit qui progresse dans sa conscience de soi, l'enjeu c'est bien de comprendre ce qui se passe mais on ne le comprend qu'après coup, dans la confrontation au réel. C'est cela qui fait de Hegel un matérialiste plus qu'un idéaliste, notre rationalité limitée ne pouvant s'élever au-dessus de son temps.

    C'est un peu désespérant, sauf qu'on a quelques raisons de croire que rien ne se perd d'une vérité qui triomphe toujours à la fin de toutes nos errances. Seulement, nul ne sait si la vérité qui va triompher me donnera plutôt raison ou bien si elle confirmera que nos dirigeants savent ce qu'ils font, qu'ils ont raison de ne pas en faire trop et qu'ils sont assez compétents pour nous éviter le pire...

  9. Oui, les religions et leurs œcuménismes
    peuvent être des tentatives malencontreuses d'additions des bêtises.

    Il ne faut pas se faire de films, si les dirigeants actuels évitent l'écueil, ce n'est pas par omniscience. C'est qu'ils sont projetés dans des contraintes antagonistes d'où ils se cherchent des issues. Pas vraiment de religion là de dans.
    Leurs compétences, si elles se vérifient, c'est d'être aux intersections.

    Alors bien sûr, on ne comprend qu'après coup, souvent les benêts en sont parfois capables parce qu'ils ont du retard à l'allumage.

    Pour revenir à Marx et à l'idée de savoir si on agit où suit le mouvement, je suppose que c'est une question récurrente, des Védas à Spinoza, en passant par Schopenhauer et Nietzsche.

    Heisenberg, mentionnait aussi une telle question quand à l'influence de l'observateur. Actif ou neutre influant ?

  10. Lacan a souligné comme la débilité mentale n'était pas un déficit subi passivement mais procédait d'un refoulement actif, d'une insistance aveugle, d'un dogmatisme enfin qui peut épargner les "benêts" et bien d 'autres s'ils ne sont pas trop croyants. Comme dit Hegel "Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre (...) il se cache ce qu'il cherche pourtant et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie".

    On le voit avec l'Hadopi refusant de prendre en compte une nouvelle réalité certes dérangeante. Les socialistes qui comparent la gratuité numérique au libéralisme ont vraiment de la bouillie dans la cervelle pouvant justifier les mesures les plus liberticides.

    Le problème, c'est que la vérité n'est jamais ce qu'on voudrait et il y a une pensée positive de gauche qui se monte la tête en s'imaginant que tout le monde est également compétent et qu'une bonne démocratie a toujours raison, il y aurait juste quelques nuisibles à supprimer, quelques complots à démasquer. Enlevez le pouvoir des prêtres et des puissants et vous aurez la fin de toute aliénation et l'accès aux richesses du monde comme à la présence pleine ! Jean-Luc Nancy est à pleurer dans sa récente interview à Libé.

    C'est bien plus grave et le naufrage de la gauche l'illustre : le monde a changé et on est incapable de le penser, d'abandonner des vieux mots d'ordre vidés de sens. Cela tout simplement parce que la redistribution des cartes ne peut se passer sans une crise qui nous force la main. On est vraiment dans l'impensable.

    L'idée que l'intelligence gouverne le monde est une idée étrange que rien ne vient corroborer dans l'histoire. Peut-être à la fin de l'histoire par l'unification du monde dont on n'est plus si loin mais on voit bien que les politiques ne font que réagir à court terme et en font toujours le moins possible.

    Tout cela vient du fait qu'on ne peut penser le monde qu'à se croire assez intelligent pour cela et qu'il est naturel de prêter cette intelligence à tous mais on se surestime beaucoup. De même qu'on peut dire qu'il n'y a pas de liberté sans pouvoir qui la contraint, de même, il n'y a pas d'intelligence sans bêtise, pas de savoir sans préjugés.

    C'est à partir de ces limitations qu'il faut agir comme on construit une armée sur la couardise plus que sur la bravoure. La pensée positive fière d'elle-même ne résiste pas au premier assaut ! On ne peut agir sans tenir compte du contexte qui ne peut se plier à nos caprices. On ne peut agir qu'en utilisant le courant pour naviguer jusqu'au port mais, comme je le montre dans "un se divise en deux", on agit toujours aussi contre le courant comme la vie lutte contre l'entropie.

    Tout ce qui se fait sans nous se fait contre nous mais notre intervention se limite à détourner le mouvement réel à notre profit, à s'appuyer sur les forces matérielles pour éviter le pire, pas à remplacer l'analyse par l'arbitraire ou le sentiment et se réchauffer en scandant "fraternité, fraternité". C'est pourtant ce qu'on va subir à n'en pas douter tant les esprits devraient changer, tant les réformes à faire restent impensables, tant il n'y a personne pour les porter...

  11. Ce qui me dérange le plus avec vos analyses, c’est l’insistance sur la bêtise. Je crois que, bien sûr, il n’y a pas de critères fiables pour vérifier, avant que les faits le confirme, si ce qui est dit, et prétendu, est, ou non, la vérité. Mais ce n’est pas une raison pour désespérer. Je trouve que, effectivement, comme disait Bourdieu, les intectuels médiatisés (BHL) sont incontestablement contestables. Comme vous le dites si bien: “l'absence de garantie de la vérité qui donne le droit à n'importe qui de dire n'importe quoi.”

    Mais j’ai d’autres inquiétudes. Disons les choses en simplifiant énormément. Nous travaillons pour nous assurer, en régime de consommation et de confort capitaliste, une retraite, ou une fin de vie confortable, sans trop de soucis matériels. Mais certains confondent la fin de leur vie avec une retraite anticipée, de confort et de richesse, avant la retraite. Soit, jouir énormément de la vie pendant qu’ils sont actifs et en forment. Ce qui les pousse à désirer être fortunés le plus rapidement possible. Pour ce faire, soit qu’ils inventent et brevettent une nouvelle invention, soit qu’ils deviennent une vedette médiatique ou soit qu’ils entrent dans le réseau des parasites de la finance ou du capitalisme qui volent et profite la plus-value extorquée aux travailleurs. Ce qui nous amène à l’appât du gain, et à son corollaire, la prédation.

    Les prédateurs ont un rôle, une utilité et une fonction dans le règne animal. Mais ce n’est certainement pas le cas au niveau socio-économique. Pour Veblen, «les institutions de l'économie sont traversées par deux instincts de base, l'instinct artisan et l'instinct prédateur.» Le premier est bénéfique puisqu’il crée de la richesse et des biens de consommation. Le second est néfaste parce qu’il jouit des richesses des autres sans véritablement travailler et construire.

    «La prédation est une relation où l’une des deux parties est en mesure d’imposer à l’autre une transaction sans contrepartie.» Et que fait le prédateur au juste? Il s’accapare un patrimoine non, ou mal, surveillé. Il réussit, en trompant et en contournant les règles légales, à s’approprier les biens, la fortune d’autrui. On peut considérer que la prédation est une très vieille activité. Chez les anciennes peuplades, le chef, le roi, les guerriers et les sorciers sont le prototype même du prédateur. Ils vivent en soutirant le fruit du travail des autres classes de la société. On doit dire aussi qu’avec les nouveaux systèmes informatisés et la globalisation, la prédation s’est considérablement développée. Ce qu’on appelle l’économie casino, où il est possible de s’enrichir considérablement en une seule journée, permet aussi que des parasites viennent occuper des postes clé, comme celui de président d’une firme multinationale. Ceux-ci imposent des économies en délocalisant et, par le fait même, s’allouent des primes au rendement, des stocks options qui se chiffrent en plusieurs millions de dollars. Ce qui s’apparente à du vol.

    «La prédation, où l’une des deux parties peut imposer une transaction à l’autre, était la relation économique typique de la féodalité qui la compensait par la charité. L’échange équilibré, où les deux parties ont le même pouvoir d’accepter ou refuser une transaction, s’est imposé à partir du xviiie siècle avec l’indus-trialisation. La prédation n’a pas disparu alors – l’économie in-dustrielle a engendré l’impérialisme et la guerre – mais l’échange équilibré fondait cette économie sur un principe pacifique.

    La prédation revient en force dans l’économie contemporaine, fondée sur le système technique informatisé qui s’est déployé à partir de 1975 et où le risque et la violence, également extrêmes, vont de pair. Cette économie s’est divisée en deux mondes fonc-tionnant l’un sous le régime de l’échange équilibré, l’autre sous celui de la prédation.

    La charnière entre ces deux mondes, c’est le blanchiment. Il permet aux prédateurs d’introduire le fruit de la prédation dans le monde de l’échange équilibré pour s’y procurer richesse, influence et honorabilité. Il permet aussi aux financiers, journa-listes, politiques et magistrats que les prédateurs ont achetés de jouir du fruit de la corruption».

    Ceci dit, je n’ai aucune prétention à vous contredire. Seulement, je n’aime pas entendre parler de bêtise, venant d’une personne, comme vous, qui donne autant de son temps à écrire et à sensibilisr ses concitoyens. Je crois que, sur certaines questions, je ne suis pas stupide et incompétent. C’est sûrement votre cas, parce que, nous, lecteurs, constatons toute l’étendue de vos compétences.

    Ce que vous dites dans votre commentaire est absolument lumineux : « Lacan a souligné comme la débilité mentale n'était pas un déficit subi passivement mais procédait d'un refoulement actif, d'une insistance aveugle, d'un dogmatisme enfin qui peut épargner les "benêts" et bien d 'autres s'ils ne sont pas trop croyants. Comme dit Hegel "Ainsi l'esprit s'oppose à lui-même en soi ; il est pour lui-même le véritable obstacle hostile qu'il doit vaincre (...) il se cache ce qu'il cherche pourtant et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie".»

    Donc, la bêtise n’est pas votre principal défaut.

  12. J'aimerais bien pouvoir dire comme Paul Valéry dans Monsieur teste que "la bêtise n'est pas mon fort" mais si je ne m'exclue pas de la bêtise ce n'est pas par coquetterie mais pour m'y confronter quotidiennement, notamment à me corriger sans cesse. Je comprends qu'on préfère s'extasier de notre intelligence, voire de l'étendue de mes recherches mais la transversalité, c'est-à-dire le fait de s'ouvrir en "honnête homme" à l'ensemble des domaines du savoir ne peut que nous persuader de notre ignorance qui grandit à mesure qu'on avance en savoir. Il y a toutes sortes de bêtise que j'ai rencontré d'abord dans la religion de ma jeunesse, puis chez les gauchistes dogmatiques, enfin dans la dénégation et le refoulement des psychanalystes, etc. L'expérience de la programmation est aussi déterminante pour rencontrer ses propres limites mais la bêtise est vraiment partout, dans les sciences comme chez les artistes. Pour ma part je souffre d'entendre partout bêtises sur bêtises, c'est un fait (et d'ailleurs il suffit d'une crise pour qu'on admette les bêtises précédentes). Il faut vraiment faire avec, c'est-à-dire avec l'assurance que n'importe quelle vérité sera dégradée en infâme stupidité (ce que l'ésotérisme sait depuis toujours), ce qui n'empêche pas un progrès malgré tout au pas lent de l'histoire, mais les choses sont un peu trop compliquées. Le retard actuel des idéologies par rapport aux transformations dans la production illustre notre hébétude tout comme le manque d'alternative écologiste sérieuse. Pas de quoi se la jouer vraiment, juste essayer d'en dire le moins possible mais bien sûr c'est la dialectique qui manque à chaque fois et s'en tenir à la bêtise est une bêtise car il n'y a bêtise que pour une intelligence, de même qu'on ne peut asservir qu'un être libre. Il est certain que j'essaie de sortir de la bêtise mais je sais que je n'y arrive jamais assez, il faudrait y consacrer plus de temps, et qu'on peut traiter tout cela de bêtise ce dont certains ne se privent pas d'ailleurs quand la plupart n'y vont même pas voir. On est du même côté, celui des pauvres cons...

    Pour le prédateur aussi, c'est un peu plus compliqué (il faut se méfier des explications trop simples). Le rôle des prédateurs c'est de protéger des autres prédateurs selon une logique de puissance à court terme mais de reproduction à plus long terme. Le prédateur empêche la dévastation par d'autres prédateurs en défendant son territoire dont sa survie dépend. En effet, comme un virus trop virulent ne peut se reproduire, un prédateur ne peut survivre s'il épuise son territoire ou laisse le terrain libre aux autres prédateurs. Bien sûr reconnaître la fonction de la prédation, ce n'est pas la justifier mais reconnaître quel est son rôle positif (écologique) afin de pouvoir s'en passer, peut-être ?

  13. Merci d’avoir répondu à mon commentaire. Vos nuances sont tout à fait justifiées. Mais j’ai pris la mauvaise habitude de vouloir faire le plus simplement possible. C’est-à-dire, de rechercher les principes de base. Soit, aller droit au but, même si on risque de perdre la divertisité et la singularité des cas d’exception, qui nous font dire que cela est plus complexe qu’il n’y paraît. Je ne crois pas qu’à force de savoir et d’apprendre on en vient à prendre conscience que l’on est fondamentalement ignorant. Ou que l’on sait si peu. Il me semble qu’il y a tellement de choses qui ne méritent absolument pas d’être su. Concentrons-nous sur ce qui est fondamental. Que l’univers soit ainsi que les dernières théories nous le proposent n’a pas de grande utilité pour nous, concrètement. Mais que nous comprenions les modifications à apporter à un cerveau malade de dépression, cela me semble plus pertinent et générateur de bien-être quantifiable et mesurable. On peut permettre ainsi à un individu de redevenir fonctionnel et créateur, grâce à certaines molécules. Mais l’univers ou les lémuriens, je ne vois pas vraiment la pertinence de cette forme de connaissance. Si ce n’est que la théorie de l’évolution est vérifiée. Je ne conteste pas toute l’étendue de votre curiosité et tous les bénéfices que vous apportez. Je dis simplement que j’ai travaillé pour comprendre des choses essentielles, d’un point de vu humain, et que je n’apprécie pas cette façon de dire brutalement que l’on est ignorant. Comme je dois le répéter encore, ce qu’il faut savoir ou connaître, ce sont les principes. J’ai suivi un cours en électromécanique de systèmes automatisés. On y apprenait 15 métiers, selon les lois et les principes. Je n’ai pas terminé le cours, mais cela m’as permis d’utiliser ces connaissances dans d’autres domaines et de pouvoir être autonome. De réparer une multitude d’appareils sans avoir suivi l’apprentissage. Il y a des connaissances utiles, d’autre qui ne le sont pas. Je me souviens d’avoir lu un livre de Lacan, c’était, sommes toute, mal écrit et un peu vague. S’il aurait vraiment maîtrisé ce dont il parlait, cela aurait été compréhensible. Disons que 10 % de ce qu’il dit est valable et intéressant, mais cela fait beaucoup d’encre gaspillée. Je dois admettre que j’ai un biais. J’ai un peu étudié la philosophie analytique. On commençait par analyser les phrases, une simple phrase. C’était catastrophique. La majorité des œuvres était boiteuse, voire sans sens réel. Prenons, Etre et temps. Une phrase ou deux sur une dizaine est signifiante et brillante, voire géniale, dans certains cas. Le reste est trop vague et imprécis. Pour ne pas dire complètement futile.

    Je n’ai pas beaucoup de chose à vous reprocher. Vos analyses économiques sont d’une très grande valeur. Vous connaissez bien l’économie pour un autodidacte. Ne prenez pas cette critique trop personnelle. Ce ne sont que quelques détails qui me posent problème et me forcent à réagir.

  14. Excusez-moi, mais je crois que c'est une bêtise de croire qu'on n'est pas ignorant et la manifestation de l'ignorance de croire pouvoir s'appuyer sur quelques principes sûrs. De loin les choses paraissent simples mais quand on va voir de plus près on voit que c'est beaucoup plus compliqué et qu'on en ignore plus qu'on ne pouvait imaginer. La physique sert surtout à cela, à contredire ce qu'on croyait évident même s'il ne faut pas en tirer la conclusion absurde que rien n'est vrai et que n'importe qui aurait raison. L'efficacité technique est là pour prouver qu'on en sait un bout. La philosophie réfute aussi bien le dogmatisme que le scepticisme mais Lacan est indispensable et Hegel aussi même si ses phrases sont imbitables ! Une économie qui ne tiendrait pas compte de l'histoire et du facteur humain dans toute sa complexité ne peut mener qu'à des catastrophes (bulles spéculatives et krachs retentissants). Connaître ses limites est vital (mais il faut reconnaître que c'est encore plus vexant que de descendre du singe ou de reconnaître la part des hormones dans l'amour...). Ce n'est pas une question spéculative car cela a des conséquences politiques importantes, notamment ne pas supposer par égalitarisme démocratique que tout le monde en sait assez pour décider en toute connaissance de cause, ni supposer que des experts auraient des réponses techniques indiscutables mais qu'on est tous très ignorants et qu'il faut étudier les choses de plus près sans être trop sûr de soi et en corrigeant ses erreurs après-coup.

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